« LA PRESENCE DE LA GARDE NATIONALE DANS LES RUES EST PREVENTIVE »
On pourrait prendre comme début la parution de ces quelques lignes en dernière page d’un quotidien national. Ce devait être environ deux mois avant :
« LA GARDE NATIONALE
VEUT EVITER LES TROUBLES »
« Hier matin nos reporters ont observé le
déploiement de groupes de surveillance renforcée de la Garde Nationale dans les
rues de la capitale.
Le ministère a fait savoir qu’aucun élément nouveau n’est
à signaler, que la présence de la Garde Nationale dans les rues est préventive,
mais que de toutes façons les mesures destinées à éviter les désordres sont
entrées en vigueur. »
Bien sûr, personne n’y fit attention. Les journalistes
eux-mêmes s’en fichaient pas mal, puisqu’ils avaient relégué ça en dernière
page et en quelques lignes. Il faut dire qu’une bonne moitié de la une, ce
jour-là, était consacrée aux préparatifs. En page intérieure il y avait des
photos de gens qui étaient heureux de déclarer qu’ils étaient heureux de
travailler deux fois plus pour l’occasion. C’était intéressant à juxtaposer à
l’entrefilet de la dernière page, pour peu qu’on s’en donne la peine. Et
c’était aussi la première fois qu’on parlait des préparatifs. Alors oui, on
peut dire que ce fut le début. D’ailleurs par la suite il ne se passa plus un
jour sans qu’on en parle – parfois juste un peu, dans les premiers temps, en
page onze ou douze, mais toujours, et, bien sûr, à mesure qu’on avançait, de
plus en plus, comme si ça prenait de l’importance simplement parce que ça
approchait.
Trois jours après le début quelqu’un révéla qu’on en
avait parlé par-delà une frontière. Il y avait là une piste, un thème, un os à
ronger en attendant. Dès le lendemain on fit surgir l’information qu’on en
parlait aussi à l’est, et au sud. Et même… Mais la série des morts coupa court
à cette première ruée. Le grand acteur, puis le ministre, moins de vingt-quatre
heures après. Et puis l’autre acteur, moins grand mais plus jeune, et que nul
ne savait malade ; le pianiste enfin, dans la même semaine. Il fallut tout
arrêter, surtout pour les deux premiers, et les suivants en ont pas mal
bénéficié, si l’on peut dire. Mais même là on s’aperçut qu’on y était bel et
bien : sur chaque chronique, chaque hommage, pesait l’idée, exprimée plus
ou moins précisément, posée en préambule ou perceptible en filigrane, que ces
morts-là n’y seraient pas. De même que tous ceux qui auraient aussi l’idée
sangrenue de partir avant. Ça commença à donner des sueurs froides. Trop. Alors
un jour, à brûle-pourpoint, on s’écria qu’une chaîne de télévision y avait
consacré une émission d’une heure, là-bas, dans une contrée et une langue très
éloignées des nôtres. On vit des extraits, des photos. En effet, les
présentateurs portaient des costumes bariolés, insolites. Derrière ou devant
eux défilaient parfois des sortes de dessins d’enfants, et ils semblaient
capables d’y lire quelque chose. Heureusement, les archives visuelles ou
sonores sur lesquelles ils s’appuyaient ne laissaient aucun doute sur l’objet
de leur discussion. Trois semaines s’étaient écoulées depuis le début, et l’exploration
put reprendre sans le moindre frein. Il y eut bien encore un mort, un
inventeur, il fallut bien en parler, mais ce fut nettement plus concis. On
sentit même poindre l’agacement suscité par tout ce qui peut perturber de près
ou de loin un compte-à-rebours. Expédié, donc, l’inventeur. On se mirait dans
des paysages, chez des gens, dans des coins où on avait très chaud, d’autres où
on avait très froid. Où on avait faim aussi, et où il y avait la guerre même,
on le savait par ailleurs. Bref, là-bas, loin là-bas. Et pourtant, chez ces
extrêmes inconnus aussi on savait, on commentait, et on attendait. On attendit avec eux deux bonnes semaines. Bon. Et chez
nous ? Ça se passe chez nous, dit quelqu’un, et il faut faire des milliers
de kilomètres pour qu’on nous en parle ? Et en connaisseur encore, avec
des détails qu’on ne sait pas ? ! Alerte. On déserta le monde, dont l’adhésion
était acquise, on se replia. Le pays, le canton, le village, le plus proche
voisin, la maison. C’est qu’il restait moins d’un mois. Les vacances
approchaient, ça tombait bien. Tous les écoliers se mirent à peindre, découper,
coller, écrire, réciter, jouer ce qu’ils pouvaient bien imaginer qui allait se
passer. Ouf ! Ici aussi on savait, on commentait, et on attendait,
surtout, on attendait intensément, on attendait impatiemment. On déploya alors
une énergie considérable à démontrer que cette impatience était un sentiment
qui allait de pair avec le bonheur. Car les gens étaient heureux. Comment ne l’auraient-ils
pas été ? On lisait, on entendait, et on voyait, on voyait bien
distinctement qu’ils se réunissaient !
C’était donc qu’ils s’aimaient, au fond ! Ça c’était une nouvelle !
La preuve ? Ces physionomies hilares et semblables autour de banderoles,
de constructions florales ou culinaires ; à des concerts, des défilés, des
manifestations sportives où on ne détectait même plus les uniformes,, plus nombreux
mais aussi plus discrets de jour en jour. Tout était dédié à l’attente et au
bonheur de la voir se raccourcir implacablement. On se préparait, on était
prêt, plus que prêt, on le déclarait, l’assurait, et encore on se préparait.
Cinq jours avant, patatras, il y eut des orages
considérables, des vents comme jamais il n’en avait soufflé, des inondations,
des destructions. Des morts. Des morts par dizaines cette fois, anonymes,
accidentelles, brutales ; il y eut des morts chaque jour jusqu’à la
veille. Des gens moururent la veille ! On était assommé, on n’aurait pas
cru ça possible, ou alors que ça se ferait discrètement, en dernière extrémité.
Mais là ! Tant de morts notoires et évitables au fond, imprudentes pour
tout dire, à un tel moment ! On se rendit vite à l’évidence toutefois :
c’était très grave, le plus grave, le plus important. On fondit dessus. On ne
savait plus très bien où on en était, certains voyaient un rapport, n’osaient
pas le dire, le disaient quand même, par inadvertance. Le fait est que tous
ensemble, comme on avait ri en défilant quelques jours plus tôt, on se lamenta
longuement et bruyamment. Il paraît même qu’on s’entraida un peu.
Enfin on arriva jusqu’à cette nuit-là sans savoir si l’eau
qu’on avait sur le visage était de larmes ou de pluie, car il ne faisait même
pas beau pour le jour J. Et à quoi bon, s’ils étaient tant qui ne pourraient
pas voir, même pas entendre ; tant d’absents qui ne sauraient pas. Au
milieu des litanies on suivit quand même la longue approche d’un avion, de plus
en plus certain, palpable. On l’entendit dès qu’il fut à portée de micros.
Enfin, en le voyant, on s’aperçut qu’on y avait jamais vraiment cru, tout en
réalisant qu’il existait vraiment.
Atterissage. Une longue voiture passa au pied de la
passerelle et alla s’engouffrer dans le sous-sol d’un hôtel, de l’hôtel prévu.
Quelques jours plus tard on alla s’asseoir en face de l’immeuble,
brièvement. Il faisait toujours gris. Il y avait peut-être une forme sur les
toits, et, à l’entrée, un portier. Des gens passaient sans s’arrêter, enfoncés
dans leurs manteaux.
Note : l’entrefilet du début est inspiré d’un article paru dans le quotidien El Nacional (Venezuela) le 23 janvier 1996.