ALBERT EST-IL FOU?

 

 

            Je fus tenté de le croire, mais j'incline maintenant à penser qu'il est au contraire tout à fait normal, parce que ça vaut mieux pour moi. Je m'explique. Quand je suis monté dans le bus rue Miollis, à huit heures moins le quart hier matin, mardi, Albert somnolait sur un siège vers le fond du véhicule. Je m'assis à côté de lui et lui secouai un peu l'épaule pour le réveiller.

            "Qu'est-ce que je fais là? Le bus est reparti?!" me fit-il en roulant des yeux fous derrière ses grosses lunettes.

 

            Avec cet air perdu et ahuri, Albert avait plus que jamais une allure d'éternel adolescent avec ses cheveux ébouriffés, d'éternel enfant même avec ces quelques taches de rousseur qui ne le quittaient pas et ne le quitteraient probablement jamais. J'ai toujours pensé qu'en vieillissant, Albert ressemblerait de plus en plus à Woody Allen. Je ne crois pas cependant qu'il songe à faire un film, quoique maintenant, il y aurait matière. J'y reviendrai. À vingt-six ans, Albert promène ses cheveux, ses lunettes et ses taches de rousseur à la faculté d'histoire. C'est là que je l'ai connu, il y a un peu plus d'un an. Avant, il avait successivement essayé les sciences, les langues orientales et le droit. Une fois ces disciplines écartées pour leur "excessive futilité", Albert s'était tourné vers l'histoire parce qu’ "avant de pérorer sur ce qu’on pourrait bien faire, il convient de bien se renseigner sur les tentatives précédentes". Car Albert avait parfois de ces traits d’éloquence bien à lui, et j'en veux pour preuve, outre cette dernière phrase, quelques chorus de guitare avec son groupe "Kind of Jazz", un tant soit peu renommé dans les bars du centre, par ailleurs.

            Un poète, quoi, un artiste. C'est pour ça que je l'aime bien, Albert : une touche de fantaisie dans ma vie, un être différent, donc intéressant, et puis, je dois bien l'avouer, la sourde et confortable confirmation, à mon sens, que moi, au fond, je suis dans le droit chemin : je sortirai de la faculté agrégé d'histoire, sans encombres ni retard, alors que lui, il s'en tirera toujours, bien sûr, mais pas bien sérieusement, tout de même. Albert aussi m'aime bien, je crois, d'une manière inverse ou réciproque à la mienne, comme dans un miroir : un détail sérieux dans sa vie, qui l'intrigue vaguement et qu'il juge sûrement un peu touchant de rigueur, d'aridité. Les poètes ou les artistes sont comme ça, en général. Toujours est-il qu'on se respecte et qu'on s'estime, tous deux en équilibre sur cette espèce de complémentarité fortuite. En bref, on est amis. On pourra trouver ça curieux, mais après tout, l'amitié est un curieux phénomène fait d'équilibre, de complémentarité, et de hasard. 

 

            Bien sûr, la brusque réaction d'Albert à son réveil ne m'a pas surpris outre mesure. Il a pris le bus il y a cinq minutes et il a déjà eu le temps de s'endormir et de se mettre à rêver qu'il faisait un duo avec Mac Laughlin sur un tapis volant, pensai-je. Mais Albert n'en resta pas là.

            "Excuse-moi."

            À peine le temps pour moi de le laisser passer, et Albert se précipitait à l'avant du bus où il se plantait devant les deux premiers passagers auxquels il lança un regard inquisiteur, puis incrédule. Il revint s'asseoir éberlué. Je soupirai.

            "Albert...

- Mais écoute, m'interrompit-il, j'étais là-bas, et les deux types... Le bus était arrêté, le chauffeur était sur le trottoir! Tu n'as pas vu le chauffeur, sur le trottoir?"

            Il me désignait du doigt l'arrêt de la rue Miollis, encore visible au bout de l'avenue. Il n'y avait pas une minute qu'on était partis. Tout le monde nous regardait. Le bus s'arrêta au coin du boulevard Neveu, devant l'Etiquette. Albert me poussa du bras pour me faire lever.

            "On va prendre un café."

            Plutôt catégorique.

            Exit le cours de société médiévale. Je suivis Albert, un peu irrité - je ne suis pas du genre à manquer les cours à cause de ses excentricités - mais après tout, cette fois-ci, il m'avait mis la puce à l'oreille. Les habitués étaient à l'Etiquette, comme de juste. Derrière le comptoir, André nous salua de son célèbre et jovial :

            "On s'est fait porter pâles, les gars?

 - Deux cafés."

            Plutôt sec, Albert.

            Laurent était assis près de l'entrée, plongé dans un San Antonio.

            "Tu ne vas pas en société médiévale?", m'enquis-je. Question stupide, par ailleurs: si Laurent était toujours là alors que l'autobus était passé, à sept heures cinquante, c'est forcément qu'il n'allait pas au cours de société médiévale. Mais il faut bien dire quelque chose, dans ces cas-là, c'est la société contemporaine qui veut ça.

            "Non. Je m'en tape, de la société médiévale. L'histoire, ça me concerne à partir de la colonisation, pas avant."

            Albert ne se lança pas, comme il aurait dû, dans un de ses dithyrambes confus d'où il serait ressorti qu'au contraire, ignare, c'est notamment dans les traits sociologiques du bas Moyen-Age que prennent leur source bien des tendances de masse actuelles, comme le triste exemple des soi-disant passionnés d'histoire contemporaine qui n'ont pas dépassé le stade  des San Antonio alors qu'ils devraient dévorer l'œuvre de Hannah Arendt et de Karl Marx lors de longues nuits d'insomnie enfiévrée. Non, Albert ne releva même pas la remarque et alla s'asseoir vers le fond de la salle.

            Catégorique, sec et taciturne, Albert? J'allais le rejoindre, décidément intrigué, non sans recommander mentalement à Laurent d'exposer son intéressant et hardi point de vue lors de l'examen de société médiévale, rien que pour voir.

 

            André nous laissa avec les cafés. Albert coinça une cigarette entre ses lèvres, mais au lieu de l'allumer, il garda un instant les yeux baissés sur sa tasse. Je ne fume pas, et chaque fois qu'Albert prend une cigarette en ma présence, je lui reproche de persévérer dans son vice et lui rappelle la gêne qu'il occasionne aux gens comme moi, moins par prosélitisme de non-fumeur que par taquinerie et habitude, bien sûr. Mais cette fois, disons que je n'ai pas eu le cœur...

            Albert releva les yeux vers moi.

            "Hier soir... Ce matin, je me suis couché tard, vers trois heures. On répétait l'arrangement funky d'"Ornithology", tu sais, alors... Mais ce n'est pas important."

            Ce n'est pas important, l'arrangement funky d'"Ornithology", avec "Kind of Jazz", dont tu me parles depuis un mois? C'est toi, Albert?!

            "Bref, je me suis couché tard. J'étais fatigué, mais on avait joué presque sans s'arrêter depuis huit heures, j'avais dû fumer plus d'un paquet, alors je n'arrivais pas à m'endormir. Tu sais, le coup des bruits dans la tête..."

            Il but une gorgée de café et alluma sa cigarette - "enfin", me surpris-je à penser, comme soulagé. Par contre, "le coup des bruits dans la tête" n'éveillait rien de bien précis chez moi.

            "Les...les bruits dans la tête, hmm? avançai-je du ton le plus courtoisement et sincèrement intéressé possible.

- Ça ne t'arrive jamais, à toi? Probablement pas... Parfois, quand je me couche, je n'arrive pas à dormir parce que ça remue dans ma tête, comme quelqu'un qui grommelle, au début, puis qui commence à bouger, à s'énerver, exaspéré d'être là-dedans mais ne voulant pas sortir. Une créature, ou un million d'êtres, ou moi, qui hurle sans bruit, qui rue en tous sens sans bouger d'un pouce. Un vacarme blanc, un maëlstrom figé dans la pierre, un motard roulant de plus en plus vite sur un anneau de vitesse, excité par les cris d'une foule invisible, effrayé et furieux dans sa prison. Je l'appelle le motard, de fait, cette créature - ou ce million d'êtres, ou moi. Je le connais, il pourrait faire peur, mais il n'est pas méchant, il est bizarre. Quand il s'agite, je le laisse s'approcher d'un paroxysme qu'il n'atteindra jamais, j'espère, et j'allume la lumière une minute ou deux. Alors il arrête sa moto, il s'en va, et la foule va se coucher, et je dors. Hier soir, donc, le motard ne me laissait pas dormir. J'ai allumé deux minutes, mais après avoir éteint, la moto et la foule grondaient encore un peu, et bientôt, tous étaient repartis de plus belle. J'ai rallumé. J'ai éteint. Rien à faire, toujours une rumeur qui enflait, qui enflait. Enervé, je suis allé me verser un verre de lait. Quand j'ai refermé le frigo et que je me suis retourné, ils étaient assis à mon bureau."

            Albert vida son café. Je m'aperçus que je n'avais pas touché au mien et l'avalai d'un trait. Il était tiède. Alors qu'il avait commencé à parler d'un ton assez agité, en tirant fréquemment sur sa cigarette et en buvant son café par petites gorgées saccadées, Albert avait maintenant l'air parfaitement calme, plus calme que je ne l'avais jamais vu, je crois. Il prononça la dernière phrase en regardant loin derrière moi, plus loin qu'André et Laurent, plus loin que les arbres de l'avenue. Je ne me suis pas retourné, mais je crois qu'il regardait son ami le motard caracoler sur les toits des immeubles de l'autre côté du fleuve.

            Enfin, j'ai cru, c'est à dire, j'ai eu cette impression, j'ai pensé à ça. Mettons-nous d'accord : il n'y avait bien sûr aucun motard sur les toits des immeubles, et je n'avais pas besoin de me retourner pour le vérifier, mais je me souviens très bien de tout ce que m'a dit Albert ce jour-là, de tout ce qui s'est passé, et je confesse qu'à cet instant, à l'Etiquette, j'eus l'éphémère conviction qu'un motard bondissait de toits en toits dans mon dos, de l'autre côté du fleuve. Je crois aussi que je ressentais quelque chose qui ressemblait à de la curiosité mêlée d'appréhension. Je rompis le charme qui n'avait pas duré plus de trois secondes :

            "Qui était assis à ton bureau?"

            Albert n'eut pas l'air de prêter attention à ma question. Il continua, tout simplement.

            "Il y avait deux joueurs d'échecs assis à mon bureau. Deux joueurs d'échecs aux visages dépourvus de traits, qui manipulaient sur leur échiquier des planchettes grises, trente-deux petites planchettes grises identiques. Mais pour eux c'étaient des pions, des tours, des fous... Ils ne m'ont même pas regardé, je veux dire qu'ils n'ont pas tourné la tête vers moi, pas un mouvement. Ils ont continué à bouger les planchettes, en réfléchissant beaucoup entre les coups."

            L'irruption de ces deux ectoplasmes jumeaux et lisses dans le récit d'Albert m'avait pétrifié. Je frissonnais et j'avais le fou-rire, je transpirais et j'étais glacé d'effroi. Albert était toujours très calme, et souriait un peu, je crois. Les derniers trois-quarts de sa cigarette s'étaient consumés dans le cendrier.

            "Je ne sais pas combien de temps je suis resté debout près du frigo. J'ai pensé à "Satin Doll" et à "Mr. P. C.". J'ai eu peur ou je me suis assis près d'eux, j'ai bu mon verre ou je l'ai cassé, j'ai entendu l'infante pleurer dans la nuit, vers les quais."

 

            Albert semblait si loin, si bien, qu'il me parut déplacé de lui demander la moindre précision sur l'"infante". Il revint à lui, et à moi.

            "Je crois qu'en fait ils m'ont fait très peur, tu sais... Mais en te racontant tout ça, je me suis rendu compte peu à peu qu'il n'y avait pas de quoi s'effrayer. Je crois que j'ai compris. Toujours est-il que le jour m'a surpris là, près de mon frigo. Le plus probable est que j'ai passé toute la nuit planté là, fasciné ou paralysé. Je m'étais couché tout habillé, alors quand le jour s'est levé, j'ai mis mes chaussures et je suis parti marcher sans but dans la rue. Comme on n'échappe pas à ses habitudes, je me suis retrouvé après un bon moment en bas de chez moi, à l'arrêt d'autobus. J'ai pris le premier qui est passé en pensant combien c'était fantastique, un autobus : on se laisse emmener, et quand on passe dans un endroit agréable, on descend, aussi simple que ça. Je n'ai même pas pensé que cet autobus-là allait à la fac, que je connaissais la route par cœur dans les deux sens et qu'elle n'avait rien de touristique ou de simplement attrayant.

            Je ne me souviens pas du moment où l'autobus s'est arrêté rue Miollis. Je rêvassais, je devais penser aux joueurs d'échecs que j'avais laissés chez moi ou au motard, à la créature. Je ne sais pas combien de temps je suis resté dans ma rêverie, mais quand j'en suis sorti, nous étions toujours arrêtés rue Miollis, et j'ai compris d'emblée qu'il y avait longtemps qu'on était là, en tout cas plus longtemps que ne s'arrête en principe un autobus à un arrêt ordinaire. Les passagers se regardaient en chiens de faïence, personne ne faisait mine de descendre ou même de bouger. Te rends-tu compte combien c'est absurde, un autobus arrêté aussi longtemps au beau milieu de la ligne, plein de passagers qui ne font rien?"

            Albert était outré.

            Au bout de quelques secondes ou de trois heures, qui sait, je réalisai qu'Albert était outré et qu'il ne parlait plus. Pendant ce temps, j'ai sûrement essayé de me rendre compte ou de me persuader qu'il était absurde, en effet, qu'un autobus s'arrête rue Miollis plus de temps quíl n'en faut pour que descende un passager et en montent deux, comme c'est le cas en moyenne vers huit heures du matin. Je pensais aussi probablement aux deux joueurs d'échecs implacables et glacés et aux autres créatures surgies de l'insomnie ou de la déraison d'Albert. Puis je crois que j'ai essayé de joindre ces éléments pour trouver un chemin, une logique dans la foule de spectres hétéroclites qu'Albert agitait devant moi, au fond de l'Etiquette où Laurent lisait un San Antonio en ruminant son mépris de l'histoire antérieure à la colonisation pendant qu'André blaguait avec les habitués au comptoir, et toute ma pensée a fini par se dissoudre dans un néant vertigineux dont la raison m'a tiré en me rappelant à l'interpellation d'Albert. Oui, oui... Absurde, cet autobus arrêté rue Miollis.

            "C'est vrai, c'est... C'est absurde" bafouillai-je sans conviction et en même temps tout à fait d'accord avec Albert qui, m'imaginais-je, attendait de ma part une approbation ou un encouragement de ce genre pour continuer.

            Mais Albert n'attendait rien. Je crois qu'il s'était interrompu pour regarder le motard qui s'était remis à sauter d'immeuble en immeuble derrière moi. Ma pâle intervention coïncida tout simplement avec ses dernières figures, là-bas. Alors Albert continua, de plus en plus agité, passionné :

            "C'est vrai, un autobus, c'est fait pour...pour se mouvoir, non? C'est un transport en commun, hein? Alors ça doit se déplacer, se déplacer en trans-por-tant des gens! scanda-t-il. Si un autobus s'arrête je ne sais pas combien de temps rue Miollis ou ailleurs, si les passagers se demandent tous ce qui se passe mais sans rien dire, sans rien faire, ça ne va pas, ce n'est pas normal!"

            S'il n'y a que ça qui n'est pas normal, on est sauvés, pensai-je dans un éclair - le dernier - de lucidité ironique. Je trouvais ce nouvel Albert, le troisième au moins depuis le matin, à la fois cocasse et inquiétant. J'avais envie de le calmer, pour me rassurer et pour que son monologue redevienne plus sérieux. À ce moment-là, par exemple, j'aurais jugé plus sérieux qu'il se remette à parler de joueurs d'échecs sans visages ou de ce "vacarme blanc" qui l'empêchait parfois de dormir. J'étais très troublé.

            "Moi, ça me donnait envie de rire, tout ça, tu vois, poursuivit Albert toujours plus  animé, et puis en même temps, ça me désespérait, alors je me suis levé, voilà!"

            Il s'était levé.

            Albert était debout au fond de l'Etiquette et dans un bus arrêté rue Miollis, à deux cents mètres et des années-lumière de là. C'était à mourir de rire et déconcertant jusqu'à l'étrange, jusqu'au malaise. André et les habitués nous regardaient, même Laurent avait levé les yeux de son San Antonio pour voir ça. Péremptoire, Albert étendit le bras en direction du comptoir pour interrompre André qui ouvrait la bouche pour lui demander s'il voulait un autre café, ou s'il allait en cours, ou s'il avait vu le gus qui faisait de la moto sur le toit de l'immeuble, là-bas. Cette loufoque singularité se disloqua dans l'instant : Albert regarda au-dehors, une lueur passa derrière ses lunettes, et il s'assit. André et les habitués revinrent à leurs brèves de comptoir, et Frédéric Dard reprit Laurent dans les filets de sa narration.

 

            Albert avait extrait une nouvelle panoplie de l'inépuisable garde-robe de personnages dont il semblait muni ce jour-là : le désabusé.

            "Je me suis levé et je suis allé voir à l'avant du bus, histoire de parler avec le chauffeur, je ne sais pas, moi... Il était sur le trottoir, le chauffeur."

            Amer : "Il était debout sur le trottoir, à côté de son bus qui ronronnait au point mort en brûlant de l'essence pour rester sur place." Hautain : "Tu crois qu'il s'est rendu compte que j'étais là, qu'il y avait au moins une personne, dans sa ferraille inerte, qui se remuait un peu? Tu crois qu'il m'a regardé? Pour quoi faire? L'avenue Tranchet, à huit heures du matin, c'est bien plus intéressant, je suppose..." Auto-condescendant : "Alors j'ai décidé de retourner m'asseoir. C'est vrai, quelle idée d'être debout dans un autobus immobile plein de passagers assis. Tu crois que j'ai pensé un instant à descendre et à me remettre à marcher, que ça m'a seulement effleuré?"

            Et soudain malicieux, en me regardant avec les yeux pétillants d'Albert, huit ans, qui raconte à ses camarades dans la cour de récréation comment il a escroqué sa mère sur l'argent des commissions pour s'acheter des sucreries, enfin Albert :

            "Mais je sais pourquoi je n'ai pas pensé à descendre : parce que quand j'ai fait demi-tour pour revenir à ma place, j'ai vu qu'ils étaient là, devant.

- Qui?

- Mais les joueurs d'échecs, quelle question!"

            Vertige. Et Albert de conclure, le plus sérieusement du monde, sérieux comme on l'est à huit ans pour expliquer à ses copains que non, il est pas mort, le gentil, tu vas voir ce que tu vas voir au prochain épisode ; sérieux comme Albert :

            "Et alors, tout est clair : un des deux joueurs a pris le volant et j'ai pu me retrouver assis à côté de toi, comme tous les mardis matin, puisque le bus était reparti. Excuse-moi, hein, pour la scène de tout à l'heure, mais je n'avais pas bien compris. Maintenant ça va."

 

            Ça va.

            Mille pensées transpercèrent mon cerveau comme une flamme. Il faut que je l'aide, je ne veux plus le revoir. Il a rêvé, c'est tout. Pourquoi suis-je resté là, à l'écouter, au lieu d'aller en société médiévale? André! Ça va. Je veux m'enfuir, je ne peux pas le laisser comme ça. Laurent! Qu'est-ce que je peux lui dire? Ce n'est pas normal de rêver tout ça en cinq minutes. Albert est mon ami, j'ai peur d'Albert.

            Albert est fou.

            J'étais dans la rue devant l'Etiquette.

            Albert est fou.

            J'étais chez moi.

            Quelqu'un, quelque chose m'a dit : "Devine qui joue aux échecs à ton bureau? Regarde!"

            NON! Quelque chose, quelqu'un hurle en moi, une créature, une foule...un motard?

 

            Je me suis réveillé au petit matin, à mon bureau, gelé et courbatu. Les joueurs d'échecs n'étaient plus là, bien sûr. Je ne suis pas allé en cours aujourd'hui. Peu importe : nous n'avions qu'un cours d'égyptologie de deux heures cet après-midi. Je suis resté chez moi et j'ai écrit ce compte-rendu. C’est ce qu’il y a de mieux à faire, pour quelqu’un comme moi, dans ce genre de situation. Maintenant ça va, c’est vrai que ça va bien. Albert n'est pas fou, et moi non plus. L'Etiquette, son récit, c'est bizarre mais ce sont des choses qui arrivent à tout le monde, parce que nous laissons tous, de temps en temps, la raison s'effacer devant notre propre univers de l'ombre, devant un oiseau, devant une infante ou une licorne sous la lune. Et les gens, si jamais ils parlent de ces choses-là, les déguisent, finissent eux-mêmes par croire que ce sont de simples rêves, mais en principe personne n'en dit jamais rien, parce qu'il ne faut rien en dire, qu'il n'y a rien à en dire, parce que ce serait intenable si tout le monde se mettait à raconter ça. Il n’y a qu’Albert pour raconter ça, et que moi pour l’écouter.

           

            Il est vrai que nous sommes amis, et je sais que demain, ce sera encore mardi, et que quand je monterai dans l'autobus, à huit heures moins le quart du matin, rue Miollis, pour aller au cours de société médiévale, je regarderai furtivement les deux sièges de devant. Il y aura un employé de bureau ou une mère de famille, un étudiant, ou personne. Je crois aussi que quand j'irai m'asseoir à côté d'Albert, celui-ci m'accueillera avec un clin d'œil et me glissera, complice : "On va boire un café chez André?" Mais on n'ira pas boire un café chez André, on ira en société médiévale.

            Je ne dirai rien à Albert, il ne faut pas étaler au grand jour son univers de l'ombre. Et puis il est inutile que je lui dise quoi que ce soit, car Albert sait aussi bien que moi que l'amitié est un curieux phénomène fait d'équilibre, de complémentarité, et de hasard.

 

            Et de silence.