INFINIMENT PLEURER

 

 

 

I

 

 

            C'était l'automne. Depuis la cour, on apercevait le village en contrebas, comme un navire flottant sur un océan confus aux reflets d'or sombre. Çà et là, des groupes d'arbres au feuillage jaune éclatant formaient des barres d'écume qui couronnaient des vagues immobiles, muettes, éternelles. Un son de cloche, le cri d'un corbeau, la course étouffée d'un animal des bois se cherchaient sans espoir de rencontre dans l'espace pur et glacé qui figeait jusqu'au soleil, énorme sur l'horizon. La lumière orangée caressait l'océan végétal et baignait le jardin où O... considérait le crépuscule dans les feuilles mortes qui jonchaient le chemin qui montait vers sa demeure, abandonnées là comme des poussières de soleil, comme un adieu de l'astre déjà sur le chemin de l'exil. Puis, comme s'il venait de prendre conscience de l'espace déployé au-delà de ces vestiges, il leva les yeux et tendit les mains comme pour les réchauffer aux derniers feux de l'immense braise agonisante et immortelle qui flottait devant lui.

            Enfin, il regagna la maison d'un pas rapide. Sur le pas de la porte, il se retourna pour jeter un dernier regard sur le couchant, qu'il grava dans sa mémoire, et disparut dans le vestibule.

 

            O... se défit de sa pélerine et pénétra dans son salon-bibliothèque. La faible lumière qui entrait par la fenêtre se frayait encore un chemin désespéré jusqu'au feu de cheminée où elle subsistait, libre encore un instant, avant que ne la capture le marron luisant et chaud des meubles et des reliures des livres alignés sur les étagères. Il alluma en entrant la lampe près du bureau, et les boiseries se firent confortables et accueillantes, les ombres familières et complices. Il s'approcha du feu et parcourut avec détachement le volume posé sur le manteau de la cheminée. Deux vers retinrent son regard, fortuitement.

 

Etrange et sombre onguent

Sanglot ardent

 

            Il referma le livre. Sur le guéridon, l'échiquier et le plateau rectangulaire sur lequel on avait apporté l'enveloppe l'invitaient à prendre place. Il s'assit et caressa de l'index la dame blanche en c2, la fit pivoter doucement sur sa base, comme sur le point de lui communiquer le souffle d'esprit qui lui permettrait de se mouvoir. Mais il ne le pouvait pas encore. Il décacheta l'enveloppe, et les combinaisons qui s'étaient formées dans son esprit cédèrent la place aux trois signes définitifs tracés sur le papier.

 

Dc8

 

                Il fit glisser la dame blanche vers lui le long de la troisième colonne, en pensant que cette nouvelle escarmouche stérile des blancs serait probablement la dernière. Sa main survola l'échiquier en suivant la courbe noire que décrivaient la dame en g5, le cavalier en f4 et la tour en d3, alla narguer dans un détour furtif le roi blanc recroquevillé en h1 et son fou, impuissant, en f, sur la même ligne, derrière deux absurdes pions en file indienne. Oui, c'était bel et bien fini, la partie s'achevait aussi sûrement que le soleil plongeait derrière le coteau, en lançant un ultime, bref et intense rougeoiement.

            O... saisit la dame noire et se renversa dans son fauteuil en la faisant tourner entre ses doigts. Son esprit glissa vers son appartement d'Amboise, que l'ombre du château recouvrait les fins d'après-midi, vers la table où il s'installait pour étudier des problèmes et vers elle qui entrait, qui pouvait entrer à tout moment - il lui avait laissé un double des clés. Un geste de sa main, une parcelle de la sensualité qui jaillissait de ce corps qui l'enflammait dispersait les pièces sur le sol et c'était ses jambes, ses seins qu'il découvrait par à-coups gauches et fébriles, sa chair scandaleuse et offerte qu'il possédait là, en hâte, sur la table, sur la chaise, à même le sol. C'étaient des halètements, des cris soudains qu'ils ne pouvaient retenir, des griffures qui se poursuivaient sur sa peau. C'étaient parfois des jours entiers d'abandon, de lutte et de folie ultimes, d'aveuglants orgasmes qui leur laissaient à peine assez de raison pour avaler un peu de café et des biscuits entre deux anéantissements, deux morts partagées.

            Lors d'un de ces matins où il revenait à la vie après de longues heures de dérèglement reclus, il avait rencontré l'adolescent, dans un café ou un parc. Ils avaient joué une longue partie tourmentée, d'une violence traînante et exacerbée. D'abord disposé à corriger ce gamin sans forcer son talent, O... s'était laissé aller à de la surprise, puis avait fini par céder à l'inquiétude devant son attitude quasi-immuable, accoudé à la table, penché vers l'echiquier qu'il ne quittait pas des yeux, comme si ses mains, pour déplacer les pièces, n'étaient qu'un appui facultatif à son regard, qui transmettait à lui seul le mouvement et la vie. De fait, O... ne le vit pratiquement pas bouger durant la partie, il le sentit seulement parfois s'appuyer à son dossier, étendre les jambes sous la table en lui infligeant un regard muet, tandis que lui, O..., était à son tour absorbé dans l'examen de l'échiquier. Ils avaient lutté tous les deux jusqu'à l'épuisement, mais dans la finale, ce fut l'adolescent qui posa le premier, d'une main tremblante, un pion sur la dernière ligne du plateau. O... abattit son roi avec un détachement feint, murmura quelques mots de congratulations, laissa son jeune adversaire planté là et rentra aussitôt chez lui où il s'abandonna jusqu'au soir à un mauvais sommeil.    

            Elle arriva peu après le coucher du soleil. O... fumait dans un fauteuil, un verre de whisky à la main. C'est à peine s'il lui jeta un regard quand elle entra. D'abord sa voix l'importuna, et quand elle vint se frotter contre lui sans qu'il ressentît le trouble qu'éveillait habituellement le contact de ces formes souples et plantureuses, il comprit que le lien de sueur et de plaisir qui les avait unis pendant quelques mois s'était rompu, qu'on avait comblé le puits sans fond où ils s'enfonçaient à satiété.

            "Va-t-en. Et rends-moi les clés."

            Elle lâcha un petit rire, après un instant de surprise.

            "Je veux bien, mais tu vas te masturber comme un forcené pendant deux jours et me rappeler le troisième juste avant de devenir fou, mon pauvre ami!"

            Ses seins palpitaient contre l'épaule d'O..., et elle appuya sa paume entre ses cuisses. Ses lèvres humides vinrent frôler son cou, son oreille.

            "Allons, sois sage." murmura-t-elle.

            Il se leva d'un mouvement bref et méthodique. La gifle la fit tomber de l'accoudoir où elle s'était pelotonnée. Etendue sur le tapis, elle se redressa sur ses avant-bras, sa jupe relevée sur ses cuisses, son corsage gonflé, ses yeux débordants de colère et de désir. Le regard toujours levé vers son visage, elle vint s'agenouiller devant lui, déboutonna son pantalon, se mit à le caresser. O... la laissa faire quelques instants, le temps pour lui de passer de l'indifférence à la lassitude, puis de la lassitude à l'agacement et au dégoût. Sèchement, il se retira, se rhabilla et tendit la main vers elle.

            "Les clés.

- Mais à quoi joues-tu, à la fin?

- Rends-moi mes clés, espèce de pute! Je ne veux plus te voir!" hurla-t-il.

            Elle comprit en se relevant qu'elle était bafouée, répudiée comme une vulgaire courtisane. D'un même mouvement fébrile, elle récupéra son manteau et jeta les clés sur le tapis.

            "Trois jours, tu entends? Dans trois jours, tu seras prêt à brûler ton sale échiquier pour retrouver une pute comme moi, imbécile!" jeta-t-elle avant de claquer la porte.

 

            O... reposa la dame noire en g5, et dans sa mémoire défilèrent les coups qui avaient amené la partie à sa position actuelle, l'approche et le siège du roque blanc, qu'il avait méthodiquement organisés en repoussant, presque avec mépris, les initiatives décousues nées de l'intuition égarée de son adversaire. Jamais les coups ennuyeux des blancs n'avaient atteint la beauté pathétique et déstabilisatrice des envolées de l'adolescent d'Amboise.

           

            Après avoir rompu avec sa maîtresse, O... se mit à jouer contre lui chaque jour, parfois jusqu'à trois parties dans la même journée. Sans jamais se fixer de rendez-vous, ils se retrouvaient dans un café ou dans un square, et se mettaient à jouer. Ils se parlaient très peu, jouaient seulement, jouaient enfin. À quelques rares exceptions près, leurs parties pouvaient se ranger en deux catégories : l'adolescent jugulait la fièvre qui était en lui et obtenait un nul conformiste et théorique, ou bien il prenait la partie à bras-le-corps, et les flammes de son jeu léchaient les murailles qu'O... s'efforçait de dresser les plus hautes possibles, dont il s'escrimait à colmater les brèches que son opposant tentait sans relâche de pénétrer à force de combinaisons sophistiquées et hasardeuses, toujours désespérément ardentes, parfois fructueuses, auquel cas il gagnait. Mais le plus souvent, c'était O... qui, à force de sang-froid et de rouerie, laissait passer l'orage retranché dans une forteresse impénétrable et conventionnelle, dont il ne s'extrayait qu'à la fin de la partie pour liquider de manière implacable un adversaire exsangue, consumé.

 

            O... était donc le plus fort. Il le prouvait régulièrement, mais non sans une certaine gêne. Bien sûr, il n’éprouvait que du mépris pour la posture consistant à s’attacher aux moyens plutôt qu'à la fin, au style plutôt qu'au résultat, et qu’adoptent, faute justement de résultats, les médiocres. L'adolescent, d'ailleurs, n'était pas non plus enclin à cet excès mesquin : tout comme O..., il adorait et cherchait par-dessus tout la victoire. Mais si O... employait pour cela des procédés rigides, éprouvés, invariables, son adversaire s'engageait en revanche sur des chemins retors et ténébreux, où la raison s'effaçait souvent pour le laisser face à d'obscurs démons, à commencer par le plus redoutable de tous : lui-même. Quand il gagnait, c'était qu'il avait dompté en lui la fureur aveugle de ces chimères, par une fureur plus grande et inspirée. Et O... voyait sa suprématie ternie par cet engagement supérieur de l'adolescent sur un front intérieur où il ne laissait personne combattre à ses côtés. Bien sûr, cette débauche d'efforts était une erreur, une folie, puisqu'elle menait quasi-immanquablement à la défaite, mais elle était pleine et tragique, loin des compromis étroits comme celui sur lequel O.. s'appuyait.

            Un jour en fin d'après-midi, après deux mornes parties nulles, O... eut envie de jouer chez lui, dans la soirée, contre l'adolescent. Quand il le lui proposa, celui-ci accepta avec timidité. Ils se séparèrent pour aller dîner, puis l'adolescent se présenta, à l'heure convenue, à l'appartement près du château. O... l'accueillit avec une loquacité dont il n'était pas coutumier : avait-il eu des problèmes pour trouver, vivait-il loin, d'ailleurs? Les transports en commun obligeaient parfois à de fastidieuses attentes... Néanmoins, et en dépit de ces efforts, leur conversation ne sortit pas, ou peu, de son cadre habituel et limité, et s'effaça rapidement devant les manœuvres sur l'échiquier.

            La partie fut à sens unique, comme aucune autre auparavant. L'adolescent se contenta de développer ses pièces dans un paramètre restreint, ne tentant rien, paralysé ou indifférent. Il donnait l'impression de jouer seul, comme s'il n'avait en face de lui aucun adversaire à inquiéter ou à contrer, ne voyant pas plus loin que sa moitié d'échiquier. Il reçut la première incursion des pièces d'O... comme s'il les avait attendues de longue date et céda avec passivité et résignation à la combinaison de mat finale. Une fois la défaite consommée, son visage habituellement fermé prit une expression qui voulait dire : "Je n'étais pas dans le coup... Quelle importance?" tandis qu'il prononça :

            "Bien... Bonsoir. À demain."

            Il disparut aussitôt, laissant O... abasourdi, sur le point de sortir derrière lui pour le rattraper dans l'escalier. Mais que lui dire?

            "Attends... Reste." O... n'oserait - n'y consentirait - jamais.

            "Pourquoi as-tu fait ça? Pourquoi as-tu refusé la combat, comme un condamné aux pieds du bourreau?" L'adolescent lèverait sur lui un regard étonné, ferait mine de ne pas comprendre, dirait :

            "Mais non... J'étais un peu fatigué, peut-être, voilà tout. Allons, n'en parlons plus, à demain." Il descendrait les dernières marches le séparant de la rue et sortirait enfin, laissant O... planté là, ridicule et furieux.

            Ah, et puis en voilà assez, à la fin! Quel besoin avait-il de s'en faire pour les états d'âme de ce gosse capricieux au jeu caractériel? Et pendant la partie, comment avait-il pu se laisser gagner par cet invraisemblable embarras qui l'avait poussé à infliger à son adversaire la mort la plus douce possible? Le gamin n'était pas à la hauteur, voilà tout. Jusque-là, il avait toujours joué en sur-régime, à l'esbroufe, mais ce soir, essoufflé, il avait enfin révélé son vrai visage de joueur banal, sans talent. Ainsi, O... avait transformé sa surprise et sa colère en mépris. Il résolut d'espacer ses rencontres avec l'adolescent, de lui faire comprendre qu'il ne l'intéressait plus, pour ne plus le voir. Il pensa à sa maîtresse, se repentit presque de la manière dont il l'avait chassée, puis ne pensa plus à rien, et se coucha.                       

 

            O... sortit de chez lui assez tôt le lendemain matin en emportant le jeu que l'adolescent avait laissé la veille au soir. Il le rencontra dans la rue, sur le chemin d'un des cafés où ils avaient leurs habitudes, et le salua avec une réserve et une condescendance forcées.

            "Allons-nous jouer?"

            O... acquiesça sèchement, et ils cheminèrent en silence jusqu'au café.

            L'adolescent, avec les blancs, s'engagea dans une variante du gambit de la dame qu'O... accepta avec arrogance, se permettant dans cette ouverture de légers écarts à la théorie. Il allait montrer que lui aussi pouvait être original, que lui aussi savait enflammer l'échiquier, et gagner à la fin, par-dessus le marché! Il allait étrangler le mioche à son propre jeu, lui démontrer une fois pour toutes son évidente...

            Au dix-septième coup, la dame blanche vint s'incruster dans la défense noire, à la merci d'un des fous. O... pâlit et abandonna ses rêves de panache et de triomphe pour se pencher sur le jeu, voulant croire que l'adolescent s'était laissé abuser par un nouveau mirage, que ce sacrifice n'était qu'une erreur grossière et invraisemblable. Mais il se confirma vite qu'il était bel et bien dans la nasse : la prise obligée de la dame était le premier mouvement d'une subtile manœuvre des blancs qui allaient diriger les pièces noires comme des marionnettes, pour les obliger à enfermer leur roi. Au quatrième coup, c'est un simple cavalier qui viendrait porter l'estocade. Cela s'appelait un mat à l'étouffée, c'était superbe, et il n'y avait aucune sorte d'échappatoire : c'était la combinaison la plus belle, inexorable et impitoyable qu'O... eût jamais subie.

            Il releva sur l'adolescent des yeux stupéfaits, mais celui-ci était absorbé dans l'examen de l'échiquier et du destin échiquéen qu'il avait dessiné là. Ce destin-là était déjà résolu, enfermé au-delà du point de non-retour dans l'impasse fatale où on l'avait mené les yeux bandés, et c'était pour l'heure celui de l'homme qui le regardait de l'autre côté de la table, et qu'il ignorait encore un peu pour contempler à loisir son piège et sa proie avec une satisfaction mesurée, tranquille. Ils restèrent ainsi une longue seconde, au terme de laquelle l'adolescent répondit enfin au regard d'O... par une ineffable expression de surprise confuse, comme s'il venait juste de se rendre compte de sa présence.

            "C'est mieux qu'hier..." bredouilla O... "Félicite-le! Excuse-toi tant que tu y es!" bouillonnaient ses pensées.

            L'adolescent se taisait.

            "J'ai à faire... À plus tard, n'est-ce pas?" prononça O... Il lui sembla, sans qu'il pût l'affirmer, que l'adolescent avait hoché imperceptiblement la tête. Il se dirigea vers la porte.

            "Attendez!"

            O... se retourna, et vit l'adolescent tendre le bras au-dessus de la table pour coucher le roi noir sur l'échiquier.

            "Vous abandonnez, c’est bien ça ?"

 

            O... rentra chez lui sur-le-champ, rageur, tout son être tenaillé par une humiliation grinçante. Le maudit! Ainsi, il avait réussi à l'entraîner sur son propre terrain pour lui infliger cette leçon, ce camouflet! O... avait très bien interprété son silence à la fin de la partie. C'était comme si l'adolescent lui avait crié en pleine face, railleur :

            "Tu peux me vaincre cent fois, mille fois! Tes ficelles expérimentées me soumettent, mais jamais tu ne me vaincras comme ça, jamais tu ne m'infligeras une blessure aussi cruelle, aussi profonde. Tu n'es qu'un joueur habile et normal : il est des coups qui, dans ton univers étriqué, n'existent pas, et que ton esprit déjà froid est incapable de former, ou même de voir quand ils se présentent devant toi, quand ils viennent te narguer, sûrs de ton aveuglement et de leur impunité! Tu es NOR-MAL!"

            Et comme si ça ne suffisait pas, O... n'avait même pas eu l'élémentaire dignité de se retirer correctement de la partie : au contraire, il avait laissé son adversaire l'en chasser comme un malpropre!

            Qu'il aille au diable! En rentrant chez lui, O... entassa à la hâte quelques affaires dans une valise. Il voulait, il allait disparaître.

 

            O... secoua, dissipa la brume de souvenirs qui s'était répandue dans son esprit, et se redressa dans le fauteuil. Il soupira et poussa la dame noire en g2, puis alla au bureau où il écrivit son mouvement sur un papier qu'il plia avant de l'introduire dans une enveloppe qu'il cacheta lentement. Il sonna, et le domestique apparut immédiatement. O... lui passa l'enveloppe, en silence : depuis longtemps, les mots étaient devenus superflus entre eux. O... pensait qu'ils finiraient un jour par oublier totalement leur existence pour ne conserver que leurs pâles reflets dans les livres de la bibliothèque, que l'éternité effacerait lentement, patiemment. Le domestique disparut, avec lui l'enveloppe et son bref et catégorique message.

 

Dg2+

 

                O... avait sacrifié sa dame noire au bon vouloir du fou blanc. C'était sa seule voie, mais c'était celle de la victoire.


II

 

 

                C'était le début d'après-midi, et déjà le prélude ou l'épilogue d'une nuit qui s'était refusée à laisser au jour sa place coutumière. La lourde couverture de nuages gris qui recouvrait le vallon et s'unissait, au loin, à l'horizon, semblait émettre le voile terne qui baignait dans une humidité désespérée le paysage qu'O... considérait derrière la fenêtre du salon, battue par la pluie et les vents irréguliers. Absorbé dans des pensées qui n'étaient ni tristes ni nostalgiques - sentiments qu'il avait depuis longtemps oubliés, à force de se les interdire - ni même, à vrai dire, des pensées, mais seulement des ébauches spontanées et fugaces de la raison, qui s'évanouissaient dans l'instant faute de soutien conscient, O... ne se retourna pas quand le domestique entra et déposa sur le guéridon le plateau avec l'enveloppe. De nouveau seul, il laissa sur le bureau le livre qu'il tenait à la main et chassa d'un vide catégorique de la pensée deux vers qui s'étaient accrochés un instant à son esprit.

 

Vivre à l'agonie

Dans l'orage coi

 

            Son ombre projetée par le feu grandit le long des rayonnages où elle glissa quelques instants, démesurée et folle, avant de se recroqueviller et de s'anéantir dans le fauteuil, brusquement rappelée à l'ordre par le maître. Sans attendre, O... ouvrit l'enveloppe et en retira le papier où il lut le message qu'il savait devoir y figurer.

 

Fxg2

 

            Les figurines de bois matérialisèrent l'abstraction manuscrite, le fou blanc chassa la dame noire de l'échiquier. Puis, comme las, abattu - mais c'étaient des sentiments qu'il avait depuis longtemps oubliés - O... poussa sa tour de d3 à d1. Les mouvements de l'édifice de buis, qui tremblait en passant sur les joints des cases, lui évoquèrent les maisons d'Amsterdam, qu'il était allé retrouver en fuyant Amboise et l'engloutissement dans les ombres croisées du château et de l'adolescent. Le long des canaux, les minces bâtisses s'appuyaient les unes contre les autres pour se défendre du sol fuyant où elles avaient osé grandir sans la massive arrogance verticale des autres constructions de l'univers. Sous le regard des façades imperceptiblement penchées, comme pour souligner l'effondrement de toutes ses assurances hautaines, O... s'était abandonné au sabbat dévorant du lupanar tentaculaire. Jours et nuits se diluaient dans une hallucination de drogues, de prostituées, d'alcool et de prostration dans une chambre d'hôtel dénudée.

            Une nuit, on le chassa d'un café où il s'était endormi, seul comme toujours, assommé par le haschich et la musique électrique et torturée, monstrueuse et impalpable maîtresse des lieux. Il erra longuement sous une pluie violente, comme un fou solitaire sur l'échiquier circulaire des canaux, dans les diagonales sordides du quartier rouge d'Amsterdam, bordées de prostituées captives de leurs vitrines, comme d'exotiques créatures de plaisir emprisonnées et exhibées dans un aquarium lascif à l'échelle de la ville. Il finit par prendre une de ces femmes, ou plutôt son idée, son abstraction recluse dans le sexe condescendant où il versa un peu de sa prison d'hébétude, d'humidité glacée et de malheur - car c'était une époque où il savait encore être malheureux. Au petit matin, il trouva refuge dans un café. Il commanda un chocolat chaud et une bouteille de bière, et se mit à explorer ses poches à la recherche d'un peu de papier à cigarettes et de marijuana. Le sifflement de raison qui lui parvenait encore du cloaque où il s'employait à le noyer lui disait qu'il touchait au but, qu'il allait bientôt forcer la porte du néant où il pourrait oublier Amboise, la dame blanche insolemment plantée dans ses lignes et le tombeau qui s'était refermé sur son roi impuissant. Alors tout recommencerait, les pièces purifiées se disposeraient d'elles-mêmes sur l'échiquier pour une nouvelle partie contre un univers vierge.

            Au moment où sa main fébrile, qu'il commandait à peine, se referma dans la poche de son pardessus sur un petit sac de marijuana, l'adolescent poussa la porte du café. Dans le visage d'O..., creusé par la faim et les excès, les yeux rougis finirent de s'éteindre. Il le savait, au fond : il était vain de fuir l'ennemi qui lui avait été désigné, et plus dérisoire encore de croire à cette fuite dans un abîme des sens où il était inconcevable qu'il puisse dissoudre à jamais son intelligence. Dans ce monde où le hasard l'avait plongé, comme dans tous les autres, il fallait vaincre ou se résigner à sombrer dans la foule égale des quelconques, ce qui était pire que mourir. Oui, il allait reprendre la lutte, mais pas encore, pas maintenant!

            L'échiquier claqua sur la table et les pièces sautèrent de la boîte pour prendre leurs positions, tendues vers le combat imminent.

            "Je vous laisse les blancs."

            O... courba l'échine sous la cinglante aumône que lui concédait l'adolescent. Il ne voulut pas le regarder : ses yeux, en cet instant, n'auraient pu exprimer que détresse et supplication.

            Il se souvenait avoir poussé en e4 un pion inerte et lourd et s'être mis à préparer une cigarette de marijuana (mais pourquoi s'obstiner à fuir quand on bute déjà contre le mur?) pendant que son adversaire réfléchissait. La partie s'enlisa dans ce qui put être une ouverture italienne sans vie.

            La voix de l'adolescent tonna comme celle d'un dieu excédé :

            "Tu as peur! Ça n'a pas de sens!"

            Il arracha la cigarette des lèvres d'O... et lui dit :

            "Pourquoi s'obstiner à fuir quand on bute déjà contre le mur?"

            Il le prit par le bras et le traîna sans douceur vers la sortie. Rempli d'une délectation morbide, O... se laissa faire par celui qu'il avait dominé, aimé, méprisé et fui. Ils prirent un train ou plongèrent dans un canal froid comme l'éternité, et ce fut le salon aux boiseries silencieuses, aux livres vigilants, aux profonds fauteuils où dansaient des corpuscules de feu. Loin, les convulsions de la cité aux pieds d'argile, loin, les improbables bâtisses vacillantes, comme la tour de buis qui tremblait en passant sur les joints des cases de l'échiquier.

 

            Assis au bureau, O... cachetait une enveloppe. Elle contenait un papier plié en deux où il était écrit

 

Td1+

 

            Il sonna pour susciter l'apparition du spectre ridé et strict, ce qu'il avait de plus semblable à un ami, son domestique qui s'empara de l'enveloppe et disparut avec elle dans son monde à peine esquissé.

 

 

 

 

 


III

 

 

              Dans sa chambre aux tons beiges et apaisants, dans la douce lumière, tour à tour orangée, transparente et rose qui baignait le jardin, dans le cocon ocre du salon où circulait le charme des livres et des flammes, O... desserra lentement l'étreinte humide et délétère où il avait voulu étouffer son esprit.

            Avec la reconnaissance d'un vieil animal blessé qu'on ramenait à la vie, il s'était abandonné à la vigilance muette et feutrée de l'adolescent. En fait, il le voyait très peu ; à peine le croisait-il brièvement trois ou quatre fois par semaine, le plus souvent le matin. Il prenait des repas solitaires, qu'il trouvait servis dans la cuisine, le salon, ou sur la table du jardin, quand le temps le permettait, et il occupait le reste de ses journées à lire ou simplement à contempler le vallon depuis le jardin. Mais toujours, il se sentait sous la surveillance jalouse de l'adolescent. Lui aussi, il n'en doutait pas, vivait dans un recoin de la grande maison hantée par sa présence. Au jardin, au salon, dans sa chambre, O... s'enveloppait dans l'aura de son invisible compagnon avec un sentiment qui ressemblait à de la sécurité.

            Enfin, il passait de longs moments, de plus en plus fréquents à mesure que passaient les jours, dans le fauteuil placé devant le guéridon où figurait l'échiquier vide. Après avoir pour un temps fui ce meuble, comme on évite, pour éluder un problème cuisant, de parler à quelqu'un, O... s'était peu à peu habitué à sa présence, qui avait bientôt cessé de perturber sa convalescence ouatée. Il avait fini par ne plus craindre du tout cette petite table aux formes délicates qui existait bravement dans un univers massif de buffets et de rayonnages replets et austères, et qui avait fini par l'intriguer plutôt que l'inquiéter, par l'attirer plutôt que l'inciter à profiter du moindre rayon de soleil pour se réfugier au jardin. C'est face au guéridon, en jaugeant ce qui serait le théâtre de sa bataille décisive contre l'adolescent, qu'O... récupéra définitivement la force, la lucidité et l'assurance qui étaient siennes, tout en découvrant en lui une froideur de l'âme qu'il ne se connaissait pas auparavant, mais qu'il accueillit sans gêne ni surprise.

            Un matin, en se réveillant au lever du jour, O... sut que le moment était venu. Il descendit à la cuisine où il prit calmement son petit déjeuner, l'esprit vide encore et satisfait. En entrant au salon, il ne fut pas surpris de trouver l'adolescent assis face au guéridon et les pièces disposées sur l'échiquier. En s'asseyant sur le fauteuil qui faisait face aux noirs, il se sentit fort, mais pas invulnérable, tendu, mais pas craintif. Ils se mirent à jouer sans échanger un mot. L'ouverture fut méthodique, compliquée, tendue à l'extrême, et l'adolescent sut l'utiliser pour renforcer l'avantage de l'initiative et l'emprise sur le jeu que lui avait conférés le premier coup, et se lancer avec feu à l'assaut du roque noir. Il sacrifia un cavalier pour faire voler en éclats l'édifice de son adversaire, qu'il contraignit à un exercice d'équilibriste en défense. À bout de souffle, sur le point de succomber dans l'enchevêtrement de ses pièces, O... s'appuya en dernier recours sur une tour pointée vers une fissure dans les lignes arrières des blancs. Vers midi, la contre-offensive avait équilibré la partie. Alors, O... exploita son avantage numérique pour juguler la position blanche qu'il surveilla en lui rendant coup pour coup. Les combattants de bois s'entre-tuèrent peu à peu, l'échiquier se vida, s'épura, et ce fut finalement sur les frêles épaules des pions que vinrent reposer les sorts des rois impotents. Il revenait aux sujets les plus humbles des nations de l'échiquier d'aller chercher une victoire que leurs puissants supérieurs n'avaient pu forcer. Lentement, sûrement, trois pions noirs s'ébranlèrent, guidés par O... Crânement, follement, deux pions blancs de l'adolescent se lancèrent à leur rencontre. Du choc, de la mêlée, une seule pièce émergea, et cette pièce était noire.

            L'adolescent inclina son roi sur le plateau. O... se leva et alla vers la fenêtre. Là, en un éclair, il crut voir la lumière de la fin d'après-midi reprendre la force du soleil au zénith, puis la limpidité qu'elle avait le matin, avant de rebrousser chemin aussitôt, briller encore de tous ses feux, rougir, faiblir, disparaître. Quand O... laissa la contemplation des étoiles pour se retourner, le roi blanc n'était plus qu'un monticule de poussière claire que l'adolescent fouillait avec la pointe d'un poignard. Il posa l'arme sur l'échiquier et regarda O...

            "Je suis prêt, maintenant" lui dit-il.

            O... s'approcha et enveloppa le fauteuil de son compagnon dans l'ombre que projetait la lueur malade des dernières braises de la cheminée. Il saisit le poignard et dessina une ligne rouge, le sillon où s'abîma l'univers, sur la gorge de l'adolescent.

 

            Il l'enterra à l'aube, devant la grille du jardin, et passa le reste de la journée debout sur cette tombe invisible dont lui seul conservait le secret. Son regard plongeait vers le vallon silencieux, l'effleurant à peine, sans le pénétrer, sans le percevoir, pour prendre sur la cime des arbres un nouvel envol en quête d'un mirage fuyant derrière l'horizon. O... se remémora longuement le malaise et la colère d'Amboise, la déchéance et l'humiliation d'Amsterdam ; la victoire arrachée dans son nouveau temple de livres, de boiseries et de feu apprivoisé ; la peau, les cris, les griffures brûlantes de sa maîtresse. Pour la dernière fois, il eut envie d'un corps de femme et d'un combattant comme celui dont le cadavre égorgé reposait sous ses pieds, puis il fut vieux, aussi vieux que l'éternité qui était sa demeure.

            Le domestique vint le trouver au crépuscule.

            "Le repas de Monsieur est servi. Monsieur a reçu une lettre. Je l'ai laissée au salon, près de l'échiquier."

            O... considéra son nouvel et unique compagnon : ridé, strict, effacé jusqu'à la transparence. Parfait, en somme.

            "Merci, ... Ce sera tout pour aujourd'hui.

- Bonne nuit, Monsieur."

 

*

 

            Le ciel était dégagé, uniforme, incolore et pur comme il ne l'est qu'au petit matin. Dans les gouttes de rosée sur la barrière du jardin, à travers les menus bruits qui émergeaient du bois, O... avait surveillé un moment l'éveil de la nature, puis était rentré boire une tasse de café au salon, debout devant la cheminée, en baignant son visage dans la chaleur des flammes amoureuses et dociles.

            Le domestique entra et O... prit l'enveloppe qu'il lui présenta, la posa sur le manteau de la cheminée et la caressa machinalement de l'index.

 

Haïe, infiniment pleurée,

Dans la moite opacité qui résonnait contre le temps

 

            Il vida lentement sa tasse et ouvrit l'enveloppe en allant vers l'échiquier.

 

Ff1

 

                Evidemment.

            Il prit le fou avec sa tour - échec et mat - et ressortit. Le vallon bruissait dans l'espace ouvert et transparent. Sur la tombe de l'adolescent, O... mesura ce qui l'attendait : le cloisonnement dans ce lieu irréel noyé sur l'horizon du monde, l'ombre des livres et de son domestique, de nouvelles enveloppes, de nouvelles parties contre une foule sans visage qui ne le savait plus, et un espoir, un seul, trop faible : perdre enfin, et disparaître.

 


NOTE

 

 

         Les coups

Dc8 ; Dg2+

Fxg2 ; Td1+

Ff1 ; Txf1+ et mat

 

qui émaillent le récit précédent proviennent d’une partie jouée en 1982 a Mar Del Plata entre un certain Braga, avec les blancs, et le Grand Maître International Portisch. Les curieux pourront trouver cette partie dans son intégralité dans le livre de Claude SANTOY : “Echecs - Les ouvertures” (Collection Marabout).