DEUXIEME PARTIE

 

 

LE BLUES DU FOU QUI REPEINT SON PLAFOND

 

 

 


 


 

Mon nom est Patafix et j'ai un emploi stable

Avec lequel je joins l'utile à l'agréable

Je sculpte des troupeaux de chats en dentifrice

Avec trois oreilles et le poil qui se hérisse

J'en fais commerce auprès de mes colocataires

Qui trouvent ça moins sale qu'une souricière

Ainsi j'ai pu débarrasser notre dedans

Des souris, des homards et des tamanoirs blonds

Mais il reste un embêtement :

Ces araignées plein mon plafond

 

 

Avec tous mes amis, dans notre pavillon,

Nous donnons chaque jour une réception

Une soirée-cocktails, genre de bal masqué

Où il est interdit de venir déguisé

Nous organisons ça chacun à notre tour,

Un soir chez Cléopâtre, l'autre chez Pompadour,

Et puis chez Picasso ou bien chez Mitterrand

Demain, chez moi, on dit qu'il y aura Néron

Mais il reste un embêtement :

Ces araignées plein mon plafond

 

Toute la matinée, triste comme un navet,

Dans mon salon j'ai végété, les yeux levés

Vers le plafond plein de toiles entremêlées

J'avais bien besoin d'araignées aussi zélées

Cette crasse tissée qui paraît me narguer

Je me suis retenu, car j’allais la bouffer !

Jamais je n'ai vu spectacle plus déprimant

Depuis le point du jour, chagrin, je me morfonds

À midi c'est dit : j'entreprends

De repeindre tout mon plafond

 

 


 

Muni de mon échelle où j'accrochai un pot

Revêtu d'une blouse, j'ai saisi un pinceau

Ayant soigneusement mélangé la peinture

Je me perchais pour accomplir la sinécure

Quand j'ai vu arriver Albert, du quatrième

Celui-là, hiver comme été il se promène

Traînant au bout d’un fil sa vieille brosse à dents

Et si croyant bien faire, vous demandez : "Dis donc

Albert, tu te promènes avec l'ami Sultan?"

Il répond : "Où t'as vu un chien? C'est une brosse, couillon!"

 

Puis il s'éloigne en susurrant à l'ustensile :

"T'as vu mon vieux Sultan? On l'a eu ce débile!"

Mais ce jour-là je n'ai pas voulu voir Albert

Et j'ai cru saisir une occasion de me taire

Qui était venue flâner sur mon escabeau

Albert était planté là avec son cabot

Peu à peu j'ai senti qu'il n'était pas content

Qu'il voulait entamer une conversation

Mais moi je n'avais pas le temps

Puisque je peignais mon plafond

 

Albert ne se décidait pas à me tourner le dos

Il a consulté du regard son animaux

Et m'a fait "Hem! Heu..." avant de se raviser

J'ai vraiment commencé à me sentir visé

Je lui ai dit : "Albert, fous-moi la paix maint’nant!

J'ai vraiment trop d’boulot, va promener Sultan."

Il a encore maté son balai à chicots

Et il m’a dit, aimable comme un tractopelle :

"Dis voir, tu pourrais pas t'accrocher au pinceau?

Parce que là, va falloir que j'enlève l'échelle..."


 

 

 

 

 

            Peut-être bien qu’en somme tout est de la faute de mon réveil. Un appareil naïf mais contrariant : il était de mèche avec les types qui me donnaient de quoi vivre à condition que j'aille passer le plus clair de mes journées avec eux dans un bureau. Les matins de semaine, à des heures indues, et même en pleine nuit, l'hiver, il me tonitruait de me lever. Moi, régulièrement, jugeant qu'il n'y avait pas le feu, je traînais au lit une bonne demi-heure de plus, mais je sentais bien son regard de reproche pointu braqué sur moi. D'ailleurs, ça m'empêchait de me rendormir tout à fait. Mais passe, il faut bien vivre. Seulement, le week-end aussi il faisait le tâtillon, le vieux, l'empêcheur de ronfler pour de bon. Ça commençait vers midi. Parce que ça, ça le dépassait, qu'à midi je sois encore tranquille dans mes draps! Non, à midi, les gens déjeunent, paraît-il, ils ne se prélassent plus. Il ne faisait pas de bruit, bien sûr, mais il me le faisait bien remarquer, que c'était midi, avec la complicité du jour qui rentrait par-dessous les rideaux. Alors je renâclais, me tournais et me retournais et finissais par me lever, vaincu, parfois même avant treize heures.

            Alors il fallait lutter pied à pied : feindre l’indifférence quand à midi je l’apercevais dans un recoin de mon champ de vision embrumé avec ses deux aiguilles toutes serrées, toutes droites, toutes raides. Pas contentes. Feindre l’indifférence et replonger dans les draps sans états d'âme. Après, vers les une heure moins vingt, par exemple, il faisait déjà moins le fier, avec ses deux bras inégaux qui battaient l'air sans bouger! Je l’ai travaillé comme ça, à l’usure, à m’efforcer de me comporter, à midi passé, comme un type qui se réveille en pleine nuit et constate avec délices qu'il est trois heures du matin. Ça l’a miné, il a fini par sombrer dans la déprime en faisant machinalement tourner ses engrenages mornes qui poussaient à regret des aiguilles flasques et démotivées.

            Et puis il y eu ce jour-là, où un dimanche passé midi, très maître de la situation, je cultivais un état que j'avais découvert depuis peu : la limite extrême du sommeil, en venant de la veille. On ne s'endort pas, on parvient juste à l'instant où on va s'endormir, et on s'arrête là. C'est dur, justement, de bloquer le processus à ce moment-là, au basculement. Et puis il faut l'étendre, ce moment, l'étendre, tout comme soi on est étendu, et puis encore plus, loin, plus loin.... C'est de l'art, le service minimum du corps et de l'esprit... On est conscient, mais comme on est tout engourdi, on est conscient d'une drôle de façon. On rêve la réalité. Donc je rêvais aussi le son de mon réveil, loin là-bas.

 

tic tac tic tac tic

 

            Je rêvais ma chambre aussi, doucement, les yeux mi-clos - dur aussi, de garder les yeux mi-clos sans effort, sans s'en rendre compte, et surtout sans les fermer pour de bon et s'endormir. Je voyais tout, devant, derrière moi. Tout pareil et transformé pourtant.

 

tac tic tac    tic tac

 

            Les petits bruits qui arrivaient de la rue, ténus comme toujours mais bien précis, bien nets, avaient flotté un peu, là.

 

              tic      tac

...

                 tic

 

            Rien?

 

            Le silence, complet. J'étais bien réveillé, pour le coup. Et tout raide, sur le dos, dans mon lit. C'est que je n'osais pas y croire. J'ai un peu gratté le drap avec mon gros orteil droit.

            Rien.

            Alors je me suis redressé, doucement d'abord et de plus en plus vite, je me suis assis et tout de suite j'ai bondi hors du lit, planté sur mes pieds devant mon réveil.

            Et rien. Rien du tout. La petite aiguille, là, celle qui faisait bêtement des tours de cadrans hystériques pour que les deux autres puissent se traîner comme des échasses molles, et bien elle ne courait plus, la petite aiguille! Stop. Halte. Les bruits de la rue aussi s'étaient arrêtés. Je l'avais tellement bien capté, mon instant avant le sommeil, et tellement bien étiré, qu'il était passé sur mon réveil, dans la rue, tout, partout, dans toutes les directions. Du moins c’est ce que j’ai cru alors. Et j’étais content : mon réveil s'était arrêté, la rue s'était arrêtée, et le temps s'était arrêté. Il était, il est et il sera midi trente-sept minutes et vingt-neuf secondes, un dimanche, dit dans un jargon qui n'a plus de sens, j'ai pensé, et immédiatement, je me suis dit que le lundi qui s'annonçait n'arriverait plus jamais, si je voulais!

            Et puis j'ai entendu les oiseaux.


 

 

 

 

 

            J'ai dévalé les deux étages sans fermer ma porte. Ça fait un drôle d'effet d'entendre tellement les oiseaux, en pleine ville et en pleine journée. Sur le trottoir, d'habitude, j'ai plutôt tendance à aller du côté du Square Durieux chercher un peu de paix, mais là j'ai filé directement de l'autre côté, vers l'Avenue Haendel, à cinquante mètres. J'ai bien croisé quelques passants en chemin, mais je n'ai même pas fait attention à eux, je courais. C'est en débouchant sur l'avenue que j'ai pilé et que j'ai pu mesurer la beauté  du tableau. Même un dimanche à midi et demie, elle est fréquentée cette avenue, avec ses commerces encore ouverts. Et ses quatre voies, deux dans chaque sens, en drainent, des véhicules. Et là, le silence. Enfin, les oiseaux. Forcément, eux, que le temps s'arrête, ça ne les perturbait pas, alors ils continuaient, et de plus belle encore, étonnés et contents de s'entendre si bien pépier, tout d'un coup.

            Et tout le reste, bloqué. D'abord j'ai remarqué quelques pigeons, arrêtés sur le trottoir, la patte en l'air ou la tête un peu de travers, et puis les chiens, caniches et autres, au bout de leur laisse, immobiles également, qui n'avaient pas passé le fameux instant. Forcément, des bêtes qui vivaient à notre rythme, une fois que le rythme s'arrête... Mais les bêtes ça n'était rien. C'est leurs maîtres qu'il fallait voir! Les passants, les automobilistes, cyclistes, patineurs, bref tout ce qui était en mouvement l'instant d'avant, à s'activer vers je ne sais quoi, paf, tranquilles comme des statues d'escargots! Enfin, tranquilles... Je me suis mis à marcher, en faisant attention aux pigeons tout de même. J'étais dans un arrêt sur image géant, grandeur nature et en trois dimensions. Là, dans la boulangerie pleine de monde, on sentait encore bien le mouvement, les mains, les bras désignaient, se tendaient vers les pains, s'élançaient vers les pâtisseries ou faisaient surgir les pièces des porte-monnaie ; figés, mais frémissants, presque. J'ai eu l'impression qu'il n'en fallait pas beaucoup pour que tout reparte, alors je n'ai pas dépassé le seuil du magasin et j'ai filé à côté, pas rassuré. Ça allait mieux, chez le marchand de fruits et primeurs. Dans une boutique comme ça, en temps normal, si j'ose dire, les gens, par petits gestes saccadés et précis, se saisissent des citrons ou des pommes de terre et les examinent une fraction de seconde, autant de la main que du regard, avant de les garder ou de les remettre sur le tas. Seulement là, ce petit geste, ce bref regard, ils s'étaient arrêtés dessus, et pour le coup ils avaient l'air plongés dans des abîmes de réflexion, ces citoyens, devant les agrumes et les tubercules.

            Quelques ménagères considéraient les carottes comme si elles recelaient le secret de l'existence de Dieu ou des six prochains numéros du loto. D'autres, les yeux fermés parfois, avaient l'air d'entrer en télépathie avec le melon qu'elles tenaient dans leur main pour le renifler. D'autres clients encore, vers le fond, les mains tendues vers de gros quartiers de citrouille, s'employaient avec détermination à les faire entrer en lévitation, ou alors s'étaient convaincus qu'on pouvait bel et bien les transformer en carrosses. À la pesée, la main de la patronne flottait encore au-dessus de la poche qu'elle avait posée sur le plateau, et ses yeux étaient baissés sur le cadran de sa balance. L'immobilité lui conférait à elle un je-ne-sais-quoi de stupéfait, comme si elle avait lu qu'elle venait de peser dix tonnes de poireaux. Au moins, eux, ils avaient l'air moins prêts d'en sortir, de leur perplexité potagère. Ça m'a mis du baume au cœur. Et à dix mètres de là, à l'enseigne du "Galopin", chez Raymond pour les habitués, je me suis définitivement rassuré. L'image d'Epinal, que c'était, au Galopin, la photo pour les guides touristiques du monde entier, agrandie et avec du volume, mais pareille : El "Galopin", un café francés típico, Chez Raymond, the atmosphere of the famous french bistrots !

            La boulangerie contenait à grand-peine son élan, peut-être. Aux quatre saisons, on avait versé dans la métaphysique potagère, soit. Mais chez Raymond, alors, ça ne risquait pas de bouger! Eux au moins ils étaient bien, le grand point d'arrêt leur était tombé dessus au meilleur moment, à l'apéro-discussion d'après marché du dimanche. Ça souriait là-dedans, ça caressait son demi ou son petit blanc, ça se penchait vers sa voisine ou ça interpellait un collègue à l'autre bout de la salle. Et Raymond trônait derrière la caisse et chorégraphiait tout ça avec sa femme, son fils et sa petite équipe de serveurs, tous aussi satisfaits que la clientèle. Ils étaient bien, tous, sûrement même qu'ils commençaient à l'oublier, la poigne du temps. Un peu plus, et ils auraient peut-être pu continuer, comme les oiseaux. Pourtant, paradoxalement, ce sont eux qui avaient l'air le plus figés, mais figés parce que contents, figés dans un bon moment.

            Je me suis donc revigoré en faisant le tour du Galopin, j'ai bien pris des forces et je suis sorti affronter la rue, enfin. Parce que ça, la rue, c'était quelque chose! Il fallait s'y jeter, vraiment, dans ce grand flux inarrêtable en apparence, et pourtant gelé, là, devant moi, autour de moi, ou plutôt pétrifié, dans le mouvement. Et quand je dis dans le mouvement... Prenez les cyclistes : ils n'étaient pas tombés, tous étaient encore bien en ligne sur leurs vélos et tendus vers le bout invisible de la piste cyclable qui se déroulait sur l'avenue. Les patineurs ponctuaient le cortège d'invraisemblables diagonales, comme des portes de slalom fouettées par un skieur invisible, et pourtant eux aussi étaient debout, même à peu près.

            Quant aux automobilistes, tous, tapis derrière leurs volants, s'étaient arrêtés sur un des mille petits regards furtifs qu'on jette en conduisant, de côté, aux rétroviseurs, derrière l'épaule, en haut, vers les feux. Aux autres aussi, beaucoup. Tous ces regards en coin captifs jetaient sur l'avenue une aura de suspicion absurde, dérisoire, comique. Après avoir bien encaissé la vue du tableau, je me suis mis à déambuler dedans. Et ça, c'était une impression, de pouvoir se promener tranquillement dans ce qui d'habitude me prenait, me charriait, et au mieux m'expulsait devant ma porte, un peu perdu. C'était la liberté, d'évoluer dans ce flot neutralisé, en pouvant s'arrêter, revenir sur ses pas. C'était comme marcher sur l'eau, ou voler, presque. J'ai débordé de mon trottoir, j'ai pris possession de toute l'Avenue Haendel, en zig-zag. Pas besoin de regarder avant de traverser, je pouvais même marcher sur les capots des voitures si j'en avais envie. D'ailleurs, j'ai copieusement piétiné le gros véhicule bleu d'un atrabilaire en train de vilipender le pauvre piéton qui l'avait fait freiner en s'engageant devant lui sur un passage protégé. J'ai pensé que s'il y avait encore deux ou trois trucs qui tournaient, chez lui, il devait se préparer un ulcère maison, coincé comme ça sur la grosse colère.

 

            Le gros du spectacle, du diaporama grandeur nature était bien quand même sur les trottoirs. Il y avait quelques clichés ratés, des gens surpris en train de parler, la bouche un peu tordue, ou de cligner des yeux. D'autres avaient gardé une de ces grimaces d'un instant, anormalement stupides ou méchantes. Mais il y avait surtout une grosse proportion d'instantanés parfaits. Contre une vitrine, un petit, deux ou trois ans, piquait un gros chagrin. Il avait l'air d'un bébé de dessin animé, ceux qui peuvent rester des heures comme ça, les yeux fermés de toutes leurs forces et le four grand ouvert, tout tordu et tourné vers le ciel. Maman, là-haut, penchée, l'index tendu et oblique, ça ne l'amusait pas, la crise. Mais l'autre il s'en fichait, il braillait, et pour toujours encore! A le voir, je me suis même demandé comment le son avait fait pour s'en aller, lui.


 

 

 

 

 

            Place Géricault, du côté de la Rue Sévère, un grand type maquillé et déguisé en Pierrot Lunaire avait pris la pose et faisait la statue, perché sur un plot de béton, pour extorquer un peu de monnaie aux passants. Je m'étais arrêté pour le considérer. Forcément, je sentais bien qu’il y avait là quelque chose qui clochait. Ce gars-là s’était arrêté de son propre chef, bien avant tout le monde. Est-ce qu’il n’avait rien senti ? Et est-ce qu’il n’avait pas comme… sauté encore un niveau, par rapport à moi ? C’est en essayant de mettre de l’ordre dans ces idées-là que j’ai senti que j’avais faim. Machinalement, fort bêtement surtout, j'ai regardé ma montre, qui indiquait tout naturellement midi trente-sept. Immédiatement, je m'en suis voulu d'avoir des réflexes aussi stupides, et résolus de m'en débarrasser dans l'instant. Des réflexes et de la montre. Sans trop réfléchir ni savoir pourquoi je faisais ça, au fond, je l'ai enlevée pour la poser sur le socle du Pierrot. Je ne me suis pas méfié le moins du monde. Son visage rayonnait fixement et un de ses bras décrivait un arc de cercle devant ses yeux levés, alors que l'autre était tendu derrière lui. J'ai pensé qu'il était en train d'écarter le ciel comme un rideau pour observer les étoiles qui se trouvent derrière, qui sont belles et qu'on ne voit jamais. Il faut aller sur la lune pour pouvoir écarter le ciel comme ça.

 

            Mon estomac a grondé un petit coup. Il ne s'était pas écoulé une seconde depuis que je m'étais levé, mais la marche, ça creuse de toute façon. Je me trouvais Place Géricault, ça tombait bien : l'endroit est bordé de petits restaurants dont les terrasses étaient passablement remplies, la température le permettant. Je me suis mis à musarder autour des tables en examinant les plats que transportaient les serveurs. C'est curieux : même figés comme tout le reste ils avaient encore l'air empressés, de vouloir faire vite, les serveurs. Finalement j'ai chapardé une assiette avec un morceau de confit de canard, des portions de purée de pommes de terre, de carottes et de poireaux, et un peu de salade. J'ai fait réchauffer tout ça dans la cuisine et je me suis installé à une table libre en terrasse. Il faut bien avouer que le repas fut plutôt morose. C'était même lugubre, de ne rencontrer à perte de vue que des évadés du Musée Grévin. Il y avait bien les oiseaux, toujours, mais il n'empêche : à force d'absence de conversation et d'immobilisme, surtout, ils me paraissaient de moins en moins humains, les quidams attablés. Celui qui avait l'air le plus normal, dans tout ça, c'était bien mon Pierrot, tout blafard, béat et costumé qu'il était. Je le voyais bien d'où j'étais assis : il était ravi, toujours. C'est bien naturel, il devait être comme un poisson dans l'eau. Alors que les autres, qui nous entouraient... Qui sait s'ils n'étaient pas en train de se désespérer et de hurler sans que je les entende, enfermés avec leurs cris dans leur carcasse, pour qu'on les laisse sortir, qu'ils puissent en profiter, eux aussi? Et puis non, pour se désespérer comme ça, il faut sentir le temps passer, tout de même. Eux ne réalisent pas, ils n'ont pas eu le temps de réaliser... Je n'en étais même plus sûr, j'avais l'impression de me chercher des excuses. Ça me minait, l'idée que toute cette foule bloquée puisse en plus souffrir. J'ai repensé aux bonnes bouilles de chez Raymond en piochant un dessert dans le réfrigérateur de la cuisine. En me faisant un café au percolateur, je me posais de drôles de questions : la souffrance peut-elle exister sans que passe le temps? Le temps s'arrête, mais pas les gens. Que reste-t-il ? Et si le temps s'arrête, et tous les gens, sans exception, même moi, avec? Ce n'était pas très rigolo, mais je ne pouvais pas m'empêcher d'y penser en sirotant mon café, juché sur un tabouret derrière la caisse. En retournant toutes ces questions dans ma tête, en argumentant, j'ai fini par tout résoudre, ou à peu près, dans un sens qui me convenait. C'est fou ce qu'on est sournois, quand on veut. Je suis ressorti du restaurant, un peu maussade tout de même, fatigué surtout d'avoir autant réfléchi.

 

            J'ai repris la promenade. Seulement, si le ressort n'était pas franchement cassé, il était tout de même un peu distendu. Je ne faisais plus vraiment attention à ce qui m'entourait. En regardant vaguement un peu en avant de mes pieds, je me déplaçais dans ce décor de statues en les évitant comme des passants ordinaires, c'est à dire mobiles. Si quelqu'un avait pu me voir, il aurait cru que j'étais perdu dans mes pensées, et ç'aurait été un sacré tableau, un promeneur, un seul, au milieu des statues, tout bêtement perdu dans ses pensées, indifférent à la pétrification ambiante. Mais comme personne ne m'a vu, il n'y a pas eu de tableau. De toute façon je n'étais pas à proprement parler perdu dans mes pensées, puisque je ne pensais à rien de particulier, faute d'essayer avec assez d'acharnement, sans doute. Et puis j'avais amplement donné, au restaurant. Donc j'étais maussade, tout simplement. Ça commençait à me peser, toute cette inertie autour de moi. La solitude aussi me pesait, mais je ne m'en rendais pas compte. Aussi, à quoi bon regarder plus loin que trente centimètres devant mes pieds? Aussi loin que je voyais, je n'arrivais plus à me figurer ces mannequins involontaires dans des postures un tant soit peu comiques ou intéressantes. Tout ce que je voyais, c'était le phénomène, un gros phénomène obèse et stupide d'immobilisme absurde.

            J'ai fini par me planter au beau milieu d'un grand carrefour, debout sur le toit d'une voiture, furieux, à toiser le décor et ses pantins autour de mon estrade. À du lego, que ça ressemblait! Et rempli d’automates inertes et bêtes ! Parce que les automates, au moins, ça n'a pas vocation à bouger, tant que personne n’appuie sur aucun bouton, alors qu'eux, là, en bas, ils avaient l'air malin, maintenant! Déjà qu'ils n'étaient pas brillants, quand ils s'agitaient comme des fourmis, mais alors figés comme ça, c'était le bouquet, dans la stupidité! Je leur en voulais, les méprisais de n'en avoir pas réchappé comme moi, je remuais des pensées d'hyper-actif chronique qui se croit avec fureur entouré de fainéants, je déraillais complètement en somme, jusqu’à ce que l'être raisonnable qui sommeillait en moi - la digestion, sans doute – se réveille pour me remonter les bretelles :

            "Mais vas-y donc, puisque t'es si malin! m'a-t-il dit. Fais-le, ton numéro! Et après? Tu veux que je te dise, moi, après? Eh ben après, le clown, il va rentrer chez lui, tout piteux, et il va remettre son réveil en marche et il va bien s'agiter devant, à faire le lit, le ménage ou la vaisselle, pour bien le rassurer, pour bien lui montrer que c'est reparti. Parce que pour repartir, ça va repartir, crois-moi! Finie, l'inertie! Ça va valser à nouveau, tu vas voir, les demis chez Raymond, et les courgettes, à côté, et la cohue, partout, ça oui! Et puis y'aura lundi, demain! Miam, le lundi! Le boulot! C'est ça qu'est bon! C'est ça qu'il leur faut, à tous ces glandeurs! Et à toi le premier! Et alors tu nous foutras la paix, peut-être, hein? Dame oui! Parce que tu ne pourras même plus te plaindre! Parce que tu l'auras eue, ta chance, mais que tu n'auras même pas pu la supporter, il sera trop tard, pour couiner! Réglé, ça sera : boulot, beaucoup, et dodo, un peu! Et bouche cousue! T'auras fait ton choix!"

            Penaud, que je suis descendu de la voiture, et je me suis adossé à une portière, pour faire un peu le point. La pensée d'un nouveau lundi m'avait glacé, il faut dire. C'est vrai, de quoi pouvait-on se plaindre, après quoi pouvait-on en avoir, dans l'état actuel des choses, comparé à un lundi? Mais qu'est-ce que j'avais, alors? C'est vrai qu'avec un temps pareil... La température était douce, je l'ai dit, mais le ciel vers lequel je levais les yeux, sans conviction... Gris... Il menaçait de pleuvoir d'un moment à l'autre.

            D'un moment à l'autre...

            Mais y'en avait plus, de moments! Elle était figée aussi, la grisaille! C'était ça que j'avais réalisé obscurément et qui me rendait morose. Du coup, plus de problèmes, me suis-je dit en me remettant sur pieds d'un coup sec. Il y a des coins où c'est le soleil qui est figé, et des jolis encore, pas dans le béton, à la campagne, à la mer...

            À la mer. Ça c'était une idée, tiens. Direction la plage, et ça ira mieux, ça me paraissait évident. En regardant autour de moi, je me suis dit que justement ce n'étaient pas les moyens de transport qui manquaient.

            J'ai jeté mon dévolu sur la voiture la plus proche, celle où j'avais grimpé. Le quidam au volant n'était pas trop costaud, mais j'ai tout de même trouvé qu'il pesait son poids quand je l'ai transporté. Comme il était tout raide dans sa posture d'automobiliste, assis et les bras tendus en avant, le seul moyen de le poser sur le trottoir, à part au beau milieu, ç'aurait été sur le dos et les pieds appuyés contre un mur. Déjà que j'allais emprunter sa voiture, j'aurais vraiment eu l'impression d'abuser. Heureusement, en passant devant une boucherie avec mon colis dans les bras, j'ai remarqué que la grande planche à découper la viande était libre, et pas trop sale. Je l'ai laissé assis là, il était bien, je crois. Et puis ça valait le coup d'œil, depuis le seuil du magasin : le boucher et ses clients plongés dans le même examen métaphysique des gigots et des faux-filets que les autres avec les légumes, là-bas, et en plus totalement indifférents à l'illuminé juché sur la planche à découper, qui avait l'air de vouloir multiplier la viande avec ses bras tendus.

 

            Je me suis installé dans ma nouvelle voiture avec le sourire. J'ai tourné la clé de contact comme pour éteindre le moteur, puis dans l'autre sens, et c'est parti au quart de tour. J'ai pu emprunter les couloirs de bus - il n'y a pas beaucoup de bus, le dimanche, c'est bien - pratiquement jusqu'à la sortie sud de la ville, en faisant attention tout de même aux cyclistes et patineurs plantés verticalement par-ci, par-là. Puis je me suis trouvé bloqué une paire de fois à des feux, la chaussée remplie de voitures de front. À chaque fois j'en ai choisie une dans le premier rang, qui avait du champ devant elle et un seul chauffeur, que j'installais dans le véhicule que je laissais derrière moi. À part ces arrêts techniques, je me suis faufilé sans encombres sur l'autoroute, à foncer sur la bande d'arrêt d'urgence, la seule praticable. Parce que pour l'arrêt d'urgence, c'était plutôt sur les voies normales que ça se passait. D'urgence et général, surtout.


 

 

 

 

 

            Je l'ai vue, je marchais. Parce que la voiture, sur l'autoroute, ça allait encore, mais sur les nationales, ou plus petit, il avait fallu se mettre à slalomer entre les autres véhicules. Je trouvais ça un peu dangereux. Agaçant, surtout. Et comme bien sûr je n'étais pas pressé, j'ai laissé la ferraille sur une petite aire de repos, en rase campagne, et je me suis mis à marcher, en m'arrêtant dans des villages ou des agglomérations plus grandes que je traversais pour manger et dormir. C'était une heure bien commode, midi trente-sept : toujours un restaurant avec des plats tout prêts à réchauffer et des hôtels avec des chambres libres dont je tirais les rideaux pour simuler une nuit tout à fait acceptable. Je voyageais. J'ai un souvenir confus et agréable de ces voyages. J'ai l'impression que les paysages étaient assez variés. Les villes aussi : chacune avait sa façon de s'être arrêtée, c'était un spectacle constamment renouvelé, même si je n'en abusais pas, parce qu'à la longue, ces galeries de statues en plein air... Je n'ai pas vu la mer, ou juste une fois, de loin, du haut d'une colline, en plein soleil. C'était peut-être le ciel, je ne sais plus. J'étais un peu comme en hypnose, je crois, ma décision d'aller à la mer s'était diluée, ou endormie. J'ai dû tourner en rond, des ronds plus ou moins grands. Globalement, je restais au soleil, et je m'arrêtais dans les villes pour manger, dormir, me laver, il y avait de l'eau partout, et changer d'habits sur les marchés. De temps en temps j'empruntais une voiture ou plus volontiers un vélo, que je laissais un peu plus loin. J'aimais bien le vélo, surtout dans les descentes, mais quand je l'ai vue, je marchais.

            À la campagne, j'ai observé que certains animaux étaient arrêtés, les vaches, les moutons, par exemple, alors que j'en voyais d'autres se déplacer librement, plus ou moins loin de moi, des biches, des oiseaux, des écureuils ou des lézards. Quelques chevaux aussi. Quand je l'ai vue elle était sur un cheval, et ils bougeaint tous les deux. J'avais dormi une bonne trentaine de fois - je ne comptais pas, il n'y avait aucune raison de compter - à midi trente-sept, quand je l'ai vue, et il me semble que je l'avais rêvée, parfois. Pas exactement comme ça, mais je l'avais rêvée.

 

            Je traversais un grand champ relativement plat, peut-être pour aller vers le bosquet qui était au bout, et elle est apparue sur ma gauche et en avant de moi. Cent mètres plus loin elle allait couper ma trajectoire à angle à peu près droit, mais on a infléchi nos routes pour venir à la rencontre l'un de l'autre. Une fois face à face, on s'est regardés un peu de bas en haut, et réciproquement, et elle m'a dit bonjour.

            « Bonjour. »

            Bonjour, j'ai pensé. C'était la chose à laquelle je m'attendais le moins du monde, qu'elle me parle. Ça m'était un peu sorti de la tête, que les gens parlaient, d'ordinaire. Je me suis à peine demandé si je savais encore le faire, et je m'entendis dire, tout naturellement :

            « Bonjour.

- Je m'appelle Nina. »

Je lui ai dit mon nom.

« D'où tu viens? »

            J'ai tendu le pouce derrière moi, sans me retourner.

« Où tu vas? »

            Elle commençait à m'agacer, avec ses questions! Qu'est-ce que j'en savais, moi, où j'allais? Elle s'en est rendue compte immédiatement.

            "C'est vrai, excuse-moi. Monte, on va voir Ruben."

            À la bonne heure. Je suis monté comme j'ai pu derrière elle, et on est allés voir Ruben. Je ne disais rien, j'étais encore un peu dans ma torpeur. Je pensais juste vaguement à Nina qui parlait un peu à son cheval, je crois, pour l'encourager. Le cheval, lui, ne disait rien, et tout était dans l'ordre. Je ne la trouvais pas très belle, Nina. Pas laide non plus, tout à fait commune en somme, avec des cheveux châtains ni courts ni très longs et un profil passable que j'apercevais de temps en temps, avec un nez un tout petit peu fort, un tout petit peu crochu. Et son corps... Un corps, normal. De toute façon, assise comme ça... J'avais les mains croisées devant moi sur le dos du cheval, et avec les mouvements de la monture je touchais parfois ses fesses, sans le faire exprès mais sans les éviter. Ça ne me faisait rien.

            J'aime bien Nina parce qu'elle m'a laissé tranquille pendant ce bout de chevauchée.

 

            Elle m'a montré une ferme un peu plus loin.

            "On va dormir là."

            Je n'ai rien répondu, ce n'était pas une question. Devant la maison il y avait une petite mare où flottaient au gré du vent quelques paires de canards. Du bord de l'eau, une espèce de bâtard au poil en bataille les observait, hagard, bloqué comme eux. J'ai eu envie de le mordre un peu, pour rigoler. Mais bon, il ne faut pas être totalement stupide non plus. Et puis c'est surtout après les chiens des villes que j'en ai, ceux des campagnes sont en général légèrement plus sympas, surtout les bâtards touffus en désordre, d'ailleurs. J'ai raconté ça à Nina et ça l'a fait rire.

            La maison était fermée mais Nina en a crocheté la serrure avec un petit bout de fer prélevé quelque part sur le harnachement de son cheval. Dedans, pas de traces des propriétaires. Par contre on a trouvé leur chambre avec un bon gros lit de campagne, comme un carrosse rustique ou une piscine où on ne coule pas tout à fait. On a fait le noir et je me suis assis sur le matelas pendant que Nina se déshabillait. Les femmes, en somme, on les voit à travers le lien qu'on a avec elles. Et Nina avait su créer un drôle de lien entre nous, rudement fort, en me fichant la paix pendant qu'on se promenait tous les deux à cheval. Alors j'ai trouvé qu'elle avait un corps de reine, et son visage, avec son nez, ses sourcils un peu proéminents et tous ses détails un peu durs... Et alors ? Et puis c'était si simple! Nina s'est déshabillée et elle est venue s'agenouiller sur le lit. Son sexe était tout près de ma tête, et je m'y suis perdu toute la nuit.

            Comme la nuit ne dépendait que de nous, on a pu en prendre une bonne ration.

 

*

 

            Quand on a rouvert les rideaux, c'était toujours aussi simple, avec Nina. On a déjeuné en se souriant plus qu'on ne se parlait.

            "On va voir Ruben, alors? j'ai demandé.

- Oui."

            Je n'ai pas eu besoin de poser de questions supplémentaires, c'eut été indélicat, d'abord.

            "C'est un copain à moi, reprit Nina. Un musicien. Comme je le connais, il doit être encore en mouvement, lui aussi. Il habite au bord de la mer, par là."

            Elle avait un peu penché la tête vers la gauche et l'extérieur de la cuisine. Dit comme ça, ça pouvait être un bord de mer d'un autre continent. De toute façon, je ne savais plus trop où on était. J'ai pensé que je retombais quand même sur mes pieds, puisqu'on allait à la mer, au bout du compte, avec Nina. À deux, on n'allait sûrement pas s'égarer comme je l'avais fait. Mes ardeurs provisoirement calmées, en regardant Nina et en lui souriant, je me disais que c'était bien qu'elle ne soit pas très jolie. Ça m'empêcherait de tomber amoureux. Ça me faisait donc juste une compagnie fort appréciable, qui m'était déjà devenue indispensable. Elle se disait la même chose à propos de moi, ou bien, comme c'était probable, n'avait aucun penchant pour de telles pensées.

 

            On a continué notre route à cheval et parfois en marchant à côté de l'animal pour se reposer les fesses. C'était moi surtout qui avais besoin de marcher régulièrement. Nina, elle, le contact de la selle ne semblait pas la gêner. Pourtant elle n'avait que des pantalons normaux, comme moi, pas rembourrés du tout. Je le sais bien, je les lui ai enlevés assez souvent. Sa peau aussi était normale, partout. Cependant elle tenait à marcher à côté de moi quand je descendais de cheval, gentiment, pour ne pas me parler du haut de sa monture, elle disait.

            Je la suivais, Nina, parce qu'elle semblait avoir une idée bien précise de l'itinéraire à suivre sans précipitation. On a traversé surtout de la campagne, et peut-être trois ou quatre villes moyennes, pas plus. On s'arrêtait régulièrement, en général dans des maisons isolées - Nina préférait les maisons isolées - où on trouvait immanquablement un vaste lit qui nous tendait les bras, tant il est vrai qu'à midi trente-sept, même le dimanche, les gens sont en général levés. Alors on faisait le noir autour du lit et on le remplissait longtemps de petits bruits qui allaient du soupir au cri ou à l'éclat de rire bien franc. C'était aussi un spectacle toujours nouveau, ces maisons. Sur la terrasse de l'une d'elles, dans un coin où il faisait beau, deux couples d'amis en étaient restés à l'apéritif en regardant leurs enfants (trois) s'ébattre sur la pelouse ou lancés sur des balançoires fixées dans des angles improbables. Eux aussi avaient l'air si tranquille que c'était rassurant de les voir installés comme ça dans l'immobilité. Au point que dans tout ce tableau, ce qui paraissait le plus susceptible de se remettre à bouger, c'étaient les nains de jardins plantés çà et là. C'est Nina qui me l'a fait remarquer et ça m'a fait rire, et puis je l'ai entraînée dans la maison en lui disant de se cacher avant que les nains la prennent pour Blanche-Neige.

            On a continué notre route selon l'itinéraire que Nina semblait s'être si bien fixé, en faisant juste les détours nécessaires pour éviter quelques pluies immobiles, comme des boîtes d'eau géantes posées par endroits du paysage.


 

 

 

 

 

            Ce n’était pas tout à fait la mer, chez Ruben, on ne la voyait pas de la maison. Mais en un quart d’heure de marche, après une série de dunes, on la trouvait. Il faisait dans ce coin-là un grand soleil derrière quelques nuages épars, les gros pleins de rondeurs qui ressemblent à des théières ou à des dinosaures potelés, et il me semble qu’alors ils bougeaient encore doucement, tout doucement, parce que les zones d’ombre et de lumière, chez Ruben ou à la plage, n’étaient pas toujours exactement les mêmes. Pas encore. Maintenant si. L’eau aussi bougeait, la mer avait un flux et un reflux complètement normaux et réguliers, que je sache. Seulement, et ce n’est pas étonnant vu la saison, elle était fraîche, au premier abord. Après plusieurs visites où on s’était seulement trempé les pieds, et encouragés par Ruben, on a fini par s’y baigner de bon cœur. Mais la première fois qu’on est allés à la plage, seuls Nina et moi, juste après notre arrivée, on s’est contentés de tâter l’écume pour décider d’un commun accord qu’elle était trop froide et filer faire l’amour au milieu des dunes.

            Quand Nina est repartie vers la maison je suis resté encore un peu allongé dans le sable pour faire le point. Derrière moi, l’errance dont le souvenir s’estompait à toute vitesse. Quand j’y repense, je me demande bien tout ce que j’ai pu faire et jusqu’où j’ai bien pu aller pendant cette phase-là. Plus j’essaie de m’en souvenir et plus je ne trouve que du blanc, du vide. Passons. Devant moi, cette maison et ses dépendances au bord d’un chemin, son terrain et un bosquet derrière, les dunes, la mer, Nina et ces deux drôles de types.

            Ma première vision de Ruben est celle d’un interminable barbu plié on ne sait trop comment pour tenir tout au fond d’un gros fauteuil, et penché sur une guitare d’où il extrayait des notes étonnées. En entrant, Nina m’a vaguement désigné et a juste dit : « Je l’ai trouvé en chemin », avant de se tourner vers Robert, appuyé contre le mur au fond de la pièce, et d’ajouter : « Et lui ? C’est qui ? ». Ça ne fait pas très cordial, comme ça, mais Nina pouvait prononcer ce genre de phrase avec un tel naturel et une telle absence d’hostilité, dans la voix ou l’expression, que ça passait comme une lettre à la poste.

            « Lui, a répondu Ruben, c’est un blues, si on veut… C’est ce morceau. J’étais en train de jouer le peu que j’avais déjà écrit, et il est entré. « Salut, il m’a dit, c’est moi ton blues. Comme je vois qu’on a tout le temps, j’ai pensé que tu dirais pas non à un coup de main. Si t’avais des doutes, ou quoi que ce soit. » Depuis, il est là – Ruben s’était retourné, mais du mauvais côté. Il se tortilla un peu dans le fauteuil pour pouvoir retrouver Robert, qui se marrait en silence, et nous le désigner de la tête. Il joue pas mal de la guitare, poursuivit-il. On a fini le morceau, il m’a pas mal aidé pour les arrangements, on a enregistré… Et puis j’ai pas encore trouvé de meilleure explication que la sienne. Je cherche, mais j’ai pas trouvé.»

 

            Ce que disait Ruben collait. Pour commencer, n’importe qui serait allé s’asseoir dans un des autres fauteuils de la pièce au lieu de rester comme ça appuyé contre un mur. De plus, Robert était un petit noir avec un vieux chapeau un peu de travers et en arrière sur le crâne. À part quelques rides, il avait la physionomie mangée par de grandes lunettes. C’était pas du blues, ça, peut-être ? Robert avait aussi un large sourire à trous : il lui manquait quelques dents, mais celles qui restaient étaient si blanches et bien rangées qu’on ne comprenait pas tout de suite ce qu’était l’espèce de damier pas fini qui s’allongeait sous son nez. Plus tard il m’arrivait parfois, en le croisant, de ne voir à la place de son sourire communicatif qu’un ornement abstrait qui lui barrait le visage d’une façon inexplicable. Cet aspect insolite mettait Robert à mi-chemin entre le commun des mortels et les personnages de dessins animés, et ça aussi, je suppose, faisait de lui un blues acceptable.

            Après nous avoir considéré un peu, figé derrière Ruben qui s’était remis à explorer avec sa guitare, Robert s’anima soudain comme si quelqu’un avait appuyé sur un bouton. Il se planta devant nous en écartant les bras :

            « Salut ! C’est moi son blues. Comme j’ai vu qu’on avait tout le temps, j’ai pensé qu’il dirait pas non à un coup de main. S’il avait des doutes, ou quoi que ce soit. »

            Sans paraître perdre le fil de ses pincées de cordes, Ruben reprit distraitement la parole :

            « Ouais, vous allez voir, il répète les choses des fois, ça va par cycles, c’est normal pour un blues. Douze mesures, trois accords… On s’y fait… Ça fait un rythme, notez… On s’habitue. Lui aussi s’habitue. D’ailleurs, je me demande… »

            Je ne lui ai pas demandé ce qu’il se demandait. Ça faisait déjà beaucoup d’informations pour un type comme moi qui débarquait là, mais au fond, ce que disait Ruben collait. Oui messieurs-dames, je répète, et c’est peut-être ça le plus grave, ce que disait Ruben COLLAIT ! Ce qu’il dit a l’accent de la vérité et serait frappé au coin du bon sens si une telle notion existait encore. Car c’est bien là l’essentiel : après m’être échappé d’une prison dont les barrières et les gardiens ont cessé de fonctionner, j’ai fait le tour, et peut-être plusieurs fois, d’un monde ou d’un instant, c’est selon, et ça a duré ou pas, a priori pas, ce qui est sûr c’est que chaque pas que j’ai fait alors je l’ai fait en oubliant le précédent jusqu’à ce que je me retrouve au mitan d’un pré devant Nina sur un cheval, jusqu’à ce que je la besogne dans les dunes, qu’elle dise « Et lui ? C’est qui ? », qu’on copule près du jardin aux nains, que Ruben dise qu’il jouait un morceau de guitare et que le morceau est entré par la porte et que je reçoive l’information comme ça, sans broncher, en me disant, et encore, sans me le dire tout à fait : « Ce type est le blues que celui-ci jouait. Il est venu, il est resté, il est là. OK. C’est Robert. Enchanté. » Et après ? Après !? Qu’est-ce que ça veut seulement dire, « après » ? « Après » c’est maintenant, c’est même avant, et avant j’ai déjà tout vu et c’est pareil, tout est pareil, tout sera pareil. « Après » il n’y a rien que Nina l’intermittente et Ruben le long et Robert et rien d’autre. Ça s’est présenté comme ça et c’est comme ça qu’il faudrait continuer, entre une étrangère chronique toujours prête à aller exister ailleurs, dans un souffle, avec son cheval, un échalas barbu qui traverse les lieux comme un tuyau à la traîne d’un monde informe de sons et de points d’interrogations et un blues nègre, édenté, bavard qui s’insère fichtrement bien dans le tableau. Il est même plutôt irremplaçable, Robert. Par exemple, lui seul peut me cueillir au lever, quand je m’extrais de ma chambre, me rigoler au visage en me montrant toutes les dents qu’il peut et me hurler :

« Beau temps ce matin, fils ! Ha ! Dis-moi ce que tu crois : j’irai au Diable, ou à la pêche ? »

Il faut quand même se le farcir, ça, au réveil, surtout quand on se désole que le temps soit justement si imparablement beau. Mais curieusement, ça me donne toujours plus envie de l’accompagner à la pêche que de lui briser quelques dents de plus. « Dis-moi ce que tu crois : j’irai au Diable, ou à la pêche ? » De toute façon Robert ne met jamais en application aucun de ses multiples projets – au lieu d’aller pêcher il peut aussi proposer, comme alternative au démon, d’aller au dancing, au bistrot ou manger des gaufres : après sa tirade il attrape sa guitare. Robert n’est jamais loin d’une guitare, il passe d’ailleurs l’essentiel de son temps éveillé l’instrument à la main, le manipulant plus ou moins machinalement et selon l’humeur du moment. Les fois de  « beau temps », il se balade partout en grattant des rythmes nerveux et en faisant courir sa voix du souffle inaudible jusqu’au grand cri franc et massif. Quand c’est comme ça il n’arrête pas avant d’avoir asséné au moins cinq fois à chacun d’entre nous qu’il fait beau et qu’il hésite entre aller au Diable ou ailleurs. Nina et Ruben n’y font pas trop attention, moi seul ai remarqué que le seul moyen alors de le faire un peu tenir en place c’est d’aller s’asseoir près de lui et de rentrer dans ce qu’il joue en fredonnant quelque chose ou simplement en claquant des doigts ou autre. Quand il est comme ça, la compagnie ne déclenche chez Robert aucune réaction particulière. Il continue à gratter comme avant, ça lui ôte juste la bougeotte et c’est déjà beaucoup. On s’assied un moment tous les deux à chantonner ensemble et c’est tout ce qu’il veut.

D’autres fois il s’installe bien à l’aise, adossé à un mur ou à quoi que ce soit. Il allonge les jambes et il égrène des arpèges sans y faire attention. Il reste là à tout contempler avec l’air de le voir pour la première fois - pour la première fois ! Alors que moi il me semble que c’est bien une fois pour toutes qu’on voit ça. Quand quelqu’un passe – et quand je dis quelqu’un, ça n’est jamais que Ruben, Nina ou moi, qui d’autre ? – il incline poliment la tête et il ajoute, comme pour se présenter, pour lier connaissance ou pour s’excuser :

« Salut, c’est moi le blues. Comme je vois qu’on a tout le temps, j’ai pensé que tu dirais pas non à un coup de main. »

Total, Robert est toujours content. Plus exactement il n’est jamais triste comme moi, par exemple. En réalité il n’est jamais non plus fatigué ni distrait ni nerveux ni quoi que ce soit d’autre : il n’a pas l’air d’éprouver des sentiments au sens où on l’entend normalement, et ça doit être une des différences entre les gens comme nous et les blues, comme lui. Ses humeurs bonnes ou mauvaises, à Robert, ou ce qui s’en rapproche le plus, c’est justement qu’il hurle au beau temps entre deux riffs nerveux puis qu’il devienne arpèges-béat. Il y a aussi Robert-qu’on-ne-voit-pas, juste des bouts d’accords traînants, un rien condescendants, qui viennent de la pièce du dessus ou d’à côté, de derrière une dune ou d’un feuillage, sans que lui apparaisse jamais ; Robert-qui-allume-des-feux un peu partout et les regarde s’éteindre en massacrant des sortes de chants cow-boys. Parce qu’il y a tout de même des choses qu’il sait mieux faire que d’autres. À ça aussi on voit qu’un blues est plus ou moins complexe, et Ruben, qui s’y connaît, dit que les tonalités ont également leur importance. Par exemple, Robert-qui-mange-beaucoup joue systématiquement en mi, et à la rigueur en do. Alors que quand il décrète les bains de mer pour tout le monde et qu’il nous harcèle jusqu’à ce qu’on cède, c’est plutôt dans le compliqué, dans l’inhabituel, ré bémol ou fa dièse, typiquement, qu’il se hasarde sur le sable en regardant l’horizon loin derrière nos éclaboussures.

Enfin il y a ses histoires, sa spécialité, celles qu’il commence par « Écoute bien ce que Robert va te raconter, fils – tu connais mon histoire ? », des espèces de monologues narratifs un peu hallucinés sur les anecdotes d’un monde un peu comme le nôtre et en même temps infiniment loin. Ruben dit que c’est ça le plus intéressant de Robert. Il dit que ce sont des improvisations, qu’on peut voir ce qu’il a à raconter en fonction de son état, que ça change toujours. Je pense qu’en réalité si Ruben aime tant ça c’est qu’il y trouve à chaque fois un beau bon tas de questions à se poser. Toutes ces improvisations de tous les Roberts possibles c’est son oxygène, à Ruben, son réservoir de questions, de doute, de perplexité, de portes ouvrant sur des interrogations toujours plus vastes et renouvelées. C’est que Robert s’y entend pour donner à ses récits des allures de parabole, sans qu’on saisisse jamais où il veut vraiment en venir. Au fond, je pense qu’il n’a rien de spécial à dire, Robert, que c’est juste nous qui voudrions voir quelque chose dans ce qu’il déballe, comme s’il n’était pas ce qu’il est. À moins qu’il joue à nous faire croire un peu, qu’il soit ce genre d’escroc. Voilà ce que je pense. Voilà ce dont j’essaie de me persuader, de toutes mes forces, alors que je sais bien que je n’aurai jamais le fin mot de l’affaire. Pour en avoir le cœur net, j’ai même voulu lui demander, à Robert. Jugez plutôt. On était allongés dans les dunes, sur le dos, les bras bien en croix, les jambes bien allongées, écartées, juste occupés à prendre le plus de place possible sur le sable en regardant le ciel, ou rien. Et pour être sûrs de ne pas s’envoler par inadvertance on avait une de ces conversations où on ne s’écoute pas vraiment, où on se dit juste les choses qui effleurent la pensée, sans logique, juste pour se faire parler. On dialoguait comme ça et au détour d’un mot j’y suis allé de but en blanc, sans avoir décidé, sans savoir pourquoi :

« Robert, pourquoi tu nous racontes des histoires ?

- Des histoires ? Et quelles histoires ? 

- Les espèces de contes bizarres que tu nous dis de temps en temps.

- Ah, ces histoires-… Et pourquoi je les raconterais pas ?

- C’est pas ce que je voulais dire. C’est ton droit de les raconter. Mais nous, qu’est-ce qu’on doit en faire ? À quoi elles servent ? À quoi tu veux qu’elles nous servent ? »

            On n’avait pas fait un mouvement, on ne se regardait même pas. On parlait juste, aussi immobiles que les nuages dans nos yeux. Il y a eu un tel silence après mes questions que j’ai pensé que Robert ne prenait même pas la peine d’y réfléchir, et j’ai trouvé ça normal. Mais il a fini par parler à nouveau :

            « Elles servent à être écoutées. Vous les écoutez, d’ailleurs. »

            J’ai essayé de trouver quelque chose à ajouter, quelque chose d’autre que ce qui venait spontanément, et je n’ai rien trouvé. Robert m’a coupé juste comme j’ouvrais tout de même la bouche :

            « Et ne viens pas me demander pourquoi vous écoutez. Moi je parle. Tu m’as demandé pourquoi je parlais et je te l’ai dit. Le reste, ça te regarde, et ça t’apprendra à te mettre aussi à faire des phrases qui commencent par « pourquoi ».

- C’est trop facile, ça, Robert. Je la connais, ta rhétorique. Trouve autre chose.

- Parce que c’est toi, alors, soupira-t-il. Bon, disons que si tu savais pourquoi tu écoutes mes histoires, si tu comprenais vraiment, tu ne les écouterais plus.

- Et alors toi, si tu savais pourquoi tu nous les racontes…

- Correct. Maintenant on peut arrêter d’en parler. »

            Robert préférait continuer à ne pas bouger en prononçant des mots rares et quelconques et moi j’en avais appris suffisamment, c’est à dire rien de plus. Il a encore marmonné « …parce que c’est toi » et on était allongés là, le nez planté haut dans le ciel.

            C’est à force de choses comme ça que Robert est devenu mon meilleur copain, compte tenu des circonstances et du reste du groupe. Alors oui, je le redis : ce que disait Ruben collait, pour sûr ! Parce qu’il peut bien dire ce qu’il veut, Ruben, puisque Robert c’est encore ce que j’ai de plus solide où me raccrocher (avec, quelquefois, les seins de Nina) dans cet effondrement immobile dont j’ai l’air d’être le seul à souffrir. Et voilà que ça ne suffit plus. En fait c’est énervant, puis un peu douloureux, et en fin de compte terrifiant, que tout ce qu’il y a de plus tangible pour moi soit un blues, une musique, une vibration, autant dire un courant d’air un tant soit peu organisé, rien de plus. À ça aussi il faudrait, il faudra s’y faire, à se cramponner un peu à un courant d’air (à défaut d’une paire de seins) pour interrompre un peu cette chute qui ne finira pas. Et ça non plus, je ne peux pas, pas encore, alors – je n’en suis pas sûr – c’est peut-être pour apprendre que je suis revenu sur mes pas. C’est pratique, c’est devenu la même chose qu’aller de l’avant, du moment qu’on arpente les seules dimensions qui nous restent, qu’on existe un peu. Qu’on croit qu’il y a encore quelque chose à chercher, comme je le crois en arrivant Place Géricault par la Rue Sévère.