DIALECTIQUE DES BANCS, DES TOURS ET DES SATELLITES

 

 

 

 

            « Voilà ce que je pense : New-York est là, et Paris là. La Terre tourne dans ce sens-là, d’accord ? Du coup, quand l’avion va de Paris à New-York, New-York se rapproche. Et au retour, Paris s’éloigne. Donc on a plus vite fait d’aller à New-York que d’en revenir.

- Aha… Et pour toi c’est pareil, non ? Si tu sautes en l’air, tu retombes pas au même endroit, puisque la Terre a tourné entre-temps…

- Euh… Je suppose, ouais… Pas tout à fait au même endroit… Mais ça se voit pas… Elle tourne pas vite, la Terre… Ou quoi ?

- Penses-tu… Cinq cent mètres à la seconde à peine. Une paille ! Mais ça veut quand même dire que si tu sautes, là, et que tu restes en l’air, allez, une demi-seconde, ça suffit pour que la banque que tu vois là-bas t’arrive en pleine tronche ! Paf ! Alors ?

- Ben… C’est par là, l’ouest, t’es sûr ?

- C’est par là.

- On dirait que t’as raison.

- Ça y ressemble.

- Mais mon avion, alors ? Parce que c’est vrai, hein, le coup qu’il met plus longtemps dans un sens que dans l’autre. Je l’ai lu je sais plus où, mais c’est sûr.

- C’est autre chose, ça. C’est des trucs de climat au-dessus de l’océan, des espèces de vents dominants toujours dans le même sens…

- Il a plus de résistance dans un sens que dans l’autre, donc il va plus lentement, c’est ça ?

- C’est ça. Je sais pas pour les détails, mais l’idée c’est ça.

- Comment t’as appris tout ça ?

- L’hiver, pour me tenir au chaud, je passe mes journées dans les bibliothèques. C’est toujours ouvert sauf dimanche et lundi, et t’as la paix, si tu fais pas le mariolle.

- Et tu bouquines, du coup ?

- Correct. Dans une bibliothèque, c’est plus facile que de jouer au tennis. J’y ai pris goût. En plus ça m’a toujours intéressé ces trucs : les avions un peu, et surtout les satellites, les planètes…

- Justement, tiens, les satellites ! On voit bien la Terre tourner, depuis un satellite ! Comment ça se fait ?

- C’est pas pareil. Les satellites, ils sont beaucoup plus haut.

- Et alors ?

- Et alors ils sont en dehors du référentiel terrestre. Les avions, eux, ils y restent, dans le référentiel.

- C’est quoi encore, ce truc ?

- Ce truc, ça explique que les avions, ils ont beau être en l’air, ils ont encore la vitesse de la Terre. C’est pour ça que vu de l’avion, on ne voit pas la Terre tourner.

- Pourquoi ?

- Parce que c’est comme ça. C’est comme quand on saute d’un train en marche : on se casse la gueule parce qu’on a encore la vitesse du train mais qu’on peut pas courir aussi vite que lui.

- Mouais. Et le satellite ?

- Le satellite, il est tellement haut qu’il est sorti du référentiel. Du coup il voit la Terre tourner. Tu comprends, un peu ?

- Un peu… C’est pas mal… À partir de quelle hauteur on en sort, de ton référentiel ?

- Ça j’en sais rien… Attends voir… Ça dépend comment tu veux raisonner. Le satellite par exemple, on décide qu’il est en dehors, et partant de là on peut calculer à quelle hauteur il faut le lancer. Tu vois ?

- Ouais… Oui : comme moi, tout à l’heure : tu commences par me sortir, et puis tu calcules que si je suis dehors je vais me manger la banque.

- Pareil.

- Ton référentiel alors, c’est comme on veut. Pour en sortir, il suffit de le vouloir.

- Exact. Il suffit de le vouloir. »

            On s’arrête un peu de parler. Pendant que le gosse, pensif, efface doucement du pied les croquis qu’il a faits dans la terre de l’allée, je regarde le reste du square rond, au milieu de la place, avec ses bancs noirs de monde. Dire qu’il y a trois semaines… Combien on était, dans le square, il y a trois semaines, à onze heures du matin ? Trois, quatre ? Moi j’étais là, c’est sûr, à prendre le soleil et à regarder les affiches du cinéma pour m’imaginer les films. Ou alors j’étais en grande conversation avec le Douf. Le baratin habituel :

            « … parc’que j’te l’dis, hein, Tonio, l’Espagne à pied, ça m’fait pas peur, moi ! J’suis bien d’jà v’nu d’Thionville ! Oublie pas ça, Tonio !

-  Non, non, Douf. Je sais.

-  Parc’qu’en septembre, Tonio, j’vais pas rester là à m’les geler ! En septembre, j’me casse en Espagne !

-  T’as raison.

-  Un peu, qu’j’ai raison ! Parc’que j’vais pas rester là à m’les geler… Et tu bouges pas toi, Tonio ?

-  Pour quoi faire ?

-  J’sais pas, moi… De toute façon ici on fait rien.

-  Et tu crois qu’ailleurs on en ferait plus ?

-  Non, sûrement… Mais c’est histoire de bouger… Parc’qu’en septembre, moi… »

Et ainsi de suite.

Un ou deux types en plus, des slaves je crois, avec un chien. Sympas, mais c’était dur de savoir d’où ils venaient exactement, ils parlaient pas un mot de français. On essayait de leur apprendre petit à petit, quand ils étaient là, pas toujours. Y’en avait un qui jouait presque en permanence d’une espèce de guitare et dont le nom ressemblait à « Georges », mais en plus compliqué à la fin. On a fini par l’appeler Jo.

Bref, c’était pas la joie ici, y’a trois semaines. À tel point que le Douf est bel et bien parti en Espagne, un matin, à la surprise générale : il en parlait tellement que jamais on aurait pu imaginer qu’il le ferait pour de bon. Qui sait où il est, maintenant ? Sur le coup ça m’a même embêté un peu de rester seulement avec les deux autres. Pour la conversation, c’était moins facile. Mais je me suis pas ennuyé longtemps, et maintenant je peux dire que le Douf, avec sa bougeotte, il a loupé quelque chose. J’espère au moins que là où il est il en profite aussi.

 

Ça a commencé l’après-midi de ce jour-là, le jour où le Douf est parti. Je me souviens du premier qui est arrivé. Je l’avais vu passer comme tous les matins vers huit heures et demie, neuf heures, tête baissée, dans le flot. La majeure partie du flot qui passait devant mon banc s’engouffrait dans une tour avec plein de sonnettes et de logos à l’entrée. Les autres bifurquaient avant vers la banque ou une des trois autres tours. Ceux de la banque passaient devant Jo, quand il était là, mais personne ne s’arrêtait jamais pour l’écouter. Et puis la journée passait, on revoyait sortir un peu de monde pour le déjeuner, quand il faisait beau, et les flots complets repassaient dans le sens inverse et à la même vitesse vers six heures et demie ou sept heures du soir. C’était réglé comme ça. Sauf que ce jour-là il est sorti de sa tour au beau milieu de l’après-midi, le quidam, l’air un peu hagard d’ailleurs, avec des pans de chemise qui dépassaient de son pantalon et le nœud de cravate desserré. Il s’est avancé au hasard dans le square et il a fini par tomber nez à nez avec un banc. Ça avait l’air de rudement l’étonner, de trouver un banc à cet endroit-là – c’était pourtant pas faute d’y passer tous les matins – mais il a quand même fini par s’asseoir dessus, doucement, comme s’il n’était pas sûr que ça serve vraiment à ça. Pendant ce temps-là il en venait de partout ; les tours, la banque lâchaient des gens en désordre. Paumés, semblables. Je le regardais surtout lui, le premier. Il se tortillait, se mettait petit à petit à l’aise sur son banc. Il en prenait l’habitude. Et puis le voilà qui s’adosse franchement, qui allonge les jambes, qui se croise les mains derrière la nuque et qui sourit, tranquille, en regardant les autres gens s’installer sur les autres bancs, doucement, comme lui. Et de sourire. Et de plus en plus. Et de se mettre à rire, franchement, bruyamment. Ça s’est propagé à son voisin de banc fraîchement arrivé, et un peu plus loin, et en dix secondes c’était le square entier qui riait de tous ses bancs, et quand le rire n’est plus arrivé à contenir tout ça c’est devenu une clameur, un grand cri. De joie.

Forcément, ça nous faisait un sacré changement, à moi et aux slaves. On n’y comprenait rien et pour tout dire on n’en menait pas large, dans le brouhaha survolté qui avait fini par s’installer. Ça nous aurait pas avancé de nous parler puisqu’on se comprenait pas, alors on restait sur nos bancs respectifs à se regarder, ahuris. J’en étais encore là quand le gosse est passé devant mon banc. Sûr que je faisais une sacrée tache dans le décor, avec mon air perdu. Alors il s’est assis à côté de moi et m’a mis au parfum sans me poser de questions.

 

Tous ces gens travaillaient avec des ordinateurs. Il faut dire que depuis des années, de plus en plus de gens travaillaient avec des ordinateurs, m’expliquait le gosse – forcément moi, en matière de travail, ça faisait un bout de temps que j’y connaissais plus grand-chose – et c’en était même arrivé au point où les gens avaient besoin des ordinateurs pour travailler, et où il ne restait presque plus personne qui travaille sans ordinateur. En plus, chaque fois que le sujet revient sur le tapis, le gosse me soutient que les gens, une fois rentrés chez eux, avaient pris l’habitude de se servir des ordinateurs pour voir des films, faire leurs courses, et que sais-je encore… Il dit même que les gens passaient par des ordinateurs pour se parler, bref, il exagère carrément, mais pour ce qui est du boulot, ce qu’il m’a raconté se tenait à peu près. Tous ces zinzins étaient reliés entre eux sur toute la planète, et en gros ça servait à la fois de cahier, de stylo, de téléphone et d’avion. C’était même un peu comme une secrétaire, paraît-il. Même qu’à bien y réfléchir (toujours d’après le gosse), les ordinateurs étaient aussi devenus des portefeuilles, voire des banques. Et aussi des annuaires ou des dictionnaires. Des encyclopédies. Des bibliothèques. Je vais pas énumérer tout ce qu’il m’a dit. Toujours est-il que ce jour-là un très gros zinzin est tombé en panne, on ne sait pas trop où, on ne sait pas trop quand exactement, et surtout on ne sait absolument pas pourquoi. Et puis à ce que me dit le gosse, c’est pas vraiment une panne. C’est un peu comme si une personne jusque-là raisonnable décidait tout d’un coup que deux et deux font cinq, ou que tous les chiens sont bleus, un truc qui fausse tout le reste en cascade. C’est pas fini : voilà que la bizarrerie se refile. Comme une maladie, et comme si c’était des personnes, pas du fil et de la tôle. Comme le gros zinzin était relié à un tas d’autres un peu moins gros, qui eux-mêmes, etc., tout s’est arrêté. Recta, sur toute la planète. Selon le gosse, c’est le même bazar partout. Les Chinois, les Argentins, les Zoulous, les Espagnols même, comme si ça ne suffisait pas d’avoir récupéré le Douf, tous, vu qu’ils ne sont plus foutus de faire quoi que ce soit sans leurs machins, en sont réduits au farniente ! Et je vais vous dire une chose : à ce que je vois, c’est pas fait pour leur déplaire. Ce que c’est que la nature humaine !

Parce que la panne dure toujours. Manifestement. On le sait parce que justement on ne sait rien, qu’on m’explique : plus de journaux, plus d’émissions de télé ou de radio : ça aussi dépendait des ordinateurs. J’avais remarqué aussi qu’il n’y avait plus de séances au ciné de la place. Mais comme ils n’avaient pas enlevé les affiches, pour moi ça ne changeait rien. Quant aux autres, tous les autres, ils se sont adaptés. Et de belle façon ! Ça n’a pas traîné, croyez-moi ! Ils s’y sont plutôt vite habitués, à se faire dorer au soleil, sur un banc ou un bout d’herbe, plutôt que d’aller au turbin dans leurs tours ou leur banque. Tous les matins, le flot revient, mais un peu plus tard, et plus tranquillement, plus lentement. Comme une petite vague qui arrive sur le sable, pas comme à la sortie d’une lance à incendie. Le square se remplit et grouille jusqu’à la nuit de discussions, de blagues, de parties de cartes… Et dans le coin de Jo, si ça chauffe ! Il passe son temps avec des types qui ont des guitares aussi tordues que la sienne. D’autres s’amènent avec des accordéons et des flûtes plus ou moins compliquées. Même son pote, à Jo, pousse la chansonnette dans leur patois, avec une voix d’ours. C’est ça toute la journée. À l’heure des repas on s’échange le boire et le manger. J’ai jamais grand-chose à offrir mais je suis toujours servi avec le sourire. À la nuit les gens s’en vont petit à petit. Je vais fumer des cigarettes avec les russkofs pendant que les derniers roucoulent dans la pénombre, et on finit par s’allonger sur la pelouse pour ronfler de bon cœur en attendant le lendemain, que ça recommence.

Pendant la journée, je bouge pas trop de mon banc. Pour quoi faire ? Je cause avec ceux qui vont de banc en banc, pour causer, eux aussi. À moi en général ils me parlent de leur vie comme elle était avant. J’en apprends de belles. Et la plupart du temps le gosse est là, à essayer de m’expliquer ce sac de nœuds que se sont faits les ordinateurs, et à me poser des questions, des tas de questions. Quand je peux je lui réponds des trucs que j’ai lus dans des livres de mécanique ou d’astronomie, mes dadas, et quand je fatigue j’essaie de détourner la conversation en lui racontant les histoires de science-fiction dont je me souviens pas trop mal. Assez souvent aussi le gosse me parle de politique, du moins c’est moi qui appelle ça comme ça : il m’explique d’une manière rudement compliquée comment, à son avis, marche le monde, et comment il vaudrait mieux qu’il marche. Je me demande qui a pu lui mettre autant de choses aussi compliquées dans la tête. Quand je peux en placer une j’essaie de lui montrer que tout n’est pas aussi embrouillé qu’il le croit. Alors en général il me regarde comme si j’étais cinglé, il réfléchit un peu et me répète ce que je viens de dire, mais à sa manière. Compliquée. Je suppose que ça lui sert à quelque chose.

Parfois enfin on se repose un peu en regardant simplement l’activité du square, en écoutant la musique qui vient du côté de chez Jo. Mais même là les questions continuent à rouler sous le crâne du gosse, et ça finit par sortir. Là, par exemple, après notre petite explication sur les satellites et la rotation de la Terre :

« Qu’est-ce qu’on va faire cet hiver ? qu’il me fait d’un coup.

- Chais pas. On n’a qu’à partir en Espagne.

- Tu te fous de moi ?

- Non. Mais t’as raison, c’est pas sérieux. Je t’expliquerai. Te casse pas la tête, va : on n’y est pas encore, en hiver. Et pour l’instant on a bien autre chose à penser. »

            Et ça, ça souffre pas de contradiction. Parce que c’est vrai, la donne a sacrément changé depuis hier. Ça s’est passé en une nuit, une seule, et on était en première ligne, moi et les deux copains de l’est.

 

            Ça devait être le beau milieu de la nuit. On roupillait comme des bienheureux sur notre gazon, et avant même d’avoir pu se réveiller complètement, nous voilà propulsés sur le trottoir qui borde le square. Joignant la parole au geste, de grands types en combinaison bleue nous ordonnaient de nous tirer. On a quand même obtenu de récupérer nos baluchons et la guitare de Jo, et c’est tout. D’un commun accord tacite, on est allé se serrer sous le porche du cinéma. Là, Jo et son collègue pestaient dans leur langue, en chuchotant, et me donnaient des petites tapes amicales dans le dos et sur les épaules, faute de mieux. Je leur répondais par de petits hochements de tête, et on regardait le square : avec le spectacle qu’ils nous ont donné, on n’a plus fermé l’œil de la nuit.

 

            Quand les habitués sont arrivés ce matin, ils ont trouvé une double clôture autour du square : un ruban rouge moche et des types en bleu disposés tous les dix mètres. Et derrière ça toutes les pelouses retournées. Plus un poil de vert, plus que du marron sale qui commençait à jaunir en séchant au soleil. Un tractopelle se reposait sur un bord du square avec l’air d’être prêt à en remettre une couche s’il le fallait. Les bleus nous ont renseigné : rénovation du square. Des parterres de fleurs partout, clôturés bien sûr pour les protéger des voyous, et enlèvement de tous les bancs. Pas esthétiques. Tout juste bons à servir de chiottes aux pigeons. Ben voyons.

            Comme par hasard le gosse est arrivé assez tôt. Hors de lui, et ça s’est pas arrangé après que je l’ai affranchi sur ce que de toute façon il avait compris d’emblée. Et pour une fois on était bien d’accord sur le sens à donner à tout ça. Dame oui ! Pendant qu’on se la coule douce dans le square, dans les squares du monde entier probablement, il reste bien quelques types au dernier étage des tours où plus personne n’entre, derrière les écrans des télévisions que plus personne n’allume, à turbiner pour tout remettre d’aplomb. Ou plutôt pour que tout redevienne comme avant. C’est normal, c’est leur intérêt (mais c’est seulement le leur). Or, pendant que la grosse panne leur donne apparemment du fil à retordre depuis plus de deux semaines, voilà que leurs subordonnés en profitent pour découvrir la bonne vie, en groupe, avec de la musique et des cartes, sur des pelouses et des bancs. Ils ont pas besoin de trop réfléchir, les pontes, pour se dire que ça risque d’être dur de les refaire trimer comme avant, le moment venu. Solution : éradiquer les pelouses et les bancs. Pour commencer. Si le mal persiste on avisera, mais ça devrait déjà mettre un bon holà.

            Tout ça est d’une logique profonde. Le gosse, lui, trouve la manœuvre retorse, sournoise, machiavélique. En somme il complique, comme toujours. Il a pas encore compris la différence entre comprendre les choses et les accepter sans broncher. D’ailleurs on n’a pas accepté comme ça le bouclage du square. La riposte s’est organisée en vitesse, presque sans concertation, pendant qu’on causait avec le gosse. Ç’a été tout simple : quand tout le monde a été là et mis au courant, on s’est répartis sur tout le tour du square. C’est Jo qui a donné le signal en grattant un bon coup sur son engin, et on est tous passés par-dessus le cordon rouge, dans le calme : les bleus ont de suite compris qu’ils n’étaient pas assez nombreux. Ils nous ont juste dit qu’en principe on n’avait pas le droit de faire ce qu’on faisait, et quand tout le monde a été passé ils se sont retournés, juste histoire d’être toujours plantés là à nous regarder, sauf que maintenant on est dedans, et qu’ils savent que même s’ils veulent nous empêcher de repasser le cordon, ils ne le pourront pas. C’est assez absurde. Je me demande s’ils vont rester comme ça toute la journée, debout en pleine chaleur, à ne servir à rien. Nous en tout cas on a repris nos places comme si de rien n’était. Ou presque. La rumeur du square est tout de même un rien moins dense que les jours précédents. Par moments on entend même voler des mouches. Ou passer des anges un peu inquiets. C’est, comment dire… C’est comme s’il faisait lourd. C’est ça : il fait un grand ciel bleu, une chaleur douce avec même une petite brise, mais c’est comme s’il faisait lourd. Il faut dire que des types sont en train d’ôter les gros boulons qui rivent au sol les bancs sur lesquels on est entassés tant bien que mal – certains sont même assis par terre dans les allées – faute de pelouse. Pas évident de faire tout à fait comme avant, non ? Le gosse n’a plus desserré les mâchoires depuis un moment. Tout seul dans sa tête avec sa colère. J’espère qu’il ne mord pas. Les conversations cessent peu à peu, naturellement, pour ne pas avoir à les forcer. À quoi bon ? Reste un peu de musique machinale du côté de chez Jo, et l’attente générale.

            Elle ne dure pas longtemps, car voilà ce qu’on attendait tous : une petite grue roulante avec son bras terminé par une vaste gueule métallique, suivie du camion-benne où elle doit entasser nos bancs. Forcément. Le convoi s’arrête au bord du square, juste derrière notre banc. On est quelques-uns à se tourner pour voir ce qui se trame. Un type en cravate descend du camion, et quelques bleus vont au rapport. Personne ne s’énerve. Les têtes se tournent vers le square.

            « On va voir. Là, pour le coup, on va voir », souffle le gosse, sans arrêt.

            Le cravaté se tourne vers la cabine du pilote de la grue, qui sort la tête et l’écoute en ouvrant de plus en plus grand ses quinquets incrédules. Il veut formuler une objection, je crois, mais sa bouche bée trop. Un dernier coup de menton du cravaté et il disparaît dans sa cabine sans avoir parlé.

            J’en ai assez vu. Je me retourne et me raidis contre mon dossier en regardant droit devant moi, dans le vague, sans rien voir. Dans un coin en bas de mes yeux le gosse est toujours sombre, courbé, les avant-bras sur les genoux et les doigts qui se triturent. Il ne marmonne plus.

            Un bruit de moteur enfle lentement dans notre dos, et tous les regards du square, je le sais, se braquent dans notre direction. Le bruit change un peu, crie un peu plus, et les regards se précipitent au-dessus de nos têtes, puis reviennent sur nous, et remontent, et encore, de plus en plus vite et désordonnés, et puis ça coupe : un mur de métal nous sépare de tout ça, des autres, du square. Heureusement qu’on a encore au moins ce banc contre le dos et les fesses, sinon ça serait vraiment à pleurer. Surtout que cette saloperie se met à nous avancer dessus ! Et dans notre dos l’autre mâchoire doit en faire autant. Le gosse s’est redressé, il tremble comme une feuille. De rage. Encore une demi-seconde et il va tomber à coups de poings contre la ferraille ! Il va falloir que je l’en empêche, c’est pas comme ça qu’on va s’en sortir. On a encore le temps de se jeter par terre, d’échapper à la grande morsure, de se tirer de ce putain de banc ! Mais pourquoi on le fait pas, bon Dieu ? !

           

            Le mur s’est levé. On voit les autres à nouveau, le square. Plus de bruit de moteur. Tournis, ça va vite. Le grutier vient me taper sur l’épaule. Les bleus circulent maintenant dans le square, souriants, en serrant des paluches ! Ben ça ! Je souffle un bon coup, toujours assis, mais le gosse, lui, fait des sauts de cabri devant moi.

            « Ouais, Tonio, ouais ! On les a eus, Tonio ! Parce qu’on est ensemble ! Parce qu’on est restés le cul sur le banc, toi et moi ! Jusqu’au bout ! Elle nous serait rentrée dans le ventre, la putain de tenaille, qu’on se serait pas levés ! Parce qu’on en veut plus qu’eux ! On est les rois, Tonio ! Les rois ! On fera ce qu’on voudra, on vivra toujours, si on veut ! Tiens, j’vais t’dire : si on veut, y’aura plus d’hiver, Tonio ! On restera là ! Au soleil, Tonio ! »

            Plus d’hiver… Il est un peu fondu mais décidément il est marrant, ce gosse. Et quand il parle comme ça, si je me laissais aller, je pourrais presque le croire.