PREMIÈRE PARTIE

 

 

IMPOSSIBLE À LÂCHER

 

(Histoire de l’homme qui s’abolit)

 

 

Accroché au pinceau

Impossible à remuer

Impossible à lâcher

À poser dans son pot

 

Accroché au pinceau

Impossible à remuer

Impossible à lâcher

À poser dans son pot

 


 

 

 

 

 

            J’en peux plus. Je pourrais peindre ce qu’il y a derrière ma fenêtre sans ouvrir les rideaux. Maintenant je passe le plus clair de mon temps à lire des romans policiers ou de science-fiction, français, des années soixante-dix, quatre-vingts, en écoutant les disques de free jazz que Ruben m’a prêtés. J’ai remarqué que ça me tenait éveillé, et du temps de sommeil en moins, c’est toujours ça de pris à Pierrot. Car maintenant il est dans tous mes rêves, le lascar : un grand Pierrot-la-lune blafard, toujours empêtré dans des effets de manche avec sa grande tunique, et surtout toujours sur mon dos à vouloir me rendre ma foutue montre. Au début, quand il n’apparaissait que de loin en loin, ça n’était pas vraiment gênant. Je me souviens d’une fois où je déambulais dans les rayons désertés d’un grand magasin de vêtements. Il y en avait quelques-uns comme lui au milieu de mannequins plus ou moins dévêtus, ou plutôt quelques mannequins au milieu d’un groupe de Pierrots. L’instant d’après j’étais dans la rue. Je le voyais aller et venir devant moi en brandissant ma montre et en m’appelant. J’avais envie de lui répondre, je ne le faisais pas, et je finissais par m’éloigner par une piste cyclable ondulant au-dessus de l’embouteillage. C’était tout, ça allait encore. Seulement ça a continué de plus en plus dur. La dernière fois j’ai rêvé que j’étais à la boulangerie de mon quartier. Je zigzaguais lentement entre les clients quand j’ai entendu un tic-tac enfler dans l’arrière-boutique. Panique. Je me précipite dehors et cours comme un dératé jusque chez Raymond, conscient qu’il est là, derrière, pâle, si pâle, avec un énorme cadran qui lui pend du cou et qui rugit son cliquetis en jetant des lueurs radioactives. Je ne me retourne pas pour le voir, pas besoin, je sais que c’est exactement comme ça. Je cours pendant des heures avant de m’engouffrer chez Raymond, à cinquante mètres de la boulangerie, persuadé qu’une fois dans le bistrot je serai à l’abri. Là, je me retourne enfin et c’est pire que ce que j’imaginais : il dévale la rue, grimaçant et bondissant sur les épaules des passants qu’il fait tomber comme des quilles. Sans le quitter des yeux je recule en désordre jusqu’au bout du fond du café, bondé à cette heure-là, en renversant pêle-mêle mobilier et clients. Les derniers mollissent un peu sous mes pieds. Je le sais qui s’approche en grondant et je me tapis dans le coin derrière le comptoir, d’où je ne vois plus que le profil satisfait de Raymond tanqué derrière sa caisse. Je le sais qui entre et se rue à travers la salle sens dessus dessous. Je fixe la bouille de Raymond jusqu’à ce qu’une traînée blanche l’éjecte de mon champ de vision.

 

            Je me suis réveillé à l’instant, debout sur mes draps, arc-bouté du dos au mur de ma chambre. Je ne peux plus rester comme ça.

            En rassemblant les disques et les bouquins de Ruben, je pense à la dernière histoire que Robert m’a racontée. On était debout, bêtement debout tous les deux dans la cour, plus ou moins vers un coin d’ombre tiède. Je pensais à mon ennui et Robert probablement pas. Je pensais que c’était tout aussi stupide de rester là que d’aller n’importe où ailleurs, même pour s’asseoir, et Robert a commencé :

            « Écoute bien ce que Robert va te raconter, fils – tu connais mon histoire ?

Le gars travaille dans une grande ville presque entièrement faite de tours, de grandes tours en verre dont on a du mal à compter les étages, des étages partagés en bureaux, et dans un des bureaux d’un des étages d’une des tours, il y a ce gars qui travaille. Il a une machine qui fait des calculs et une autre qui imprime des papiers. Rien que dans l’étage où il travaille il y en a des centaines d’autres comme lui avec d’autres machines, mais il ne connaît que trois douzaines de personnes, pas plus, dont une petite dizaine de femmes, dont deux qui l’excitent un peu, pas plus. Ceux-là viennent parfois voir le gars pour lui demander de faire des calculs ou d’imprimer des papiers, parfois c’est lui qui va en voir un, pour la même chose. On leur donne de l’argent à tous, pour être là et pour faire ça.

            Le gars a un truc : il se dit parfois, il décide, en gros, que personne ne va venir le voir, et lui non plus ne va rien demander à personne, même s’il doit le faire, il n’y va pas, il reporte. Et ça marche. Il attend un peu pour vérifier et ça marche. Personne. Alors il se lève de son bureau, prend le couloir et marche tout droit sur quelqu’un qui marche en sens inverse et si tout va bien il est obligé de s’écarter au dernier moment et il est bien sûr qu’on ne le voit plus, et qu’on ne le voie plus ça n’est qu’un signe : en réalité c’est parce qu’il a réussi à ne plus exister, à ce que les autres perdent jusqu’au souvenir de son existence, à n’être plus là tout comme s’il n’y avait jamais été. Il peut errer dans les bureaux de son étage comme s’il n’existait pas et ça lui plaît. Il aime voir les autres qui sont comme lui continuer à faire ce qu’il a l’habitude de faire. Il a l’impression de se voir, et il peut aussi apprendre ce qu’il ne sait pas. Il s’installe dans une pièce, il s’assied sur un bureau entre deux machines ou adossé à une cloison et il reste à regarder, à écouter. Ça lui permet de savoir ce qui s’y passe avant qu’on y rentre pour demander quelque chose, et après que le demandeur est sorti. Ensuite il va observer dans un couloir, voir comment sont les autres avant d’aller voir quelqu’un, et après l’avoir laissé. D’autres fois il monte jusqu’à un bureau qu’il a repéré, une grande pièce avec de la moquette et un canapé et un grand type chauve qui doit attendre d’avoir le droit de partir définitivement en s’emmerdant toute la journée et qui a des cigares dans un tiroir. Le gars qui n’existe plus s’allume un cigare et s’allonge sur le canapé et regarde les filles que l’autre fait venir régulièrement pour s’occuper en leur faisant du gringue. Comme c’est un des derniers étages les filles sont toutes excitantes. Il y en a qui se laissent pas mal tripoter, qui laissent le grand les coincer un peu contre son bureau en remontant leur jupe serrée et en fouillant leur chemisier. On peut voir une petite culotte, un téton même, et elles s’échappent en rigolant d’un rire jeune. Les plus garces lui frottent un peu la bosse du pantalon, et rien de plus. Le gars se rince l’œil jusqu’à ce que le cigare soit fini.

            Il connaît pas mal d’histoires, de petits secrets comme ça, à force. Il sait qu’au vingt-huitième il y a un type qui fabrique à la sauvette, derrière ses machines, des genres de chats avec des pâtes à modeler multicolores. Au quarante et unième une femme a une plante artificielle trop verte cachée sous sa table et quand elle s’assied elle se déchausse et se frotte les pieds aux fausses feuilles toute la journée. Le gars sait ce genre de choses et ça aussi ça lui plaît. Parfois il en apprend de nouvelles, parfois il y en a qui s’arrêtent. Quand le grand type chauve partira pour de bon, par exemple, c’est une histoire qui s’arrêtera.

            Le gars se promène comme ça jusqu’à ce qu’il sache qu’il doit retourner à son bureau. Il y a toujours un genre de signal qu’il finit par sentir, alors il retourne s’asseoir et quelqu’un vient le voir, ensuite lui va voir quelqu’un d’autre. Ça reprend comme ça.

Pendant une reprise quelqu’un est venu le voir avec comme un sourire, comme une sympathie répartie sur tout le visage, et il a commencé à se demander s’il n’y en avait pas d’autres qui savaient faire comme lui, et à force d’y penser il en est convaincu et il essaie de savoir maintenant s’ils sont nombreux, de savoir ce qui se passe si deux personnes se croisent pendant qu’elles sont en train de le faire. Il a l’impression qu’elles devraient se reconnaître.

Il se demande aussi – peut-être que tous les autres se demandent la même chose – s’il pourrait le faire ailleurs que dans sa tour. Il n’a jamais essayé – peut-être qu’il y en a qui l’ont fait. Et si le signal ne venait pas – peut-être qu’il y en a qui… Quand il pense beaucoup à tout ça, je veux dire vraiment beaucoup, ça peut finir par lui faire un peu peur, mais juste un peu, et en tout cas il continue, je crois bien qu’il le fait de plus en plus, de plus en plus fort, même si c’est dangereux, juste parce qu’il voudrait trouver quelqu’un d’autre. »

Je pense à cette histoire, j’y pense et j’ai beau y repenser comme à toutes les autres, je me dis que ce n’est qu’une foutue histoire de plus de Robert, juste faite pour que personne ne sache qu’en penser, et je sors avec les disques et les livres de Ruben sous le bras, à la recherche de quelqu’un avec qui prendre un petit déjeuner.

Nina bronze dans la flaque de soleil devant la maison. Je lui propose un café et elle n’en veut pas. Je vais jusqu’à la cuisine et au bout d’un moment je reviens voir Nina avec un plateau où j’ai entassé de quoi grignoter et deux tasses de café fumant. Je lui en tends une, elle me dit merci et en prend une petite gorgée.

            J’avale une paire de croissants trempés dans mon café et Nina boit le sien en silence. Je n’ai pas envie de parler, et ça tombe bien, avec Nina, il n’y en a pas besoin. Elle nous comprend, Nina. Ruben, moi, et même Robert. Quand elle rentre doucement dans la chambre où l’un de nous trois est en train de s’assoupir derrière ses rideaux fermés, quand elle se déshabille, toujours sans un mot, et qu’elle se glisse dans les draps, c’est toujours pour rejoindre celui qui à ce moment-là en a un peu plus envie ou besoin que d’habitude. Elle le sait, elle comprend. Nous par contre on n’y comprend pas grand chose, à Nina. Et ça fait belle lurette qu’on a arrêté de chercher à y voir clair, d’autant plus que ça lui est égal. Elle préfère, même : notre incompréhension, c’est son indépendance, sa liberté. On ne sait rien de son passé, ni d’où elle vient, où elle vit normalement. Même Ruben. Il l’a croisée il y a quelques années en se promenant dans le coin, et c’est tout.

            Alors on ne sait pas. On ne sait pas ce qui la fait rester comme ça avec nous, sans jamais nous poser de questions, sans qu’on lui en pose non plus, tant elle sait neutraliser la curiosité autour d’elle. C’est à croire qu’elle est là faute de mieux, et Nina n’est pas du genre à faire les choses faute de mieux. En tout cas c’est très bien comme ça, du moins c’est pas pire : je crois qu’on est bien tous les trois avec elle, et elle aussi je crois qu’elle se sent bien avec nous. Bien sûr, sans se le dire, on a tous un peu peur qu’elle parte. D’autant qu’elle le fait parfois. Quand elle montait sur son cheval devant nous et s’apprêtait à partir sans raison apparente, si quelqu’un proposait de l’accompagner, elle ne refusait jamais. Mais maintenant elle disparaît le plus souvent en douce, pendant qu’on dort ou qu’on vaque ailleurs. Et toujours elle finit par revenir, nature, et elle reprend sa place parmi nous. On ne sait pas où elle va, ce qu’elle fait. Pour moi, elle veut juste se retrouver seule par moments, et à ces moments-là elle part, simplement. Elle ne va rien faire de particulier et ne retrouve personne sauf elle-même. Peut-être que pendant une de ses sorties elle va croiser quelqu’un qu’elle nous ramènera. Peut-être que c’est ce qui s’est passé pour moi. Peut-être. Je ne sais pas. On ne sait pas.

            On finit nos cafés sans se parler, mais elle sait bien ce que je rumine, Nina. Je continue à réfléchir en fixant sans bien le voir son visage carré. Elle me sourit avec un peu de compassion d’abord, et puis ses yeux m’encouragent. Quand je me lève, elle me serre juste un peu le bras en me disant : « Faut que j’aille dormir. Bonne route. » Et elle disparaît, pour aller se coucher seule, ou du moins sans moi. Justement, ça n’était pas dans mes intentions de la suivre. Elle sait exactement où j’en suis, Nina. Elle en sait même plus que moi sur ce qui va se passer, j’en suis sûr. Quand je pourrai je lui demanderai comment elle fait, tout ce qu’elle connaît exactement. Si elle veut bien me le dire, ça devrait me servir.

 

            En attendant il faut faire les choses dans l’ordre. J’entends Robert vagir en grattant des cordes. Je ne le vois pas mais je l’imagine adossé à un arbre derrière la maison. Le Blues, toujours et à jamais. Or moi j’en ai aussi un peu marre du Blues. Je préfère me laisser errer jusqu’au studio où je vais retrouver Ruben. Lui au moins les accords de blues, ça fait longtemps qu’il les a laissés derrière lui. C’est même le premier enregistrement qu’il a fait, je crois bien. Il l’avait à peu près bouclé quand je suis arrivé. Il avait finalement réussi à y intégrer Robert, et juste après ils s’étaient plongés tous les deux dans leur période ancienne, comme j’appelle. Chant grégorien, contrepoint, basse continue, qu’ils m’expliquaient. Ça m’avait l’air austère. Robert aussi trouvait ça austère. « Quand on fait ces trucs, il ne me vient même plus à l’idée de faire une pause pour me jeter une rasade de bourbon… C’est dire si je vais pas faire ça longtemps ! Un peu comme ça, c’est instructif, et puis ça ira bien ! », il disait. Ruben et lui ont fini par enregistrer quelques morceaux étranges, intemporels, et ça les a exténués. Quand ils ont été reposés ils nous ont enfin mis à contribution, Nina et moi, pour une série de plages.

            « ¡ Azucar ! » a crié Ruben en nous jetant un carton au milieu du studio. On a trouvé dedans un tas de bidules à frapper, à secouer, à frotter. Toum-tchik-tch-vrrrac ! Ça me plaisait, moi, de faire toujours le même bruit au même moment, et d’entendre les pum-itchi-toctoc s’emboîter les uns dans les autres pour nous prendre tous dans leur invisible usine à gaz. A force on avait l’impression qu’elle marchait toute seule, la machine, que ce n’était plus nous qui la faisions cliqueter et vibrer, et on s’apercevait qu’on était en train de se trémousser en rythme et qu’on se frottait les hanches et les cuisses contre les hanches et les cuisses de Nina qui souriait de toutes ses dents. Le rythme ! Quand je ressortais du studio après une séance, le soleil qui tombait à un mètre de la porte me ramenait à la réalité en me mordant les yeux et le corps, mais j’avais toujours un peu de ce rythme, de cette régularité joyeuse dans la tête, et c’était bien. Ts-k-ts-kok-humm… On a rigolé, dans les balancements de notre cabane de bruits survolée par les voix et les instruments de Ruben et Robert ! Et quand la lampe rouge au-dessus de Ruben s’éteignait, on se déchaînait. On déréglait tout, on écartait les murs de notre cabane pendant que Robert soufflait dans tout ce qu’il trouvait, et quand ces murs tombaient, on avait l’impression de voler.

            Et puis ça aussi a pris fin. Petit à petit, comme à regret, mais quand on en a eu touché le bout, une fois obtenues quelques plages si bonnes qu’on n’avait plus l’impression de pouvoir les améliorer, il a fallu passer à autre chose. Une petite surprise de Ruben, d’abord, avec une de nos élucubrations désordonnées qu’il avait enregistrée en douce et bricolée dans son coin. Nina et Robert ont trouvé ça inaudible. Quand Ruben m’a demandé mon avis je lui ai dit que je trouvais ça débile, que c’était à peine de la musique, que j’adorais ça et que je voudrais le réentendre. Il m’a tout repassé pendant que les deux autres partaient en nous traitant de dégénérés, et il m’a prêté une dizaine de disques et quelques livres : ceux que j’ai sous le bras en rentrant dans le studio.

            Il fait noir là-dedans. D’abord des sons synthétiques qui circulent dans tous les sens, et j’aperçois la longue silhouette de Ruben penchée sur les pâles lumières multicolores qui montent des consoles. En me voyant il agite vers moi une main pensive et m’examine comme si je venais de dire ou de faire quelque chose qui lance ses recherches sur des rails nouveaux et inattendus. Car Ruben est en train de chercher. J’ignore si c’est une posture, une occupation qu’il traîne depuis l’enfance où s’il a été surpris au moment où il se demandait ce qu’il allait faire d’un accord tout juste plaqué sur une guitare ou un piano. Toujours est-il que le Ruben que je connais cherche. Il cherche où aller, debout sur le pas de la porte, ou il cherche ce qu’il pourrait me répondre quand je ne lui pose pas de questions. Il cherche le rythme juste pour donner à un morceau la coloration qu’il cherche. Il cherche à savoir, à comprendre, des noises ou les poux sur la tête, et pour être concret disons qu’un pourcentage important des phrases qu’il prononce sont des questions. Avec ça que, perdu dans ses recherches, dans sa recherche géante et protéiforme, il n’est pas très causant, Ruben. Par exemple, alors que je pose disques et bouquins sur une table du studio et que je lui annonce que je vais repartir, il continue juste à me regarder sans que ça n’ajoute rien à son habituelle perplexité, et puis il me dit, comme si ça devait m’intéresser au plus haut point :

            « C’est bizarre, ces musiques électroniques… Tout faire avec des boutons… Je me demande… »

            Il se demande !

            Tu parles d’une nouveauté !

            Moi, je tourne en rond jusque dans mes rêves pollués par un clown hargneux, et quand je cherche autour de moi des motifs de décompresser un peu, qu’est-ce que je trouve ? Toujours la même chose ! Toujours cette maison avec ses annexes. Le petit bois, par là, et par là-bas le haut des dunes avec la mer derrière, je sais, je sais ! Un maudit paysage que le soleil éclaire toujours de la même façon, et qui me crie en permanence qu’il est très bien comme ça, qu’il n’a aucune raison de changer, et que si je ne suis pas content…

            Et les gens ? Le tour est vite fait :

            Nina, mystérieuse, qui prend éternellement le soleil quand elle ne joue pas à apparaître ou disparaître sans préavis ; Nina qui veut bien coucher avec moi si je veux, et qui s’en fout royalement si je ne veux pas ;

            Ruben-double-mètre toujours fourré dans son studio, perplexe et circonspect, à chercher ; à se demander… Qu’il continue sans moi. Je ne saurai jamais ce qu’il se demande précisément à ce moment-là, quand je lui rends ses affaires et que je lui dis que je m’en vais. Ça m’est égal, je tourne les talons et sors du studio ;

            Robert ! On s’est presque rentrés dedans ! J’ai failli l’oublier.

« Hé ! qu’il me fait. On s’est presque rentrés dedans ! Tu as failli m’oublier. »

Non ! Voilà qu’il répète ce que je pense. Alors c’est sûr, c’est le bout, la fin. Robert vient de me faire passer l’envie de m’attarder :

            « Je m’en vais, Robert.

- Bah ! Et pour aller où ?

- Et où tu veux que j’aille ? Là d’où je viens, tiens !

- Partir pour retourner là d’où on vient, j’appelle pas ça partir, moi.

- Commence pas, tu veux ? On philosophera un peu si je reviens, mais pour le moment j’ai pas la tête à ça. J’ai la tête à partir.

- Attends. Tu pars, c’est peut-être pas la peine de te fâcher en plus… Et Nina, tu lui as dit ? Alors ?

- Alors quoi ? Oui, je lui ai dit. Et à Ruben aussi. Elle dit que j’ai raison, et Ruben, il s’en fout.

- Ah bon, me répond-il un peu désarmé. Mais quand même… Ecoute… Ecoute bien ce que Robert va te raconter, fils.

- Non, Robert, articulé-je le plus calmement possible. Non, non et non. Vraiment pas. Pas maintenant. Je peux pas, Robert. Je pars. Il faut que je parte. Et puis si tout va bien on se reverra, Robert. Et même si tout va mal, tu le sais bien. Et même, comme c’est probable, si ça continue comme ça. Même si rien ne va plus. Salut Robert. »

            Je le plante là, il a compris, en route.

 


 

 

 

 

 

            Je ne sais combien de kilomètres, de bourgs et de chemins plus loin, me voilà revenu à la case départ, à considérer l’intérieur de cette boucherie avec un citoyen assis sur la planche à découper. Je l’ai trouvée sans la chercher, simplement en arrivant à pied par là où j’étais parti. C’est sur le chemin. J’ai bien pensé emprunter encore une voiture à l’approche de la ville, avec plus ou moins en tête de tout refaire à l’envers, mais à quoi bon ? Le problème n’est pas là. Il est Place Géricault, le problème, à l’angle avec la Rue Sévère, un point c’est tout. Et à pied, en voiture ou en caisse à savon, il va falloir aller s’y frotter.

            Voilà ce que je ressasse en délaissant la boucherie pour me remettre en marche. Je sais que je ferai quelques détours – pas trop, l’expérience m’a appris combien le paysage me démoralise – avant de trouver la force d’y retourner. Quelques détours aussi pour tout reprendre du début, pour me rappeler ma vie antérieure, l’instant d’avant, un dimanche.