LES LIVRES INVISIBLES

 

 

El manejo de ese vademecum sedoso no sería comodo :

cada hoja aparente se desdoblaría en otras analogas ;

la inconcebible hoja central no tendría revés.*

 

Jorge-Luis BORGES : La Biblioteca de Babel, Ficciones, 1941  

 

 

 

            Je dois à mes chaussures et au vol d’un cylindre précieux d’avoir rencontré l’Ouvreur, mais c’est une autre histoire. Durant les dernières semaines de calme apparent, nous nous retrouvions dans les cafés de notre quartier pour faire des mots croisés ou, plus rarement, résoudre des problèmes d’échecs. Nous passions de longs moments assis côte à côte, sans dire un mot, concentrés sur la grille où l’un de nous écrivait de temps à autre un mot au crayon ou gommait certaines lettres pour les remplacer par d’autres, et ce n’est qu’une fois les problèmes complètement résolus que nous commandions des cognacs que nous buvions en parlant de tout et de rien pendant une heure ou deux, après quoi chacun rentrait chez soi. Je n’ai jamais pris un repas avec l’Ouvreur.

            Un jour pourtant, alors que je butais depuis dix bonnes minutes sur une définition particulièrement ardue (ce n’était pourtant qu’un mot de trois lettres, avec un u au milieu, j’en suis sûr), l’Ouvreur repoussa la grille qui n’était qu’aux trois-quarts remplie pour me déclarer de but en blanc :

            « Il faut que je vous présente le Faiseur, je suis sûr qu’il vous intéressera beaucoup. Il écrit des livres, mais des livres invisibles.

- Voyons, l’Ouvreur, lui répondis-je, vous savez bien que je ne goûte guère la compagnie des livres. Je vous ai déjà expliqué que je n’en avais qu’une poignée chez moi, que je n’ai jamais lus en entier mais que je parcours de temps en temps pour y puiser un peu de matériel pour nos mots croisés. Et le spectacle de ces petits signes arbitraires serrés en rangs d’oignons sur le papier a tôt fait de me donner mal à la tête. Revenons plutôt à notre problème. Nous n’avons pas encore fini, et je regrette bien que vous m’ayez interrompu pour aborder un tel sujet.

- C’est que vous n’avez pas fait attention à ce que je vous ai dit : les livres qu’écrit le Faiseur sont invisibles.

- Voilà bien autre chose ! Et après ? J’en conclus que l’homme est soit un fâcheux, soit un fou, et probablement les deux à la fois.

- Vous ne savez pas de quoi vous parlez. Faites-moi confiance, laissez-moi vous le présenter. Vous verrez : c’est captivant. »

            La conversation se poursuivit encore un peu et l’Ouvreur finit par me convaincre. Rendez-vous fut pris devant chez lui pour le lendemain dans la matinée, puis il s’éclipsa alors que nous n’avions pas fini nos mots croisés.

 

            Le Faiseur habitait à l’autre bout de la ville. Nous arrivâmes chez lui au terme de plus d’une heure de marche à travers les quartiers des guitaristes et des marchands de dés, où les trottoirs étaient encore abondamment fournis en bancs, chaises, guéridons de jeux, plateaux couverts de tasses, pupitres et autres ustensiles de société qui débordaient même largement sur la rue.

            L’Ouvreur me précéda dans la petite cour de gravier où l’étroit passage ménagé entre les pots de fleurs et autres jardinières ne nous permettait pas d’avancer de front, et il entra sans frapper dans le petit pavillon aux volets jaunes engoncé dans une parcelle à peine plus large que lui.

            Il n’y avait pas de vestibule chez le Faiseur. Dès la porte passée on se retrouvait dans une pièce carrelée presque vide, à l’exception, ce jour-là, d’un piano droit largement déplumé et d’un portemanteau auquel on avait suspendu une scie. La voix de l’Ouvreur tonna dans cet espace quasi-nu :

            « Le Faiseur ! Où êtes-vous ? J’ai amené avec moi le Diseur. Vous vous souvenez ? Le cruciverbiste… »

            Nous perçûmes d’abord un filet de voix inintelligible, et la porte qui se trouvait en face de nous dans l’entrée s’ouvrit.

            Dès la première rencontre, le Faiseur s’impose comme un paradoxe, à la fois très proche et très loin de l’idée que l’on se fait de lui : le haut du crâne complètement dégarni surmonte un visage étroit où deux yeux trop proches et retranchés derrière de minces demi-lunes consacrent l’essentiel de leur énergie à éviter de regarder fixement qui ou quoi que ce soit. D’une voix douce et flûtée, le Faiseur prononce des phrases souvent peu audibles et ponctuées d’incessants balancements, vaguelettes et arrondis caressants de ses doigts longs et fins. Ces mouvements sont si étranges et captivants à observer qu’on en oublie de lui demander de répéter ses marmonnements les plus incompréhensibles, qui se trouvent être aussi les moins importants. En réalité, le Faiseur ne devient intelligible que lorsqu’il tient véritablement à ce qu’on entende ce qu’il dit. La communication s’en trouve grandement simplifiée. Ses joues toujours creuses et sa silhouette voûtées s’adaptent assez bien à l’idée racornie qu’on se fait d’un homme qui consacre sa vie aux livres, invisibles ou pas. Un seul détail, d’importance, lui évite d’être ce simple cliché : le Faiseur mesure plus de deux mètres.

 

            « Le cruciverbiste… Cet ami avec lequel vous remplissez des cages à mots pour les abandonner au bout d’une table de café. Passionnant… »

            Ce que disant, le Faiseur m’avait brièvement dévisagé, c’est à dire que son regard avait erré dans un ovale allant du bas de mon visage à mon épaule gauche avant de se reposer quelque part derrière ma hanche droite. Puis il chuchota quelque chose et fit demi-tour, ce qui constituait une invitation à découvrir ce qui lui tenait lieu à la fois de salon, de bureau et de bibliothèque. L’Ouvreur m’adressa un large sourire et un clin d’œil en ma faisant signe de le précéder, et j’eus le déplaisir d’entrer dans une pièce mal éclairée – les rideaux en étaient fermés – mais que l’on devinait envahie de livres. Toutefois, ma gêne se dissipa un peu à mesure que mes yeux s’habituaient à l’obscurité : le lieu de travail du Faiseur n’était pas tout à fait le capharnaüm que je redoutais, pour  avoir trop vu de pièces analogues à la sienne livrées du sol au plafond à l’invasion nonchalante de volumes poussiéreux et péremptoires, maîtres non seulement des murs mais aussi de chaque table et de chaque siège, empêchant la station assise et gênant même la progression. Point d’un tel désordre chez le Faiseur : tous ses livres sans exception étaient rangés sur les étagères qui faisaient le tour de la pièce. Et ils n’étaient pas si nombreux que ça : seul le haut des murs, l’espace qui allait environ de ma tête au plafond, était rempli, et encore y subsistait-il de nombreux trous.

            Le mobilier de la  pièce se résumait à quatre ou cinq confortables fauteuils recouverts d’un tissu ocre et vert, tous identiques et disposés au hasard, à un bureau et à une chaise qui semblaient bien trop petits pour que le Faiseur puisse convenablement s’y loger. C’est pourtant ce qu’il avait fait tandis que je découvrais les lieux. Pour tout matériel il n’y avait sur la table que deux petits tas de feuilles blanches sur lesquels le Faiseur se penchait en accentuant encore la courbure de son corps. Un bras partait de l’intérieur de ce demi-cercle, prolongé par une main, qui tenait un stylo-plume, qui se promenait lentement sur la première feuille du tas de droite. Solidement planté derrière le Faiseur, l’Ouvreur lisait par-dessus son épaule, la physionomie agrémentée d’un sourire dont l’ampleur variait continûment. Ils continuèrent ainsi de longues minutes avant que le Faiseur ne relève la tête et semble s’aviser de ma présence. Son bras droit toujours allongé sur la table, il fit s’envoler une main qui sembla devoir atteindre les étagères les plus hautes et éloignées avant de revenir se poser sur le bureau, lentement, avec la consistance d’un poulpe trop maigre. De ce qu’il prononça dans l’intervalle, je perçus environ ceci :

            « …pas attention… encore tout à fait débarrassé… semaine prochaine… », et de nouveau sa tête s’inclina doucement vers le papier. Derrière lui, l’Ouvreur n’avait pas bougé. Un long moment encore et ce fut lui enfin qui prit un air complice et allongea le bras dans ma direction pour me faire signe d’approcher. Je me plaçai près de lui de façon à pouvoir moi aussi lire par-dessus l’épaule du Faiseur.

C’était stupéfiant : tandis que la plume arpentait méthodiquement le papier, la plupart des mots s’effaçaient complètement alors même qu’ils finissaient d’être écrits. Seuls quelques endroits de la feuille gardaient une trace plus ou moins vive, plus ou moins lisible, de ce qui y avait été tracé. Ainsi, sur ce qui reste pour moi la première page connue de l’œuvre du Faiseur, je me souviens que « sosie » apparaissait vers la fin du premier tiers, sur la gauche, et « jonc », un peu plus bas au milieu. En oubliant les autres mots encore visibles, mon regard glissa jusque sur les talons de la plume du Faiseur, qui en était aux deux ou trois dernières lignes du feuillet. En y arrivant je vis « sentinelle » disparaître sans hâte près de sa main. L’Ouvreur avait raison : j’étais hypnotisé par la plume du Faiseur et par l’ombre de texte qui lui faisait cortège. J’y voyais à la fois le prolongement et l’épure de sa parole elliptique : si ses lèvres ne laissaient passer que l’essentiel, sa plume, elle, ne livrait que la quintessence. Les signes évanescents que suscitait le Faiseur ne faisaient que caresser la mémoire, bien peu prenaient la peine de l’encombrer durablement. Au début de la deuxième feuille, je vis disparaître « empreinte » sans pouvoir me souvenir si le mot précédent l’avait qualifiée d’ « improbable » ou de « sage ». Le temps d’y réfléchir puis de s’en désintéresser, et c’est « guetter », « nuit » et « talus » (le plus probable, même si je reste convaincu en mon for intérieur d’avoir lu « talmud ») qui m’étaient passés sous le nez. Peu après, « oubli » refusa de s’effacer (je m’en souviens d’autant mieux que plus loin, « recomposerais » disparut particulièrement vite).

            Dès la fin de cette deuxième page j’avais saisi tout l’intérêt et toute la force de la méthode du Faiseur : ayant retenu une poignée de mots (ceux que j’ai cités et aussi, plus loin et dans l’ordre, « chaleur », « releva », « lièvre doré », etc.) et ce fragment resté inscrit sur le papier : « … se couler dans son ombre, le frôlant sans se brûler. Alors… », je disposais d’un cadre où projeter tout ce que je voulais, tout ce que j’étais capable d’imaginer. Enivré, je lançais mille fantasmagories à la poursuite de la plume du Faiseur. Il y eut « roulement », « éclaboussent » et « hanches » ; « … passé midi, très maître… », « mi-clos », « tic tac », « Rien ? » ; « … suite j’ai bondi hors… » et « étiré », beaucoup plus loin. Il y avait aussi ce mot que le Faiseur n’avait nul besoin d’écrire, celui que je voyais partout : « liberté ».

 

            Durant tout le chemin du retour, je ne taris pas d’éloges sur le travail du Faiseur, et je remerciai chaudement l’Ouvreur d’avoir réussi à me convaincre de découvrir ce phénomène. Ce soir-là, exceptionnellement, nous fîmes trois longues parties de dames dont nous n’attendîmes pas la fin pour consommer nos habituels cognacs, si bien que vers une heure du matin, quand nous parvint la nouvelle de la prise du quartier des plongeurs, nous étions ivres. On distribua alors des sandwiches dans le café en chuchotant que des espions étaient déjà à l’œuvre au coin de chaque rue, et on organisa de petits groupes pour que chacun puisse rentrer chez soi.

 

*

 

            Durant presque une semaine, d’incessantes patrouilles nous empêchèrent de retourner voir le Faiseur. N’y tenant plus, nous finîmes par tenter le voyage en nous livrant à de longs et prudents détours. Il y avait eu des changements au logis du Faiseur. Dans la cour ne restaient que quelques pots ou jardinières disposés rationnellement autour du parterre. Le piano et le portemanteau avaient disparu de l’entrée où il n’y avait plus, posé dans un coin, qu’un carton rempli de reproductions en plastique de monuments du monde entier, comme celles que l’on vendait aux touristes. La plupart d’entre elles étaient abîmées, et il en résultait un bizarre mélange de cathédrales sans flèches et de statues auxquelles il manquait des membres ou la tête. Le Faiseur ne vint pas à notre rencontre, nous entrâmes directement dans la bibliothèque. Les rideaux avaient été enlevés et la lumière du jour entrait généreusement par une porte vitrée donnant sur une pelouse qui semblait assez vaste. La pièce elle-même me parut plus grande que dans mon souvenir. Les étagères étaient complètement vides, il y avait juste dans un coin une petite table en bois où s’empilaient un dizaine de volumes verts  d’épaisseurs variables. Le Faiseur était à son bureau, dans l’attitude où nous l’avions laissé : il « écrivait ». Sans un mot, nous reprîmes nos positions d’observateurs, mais là aussi quelque chose avait changé : la plume du Faiseur passait maintenant sur le papier sans y laisser la moindre trace.

            Déçu, je me tournai vers l’Ouvreur qui leva à mon intention un sourcil malicieux avant de reprendre son observation de la feuille tout en m’encourageant en silence à en faire autant. Comprenant que l’Ouvreur avait déjà saisi les nouvelles règles du jeu, je me concentrai de plus belle sur l’écriture du Faiseur, mais j’avais beau faire, ces feuilles, quelques jours auparavant sources de tant de joie, restaient maintenant des gouffres blafards où je sombrais faute de pouvoir me raccrocher à un mot ou à un simple signe.

            Enfin, le Faiseur interrompit l’avance calme et régulière de sa plume. Sa main s’éleva interminablement comme si son poids disparaissait peu à peu, puis redescendit aussi lentement pour poser sur la feuille un invisible point, après quoi le Faiseur redressa le buste et promena autour de nous des yeux profondément et tranquillement satisfaits. A la fin, bien qu’il fût assis, sa tête arrivait presque au-dessus de nos épaules.

            « … enfin trouvé la combinaison idéale de l’encre et du papier qui l’absorbe aussitôt… complètement… », commença-t-il. Ses mains avaient retrouvé leur étrange mobilité. « … plus de scories… l’autre fois… ». Le stylo quitta la table pour danser un peu entre les doigts du Faiseur qui finirent par le reposer avant d’exhiber une cartouche remplie d’un liquide vert pâle, tandis que la main gauche de l’écrivain lançait un train de sphères ondulantes vers les livres empilés sur la petite table.

            « … l’imprimeur me les a amenés il y a deux jours… »

                        Je repris espoir et allai examiner les ouvrages. Sur chaque couverture figurait le titre et la nature du texte. Je me souviens qu’il y avait plusieurs recueils de poèmes et un traité d’awele. Je jetais mon dévolu sur un livre estampillé « roman », que je commençai à feuilleter en retrouvant avec soulagement ces fameuses « scories » selon le Faiseur, dans lesquelles je voyais les barreaux de l’échelle que mon imagination aimait grimper à toute allure.

            Je ne prêtais guère d’attention à la conversation que mes deux compagnons poursuivaient dans mon dos. Les quelques mots imprimés dans mon livre commençaient à produire leur effet quand j’entendis le Faiseur prononcer ces phrases étonnamment précises et complètes :

            « Bref, après ces tâtonnements j’ai enfin pu aborder un des sujets qui me tiennent à cœur, à savoir l’histoire de ce monde menacé d’effacement où chaque photo prise d’un monument ou d’un paysage lui enlève un peu de matière. Les scientifiques finissent par s’en apercevoir, les autorités s’en émeuvent, toute photo devient interdite… »

            Je me retournai. Le Faiseur semblait avoir encore grandi sur sa chaise qu’il avait reculée pour mieux pouvoir se tourner vers l’Ouvreur. Or, je savais que si j’avais entendu ce qu’il venait de dire, c’était parce qu’il s’adressait aussi à moi. Les mains du Faiseur dansaient loin de son corps, caressant de haut en bas d’invisibles tours et d’intangibles montagnes pour leur ôter un peu de substance. Ses bras bougeaient tant qu’il me faisait penser à un grand arbre se balançant dans les vents de l’hiver. Je m’approchai du bureau tandis que ses mots recommençaient à s’effilocher.

            « …prohibition… se battent aux côtés des défenseurs… encore drogué(s)… »

            Le Faiseur mania encore un moment ses mains comme les plateaux d’une balance, puis il se remit à écrire. Les yeux rivés à la feuille, j’avais compris, je voyais : dans l’invisible sillage de la plume du Faiseur un monde en effet s’ébrouait, vibrait, s’agitait, évoluait par les volontés conjuguées de l’écrivain et du lecteur.

 

            L’Ouvreur et moi sommes repartis tard, trop tard, les yeux vagues et l’esprit plein de l’univers aveugle et silencieux du Faiseur. Du dehors je considérai la façade du modeste pavillon, m’étonnant un peu que la grande bibliothèque vide puisse y rentrer, puis nous entendîmes approcher une patrouille, et nous dûmes déguerpir. Nous sommes rentrés en somnambules. Les réverbères s’éteignaient sur nos talons. Dix fois, vingt fois, nous avons manqué d’être pris, et toujours nous en avons réchappé, sans que je puisse me rappeler comment. Au moment de nous séparer, l’Ouvreur et moi nous sommes longuement serré la main en silence. Je ne l’ai jamais revu.

 

*

 

            « … pourquoi tel mot plutôt que l’un quelconque de ses synonymes ?… des alexandrins ou un roman de cinq cents pages plutôt qu’une chanson… gâcher une belle histoire qu’un autre sublimerait… au lecteur cette histoire comme écrite par une infinité d’auteurs… tire le meilleur de chacun… réalise que ce meilleur livre est celui qu’il se fait lui-même. »

            Ce sont pour l’instant les derniers mots du Faiseur, il y a deux jours, à la cantonade, après avoir longuement examiné les occupants de la bibliothèque. Depuis on ne l’a plus entendu. Tout juste lève-t-il la tête de temps en temps – de plus en plus rarement – peut-être pour nous regarder, plus probablement pour réfléchir à une tournure ou à un adjectif. Et il écrit, toujours lentement, méthodiquement, et sans cesse. A force de le voir penché sur son bureau il me semble qu’il est plus long, que la courbe de son dos s’est faite plus ample, et que ses doigts balaient l’espace toujours plus loin quand il change sa cartouche d’encre verdâtre. Jour après jour, sous mes yeux, le Faiseur se ramifie.

 

            L’Ouvreur s’est fait prendre dans le quartier des adeptes le lendemain de notre retour. Je l’ai appris au café quelques jours plus tard.

            « Chez les adeptes ! m’écrié-je. Ils sont déjà là ? ! »

            Je ne recueillis que des hochements de tête silencieux et de mauvais augure pour nous tous. Quant à l’Ouvreur, le plus probable est qu’il avait d’ores et déjà été remis au travail. Ou bien il était mort.

            Je me précipitai immédiatement chez le Faiseur, sans même passer chez moi, par des rues où le chaos reprenait ses droits : les gens s’étaient remis à marcher nerveusement en tous sens et se croisaient sans s’adresser la parole. J’aperçus même, de loin, quelques véhicules à moteur.

            Le pavillon du Faiseur m’apparut encore plus timide, retranché, recroquevillé au fond de sa petite cour, et j’y vis un signe favorable. Je traversai rapidement la première pièce où des enfants s’amusaient autour d’un toboggan et d’une cage à écureuils, et j’entrai dans la bibliothèque. Elle avait encore grandi. Il y avait quatre ou cinq fauteuils supplémentaires, mais la pièce paraissait moins encombrée ; au fond, la baie vitrée ouverte sur la pelouse, au moins deux fois plus large que la façade donnant sur la rue.

Le Faiseur n’était pas seul. Il y avait dans la pièce une dizaine de personnes, hommes et femmes, jeunes ou pas, qui dans un fauteuil, qui marchant doucement en lisant un volume relié de vert (il y en avait bien une centaine, qui reprenaient possession des étagères). Les derniers s’étaient placés derrière le Faiseur pour suivre la trame invisible qu’il abandonnait toujours sur le papier. A mon entrée il releva la tête, me salua d’une arabesque du bras, promena un moment son regard un peu partout le long de mon côté droit et se remit au travail. C’était suffisant. J’allai m’asseoir dans un fauteuil pour y savourer l’histoire qu’il était en train d’élaborer.

 

Hier je suis sorti, juste le temps de constater combien le vacarme de la rue avait augmenté. A peine entendait-on les derniers musiciens qui jouaient encore avec application et un peu de colère au bout du pâté de maisons. Certains passants me jetaient de drôles de regards, peut-être me prenaient-ils pour l’un des leurs. Je n’ai pas tardé à regagner la vaste bibliothèque. D’autres nous ont rejoints, et chacun désormais est confortablement installé dans un fauteuil, les mains vides. Seul le Faiseur continue, lentement, sans cesse. Ils ne tarderont plus maintenant. Ils nous trouveront comme ça.

 

 

Toulouse, été 2000

Sur une idée de Dominique VIAL



* La manipulation de ce vademecum soyeux ne serait pas aisée : chaque feuille apparente se dédoublerait en d’autres analogues ; l’inconcevable feuillet central n’aurait pas de verso. (Traduction Ph. Vidal)