LA BOITE
(3
COÏTS)
Il peut arriver qu’on ne dispose que d’une heure pour faire des trucs qui pourraient prendre au moins toute une vie, et à tous les coups, quand ça arrive, on fout en l’air et l’heure, et la vie. Quoique. Moi, ça m’est arrivé, et j’ai réussi à sauver l’heure. C’est l’essentiel.
Je suis tombé sur elle mais ç’aurait pu être une autre.
La sœur d’une copine d’untel, que j’avais dû voir trois fois dans les douze
dernier mois, dont une la semaine précédente. Elle me croyait parti. Non, non,
cette nuit juste. Et de parler un peu d’untel, notre seul point d’ancrage
commun. On a commencé à rester ensemble assez bêtement, sans en avoir vraiment
envie, juste parce qu’on n’avait rien d’autre à faire chacun de notre côté, et
qu’aucun de nous deux ne savait comment se débarrasser de l’autre sans lui dire
on m’attend ou il faut que je… Ou alors il aurait fallu mentir.
Après ç’a été simple, il y a eu cette table au fond d’un
bar avec assez de monde autour pour nous faire une petite coquille de brouhaha
protecteur, et assez peu pour qu’on puisse vraiment se parler. Je l’ai
raccompagnée devant, et finalement chez elle. Limpide : j’étais en
partance, avec une heure à tuer avant mon train, pas de questions à se poser,
pas à se chercher, on s’était trouvés, tranquillement, pour cette fois et juste
celle-là. En montant l’escalier derrière elle j’imaginais, l’esprit libéré du
moindre doute, dans quelles positions j’allais bientôt contraindre ces fesses
qui se frottaient l’une à l’autre devant moi, comment mon bassin viendrait
battre contre elles. J’étais tranquillement certain et satisfait de savoir
qu’elle pensait à la même chose que moi.
On s’est collés l’un à l’autre dans l’entrée, à peine la
porte refermée. J’ai juste eu le temps de réaliser combien mon sexe était dur,
qu’il me faisait presque mal, qu’elle l’avait libéré pour l’enrouler dans sa
langue. J’ai joui très vite et tout au fond de sa bouche, debout et appuyé au
mur devant moi, pour garder juste assez d’équilibre. Et puis, groggy et encore
un peu aveugle, je me suis laissé entraîner par la main vers son lit. Je ne
sais comment, son corps a jailli de ses sous-vêtements pour m’envahir les yeux,
la bouche et le nez, ce qui ne m’aidait pas à secouer mon hébétude. J’ai un peu
navigué aux instruments, et fini par retrouver mes esprits avec un téton dur
comme un cachou géant dans la bouche et mon sexe de nouveau dressé qui battait
contre le sien. Elle allait m’aspirer mais je me suis dégagé de justesse en
lâchant ma friandise pour descendre sur sa peau à petits coups de langue. Quand
j’ai fini par coller mes lèvres là où elle les attendait, elle m’a saisi les
cheveux pour accompagner et amplifier mes mouvements et s’est mise à gémir de
plus en plus fort au rythme que j’imposais contre son clitoris. Enfin, elle a
commencé à crier que je la pénètre, que je vienne combler ce gouffre qu’elle
avait au ventre. Je me suis fait un tout petit peu prier avant d’y aller de bon
cœur, et même les ongles qu’elle m’a plantés dans les fesses étaient brûlants.
Elle a eu un premier orgasme violent, le visage enfoui
dans un oreiller. Elle s’est cambrée au maximum, au point de me soulever sur
son bassin. Elle criait mais c’était son corps qui hurlait plus fort que tout,
comme un animal sauvage sur lequel je pesais en m’efforçant de continuer mon
va-et-vient.
Quand elle se fut un peu calmée je me suis retiré et l’ai
faite se retourner. Elle a tendu sa croupe vers moi pour que je puisse la
reprendre à genoux. J’avais les mains sur ses fesses que je faisais aller et
venir en soufflant de plus en plus fort. Le plaisir montait d’autant mieux que
nous étions exactement dans la position que j’avais fantasmée dans l’escalier.
Ses cris se sont faits de plus en plus aigus et brefs pendant que son vagin me
serrait convulsivement, et puis nos voix m’ont paru lointaines, étrangères
même, tandis que mes trois yeux s’écarquillaient également pour délivrer le
fluide qui ne pouvait plus attendre.
L’heure tournait mais j’ai pu la prendre une dernière
fois, à genoux à côté du lit et elle allongée dessus en travers et abandonnée
comme une poupée de chiffons, toute à moi. Mon jouet. Je l’ai pilonnée en
ahanant pendant dix minutes et pendant dix minutes elle a crié, abandonnée à
son plaisir, à la dérive sur le trop-plein de jouissance qui sortait par sa
bouche. Pendant dix minutes on s’est laissés ballotter dans un grand souffle de
plaisir sexuel, plaisir des corps et plaisir des cris. Evidemment qu’après ces
dix minutes-là, dix minutes trop loin, ça ne pouvait plus du tout être comme
avant, mais on n’en a pas parlé. On s’est regardé en souriant pendant que je me
rhabillais, et je suis parti récupérer ma valise et prendre au milieu de la
nuit un train qui m’emmenait vers d’autres trains partant vers des endroits où
personne ne m’attendait, ce qui fait que je ne pouvais pas renoncer à y aller.
*
Quand il est revenu j’étais mariée. Il aurait été inutile
de l’attendre. J’étais sûre que tout n’avait existé qu’en raison de l’imminence
de son départ. Une fulgurance qui s’était nourrie de la certitude de sa fin
prochaine. Inutile, dès lors, d’espérer construire avec lui quoi que ce soit
qui ne contienne pas ce vertige, cette définition par la fin. Rien à espérer,
entre nous, qui s’inscrive dans la durée, la tranquillité, le quotidien. Je me
suis mariée.
Toutefois il m’a fallu un peu de temps pour assimiler
cette aventure, pour faire face à tout ce qui m’avait été révélé. Il n’est pas
fréquent que les circonstances nous réservent de tels moments sans passé ni
futur. Sans conséquences, donc sans règles. Des moments pour être soi et rien
que soi. Des moments aussi pour découvrir certains pans de soi, qu’il faut bien
réussir à ordonner par la suite. Ce dérèglement des corps, ces cris avaient
fait irruption dans mon monde et hors de mon être. Pour moi, rien de cela n’existait
auparavant, et pourtant tout était indéniablement mien. J’aurais pu tout
ignorer jusqu’à la fin de mes jours mais j’y avais été confrontée par la force
des choses. Restait à trouver à tout ce désordre, à tout ce plaisir, une place
dans la vie normale, ou plutôt une boîte où le ranger, bien à part, où je ne
risquais pas de le perdre, et d’où tout ça ne menaçait pas de sortir par
surprise, pour tout perturber. C’est la construction, de cette boîte et le
rangement minutieux des souvenirs et des sensations à l’intérieur qui m’a pris
un peu de temps, mais je m’en suis plutôt bien sortie. Il le fallait. Puis je
me suis mariée, et j’ai été heureuse. Il m’arrivait de penser à ma boîte, pour
me dire que je la savais bien fermée, bien rangée, et bien finie.
Je l’ai revu à la soirée que nous avons organisée pour fêter l’achat de notre appartement. Un ami commun l’avait amené. Je ne savais pas qu’il était revenu.
Je me suis retrouvé nez à nez avec elle en entrant dans
la cuisine. Il n’y avait plus personne autour de nous pour empêcher les
apparences de voler en éclat. Sachant exactement, comme elle, ce qui allait se passer,
je lui ai simplement demandé si elle aimait toujours autant crier et elle a
tourné sur elle-même pour m’entraîner dans le couloir où elle s’est adossée au
mur en m’attirant à elle. J’ai pensé très vite à son mari qui était en grande
discussion, coincé sur le balcon, à tous les invités derrière le brouhaha qui
nous parvenait, j’ai remonté sa robe et elle a étouffé un petit cri quand sa
culotte a craqué. J’avais l’impression que la rumeur des conversations du salon
nous enveloppait sans nous voir et m’encourageait en me soufflant des
obscénités à l’oreille. J’ai poussé autant qu’elle m’a aspiré en elle, puis ses
cheveux sont venus battre mon visage et mes épaules et j’ai senti tous les
canaux de mon corps converger en brûlant vers nos ventres fondus. Ensuite elle
m’a embrassé rapidement, intensément et désespérément, puis m’a planté là pour
aller se chercher une autre culotte.
Dès qu’il est entré chez nous je lui en ai voulu. Je ne
lui avais jamais rien promis et je savais qu’il ne me demanderait rien. Je n’avais
trompé personne pendant cette fraction de vie, cette heure passée ensemble des
années auparavant. Je n’avais rien à reprocher à quiconque, mais je lui en
voulais, car je savais qu’il me désirait, et je le savais car je pensais à la
même chose que lui : en le voyant tout m’était revenu avec une netteté
dont j’étais incapable de me défendre : comment il m’avait prise, nos
mots, nos cris, nos postures. C’était insupportable, et je ne méritais pas ça.
J’ai pris acte de son retour d’une phrase minimale et d’un demi-sourire. Il m’a
répondu d’une manière totalement neutre et j’ai pu retourner avec les autres,
tous les autres, sauf lui. Je ne voulais pas le voir, comme je ne voulais pas
entendre que quelque chose s’était réveillé dans ma boîte dont les parois tremblaient.
Etant là, je n’avais aucune raison de ne pas aller à
cette soirée. Ou plutôt les raisons que je pouvais avoir étaient bien trop
compliquées à présenter. Moi-même j’en aurais été incapable. Donc m’y voilà.
Elle avait une robe noire simple et légère, pas très décolletée mais qui
laissait les épaules et les bras nus. Le tissu coulait doucement sur sa
poitrine et sur ses hanches, et s’arrêtait à mi-cuisses. De belles jambes
terminaient d’amener le regard jusqu’à des mocassins à talon plat. J’ai pensé
qu’elle était devenue superbe, ou alors c’était que je ne l’avais jamais bien regardée
auparavant. Elle ne s’est pas trop attardée avec moi et j’ai trouvé ça normal.
C’était elle qui recevait après tout. Comme je ne connaissais pas grand monde
en dehors des gens qui m’avaient amené, je me suis assez vite retrouvé livré à
moi-même avec un verre à la main, et j’ai fait lentement le tour du
propriétaire. Chouette appartement. Tout dénotait le foyer que ses occupants
prenaient un réel plaisir à se construire, et chaque réussite dans la
disposition des meubles et le choix des couleurs disait assez combien elle
devait être gênée de me voir là, comme une faute de goût dans ce bel
ordonnancement. J’ai fini par m’asseoir en me demandant si elle se comportait
avec son mari comme avec moi. Dans l’intimité, s’entend. Je conclu qu’il n’y
avait aucune raison qu’il en soit autrement, et j’imaginais des mains qui
faisaient glisser sa robe, découvraient ses seins, son sexe. Je n’eus aucune
peine à me remémorer ses cris, et d’autres souvenirs, rapides et nombreux, m’aidaient à entretenir une agréable érection. Pour ne
pas avoir à aller me masturber en cachette, je me mêlais de temps en temps à
une conversation. Les érections se firent de moins en moins fortes, et au bout
d’une heure de ce manège j’avais retrouvé tout mon calme. Je pus alors me
rendre aux toilettes pour un simple besoin naturel. Pour revenir au salon il
fallait passer par la cuisine. Elle y entra par hasard à ce moment-là et c’est
ainsi que j’obtins ce qu’au fond j’étais venu chercher dès le début.
*
Je sus tout d’abord m’avouer vaincue par ce corps que je ne comprenais plus en cédant aux désirs qui me creusaient le ventre, pour lui faire oublier comment mon être vrai, réfugié dans mon esprit et mon intelligence, entrait en résistance.
Depuis mon travail il m’était facile de le voir deux ou trois fois par semaine en milieu de journée, plus rarement en fin d’après-midi quand me prenaient de trop soudaines et violentes envies de lui. Il travaillait par intermittences, était très disponible. Il disait qu’il adorait me voir dans la journée et se félicitait que ma profession m’impose un certain standing vestimentaire. Mes tailleurs, prétendait-il, soulignaient en réalité tout ce qu’ils étaient censés dissimuler ou contenir. Il riait en plaignant mes collègues masculins supposés vivre un enfer au quotidien à cause de mes toilettes, et parfois il suivait son idée en me déshabillant, imaginant comment ces hommes parlaient de moi entre eux. Il les évoquait se masturbant dans les toilettes de la société et ces phrases, ces images me rendaient folles comme je me livrais à lui. Ces jours-là, j’aimais par-dessus tout qu’il me prenne à même son bureau, dans le désordre hâtif et froissé de mes vêtements à demi ôtés.
On tombe, elle et moi, collés l’un à l’autre par une force qu’on ne s’explique pas, et comme deux électrons lancés se désintégrer sur un tube cathodique, sauf qu’on sait, dans le fond, ce qui va nous arriver. Pour moi il n’y a pas de mal : je mesure complètement la force des rouages où je me suis jeté il y a des années, appuyé au mur de son vestibule, je sais que je ne peux pas faire marche arrière, c’est comme ça et basta ! Mais elle ! Comment elle fait, quand elle rentre chez elle après qu’on a baisé toujours plus fort, comme si c’était la dernière fois ? Comment elle fait quand elle retrouve son mari, son appartement bien rangé, et tout ce qu’elle bousille avec moi ? On n’en parle jamais. La force qu’elle met à jouir lui sert aussi à oublier tout ça, je suppose. Alors on tombe. Parfois, au plus fort de nos coïts, j’ai l’impression qu’elle tombe encore plus vite que moi, mais je sais très bien qu’à la fin on percutera la cible au même moment, et qu’on aura très mal.
Il ne cessa jamais de combler ce qui en moi lui réclamait toujours plus de plaisir. Ces rencontres toujours plus fortes, déréglées, folles, durèrent plusieurs mois, mais je ne fus jamais dupe. Au contraire, à mesure que le corps exultait plus sous le corps qui le caressait et l’emplissait, le fossé se creusait qui l’éloignait de l’intelligence qui était mon refuge. Je me reconstruisais en lâchant peu à peu le contrôle : plus fort le dérèglement charnel, plus loin je me sentais de lui, plus froidement je le vivais intérieurement.
Les monstres vomis par la boîte battirent de moins en moins fort contre mon existence, celle que je voulais, que je devais protéger. La pression baissa, le flot courut moins vite, stagna. Et lentement, implacablement, triomphalement, le film de ma débâcle se mit à passer à l’envers. Tout ce qui était de trop, tout ce qui n’aurait jamais dû sortir, car trop tordu, trop laid, trop déplacé, fit demi-tour avec la fange qui le charriait et regagna la boîte dont les éclats dispersés venaient se recoller d’eux-mêmes. Bientôt la certitude de ma victoire fut partout avec moi. Avec moi quand je buvais son pénis brûlant avec moi quand la sueur perlait sur mes seins trop durs tandis que sa langue m’ouvrait et me goûtait. Quand la boîte fut prête je la trouvais bien plus belle, et la jugeai plus solide qu’avant. Il ne restait plus qu’une pièce à y mettre, la plus grande, la plus importante, mais je savais que la place où elle s’adapterait parfaitement était d’ores et déjà aménagée, et qu’elle l’attendait.
Le moment arriva quand je l’avais prévu. Ce jour-là plus que tous les autres je me suis hâtée d’aller le retrouver après mon travail, certaine de parachever mon sauvetage personnel ; ce jour-là je pus enfin quitter les vaisseaux que je voulais brûler et reprendre pied sur la terre ferme ; ce jour-là je m’échappai enfin, ce jour-là, je nous vis : depuis le pied du lit je nous vis tranquillement, je nous contemplai nus, plaintifs, indécents. La séparation était complète, et ma froideur sans faille : en nous voyant je n’éprouvai aucun dégoût. J’étais juste tendue vers les derniers gestes, faciles, mécaniques, à accomplir pour que ma boîte soit enfin rangée, pleine, compacte, fermée. Parfaite.
Il me pilonna longuement avec tout l’excès de violence que mes sens sans guide lui réclamaient, et il se vida longuement avant de se relever pour aller dans la salle de bains, passant sans me voir. Je ne pris pas le temps de regarder comment l’enveloppe pantelante qui soupirait sur les draps se ratatinait dans ma boîte. Il me fallait agir. Je me glissai derrière lui et portai le premier coup au milieu du crâne, le plus fort possible. Il y eut un choc mou et tiède contre ma joue gauche, et la chaleur descendit lentement dans mon cou et jusqu’à la naissance du sein. Il s’écroula aussitôt, et pour plus de sûreté je portai encore trois coups en différents endroits de la tête. Quand ce fut fini je passai quelques instants, soulagée, à enlever machinalement de mon marteau quelques débris poisseux d’os et de cheveux, puis je le laissai sur le bureau, je me rhabillai et je sortis.
Je suis sauvée. Et je ne lui en veux pas. En y repensant je suis de plus en plus sûre qu’il avait tout compris et qu’il m’a laissé faire en sachant que j’agissais pour le mieux. Je marche dans la rue et les passants du jour qui finit me regardent avec horreur. Certains me parlent, tentent de m’arrêter, mais je n’ai pas de temps à leur consacrer. Je dois rentrer chez moi pour faire admirer ma boîte à mon mari et lui raconter enfin comment j’ai sauvé notre couple, notre appartement, nos enfants à venir. Il sera fier de moi. Nous serons heureux. Je le veux.