PORTRAITS DE FEMMES FUMANT SOUS L'ORAGE ET LA PLUIE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mon moteur a passé deux bonnes heures à tourner de moins en moins vite en émettant un ronflement de plus en plus sourd, et ma réaction se bornait à enfoncer progressivement le champignon à mesure que l'allure de la voiture fléchissait. Pied au plancher et à cinquante kilomètres à l'heure sans avoir vu de relief depuis plus de cent bornes, j'estimais à une vingtaine de minutes le temps qui me séparait d'un arrêt doux mais définitif de l'assemblage mécanique qui cliquetait, tournait et coulissait pour entraîner mes roues, quand quelque chose eut un hoquet métallique sous le capot, et je n'entendis plus que les pneus qui grattèrent encore un peu de bitume avant d'obéir à mon coup de volant pour s'immobiliser en soupirant dans la terre sèche du bas-côté, puis plus rien.

            Donc ce fut comme ça, un peu surprenant en fait. Je suis resté un moment derrière mon volant à jauger la situation. Pas mal: trois heures et demie de l'après-midi (ç'aurait pu être nuit noire), un léger vent sous un ciel un peu bas mais qui ne déclencherait probablement pas le déluge avant cinq ou six heures du soir (ç'aurait pu être la fournaise de la veille) et je venais de passer un panneau qui annonçait San José 10 kms. J'en avais peut-être fait cinq depuis. Un nom aussi commun ne pouvait rien promettre de bien excitant, dans le pire des cas deux ou trois maisons basses tout au bord de la route, peut-être abandonnées à un ennui dont de trop rares voitures ne les tiraient jamais. Mais j'avais vu auparavant San José 20 kms et même son grand frère San José 50 kms. Et ça, ça voulait dire une place principale donc au moins quatre pâtés de maison; des gens, et les commerces qui vont avec: un bar-licorería, et un hôtel bon marché. En m'enfonçant encore un peu dans mon siège je voulus prendre quelque chose dans la poche de ma chemise et je pestai de la trouver vide. Merde, ça faisait bien une heure que j'avais fumé la dernière avant de faire du paquet cet amas hérissé de plastique et de carton qui me tenait lieu de passager, et trois fois depuis j'avais répété ce geste stupide et frustrant, porter la main à ma poche de chemise vide!

            Je me suis redressé en soupirant et j'ai sorti les clés du contact pour aller chercher mon sac dans le coffre. En le refermant je suis resté un peu à regarder l'habitacle par la lunette arrière: ça me rappelait mes galipettes avec Sonia sur les vastes banquettes, le contact des housses élimées sur la peau et la buée sur les vitres. C'est grand ces bagnoles américaines, et confortable. En me penchant par la vitre avant pour récupérer mes papiers sur le tableau de bord, j'ai pensé aussi comment ses sous-vêtements s'étaient retrouvés là, en désordre, cette fameuse première fois à l’avant...

Je suis parti en bandant un peu parce que je me demandais ce qu'il en était de la vie de Sonia depuis deux jours, et puis ma main gauche est repartie vers ma poche de chemise et j'ai pesté encore un coup.

 

Très vite, le vent est complètement tombé, et il s'est mis à faire très lourd. Le bitume s'affalait tout droit entre deux étendues de terre, de sable, plus exactement de poussière tassée où même les cactus semblaient avoir du mal à subsister. Les deux premières voitures ne se sont pas arrêtées, la troisième n'est jamais passée, et je suis arrivé à San José peu avant cinq heures, en nage des pieds à la tête, alors que le ciel commençait à lâcher avec parcimonie des gouttes qui auraient pu remplir une demi-bouteille de mezcal chacune.

Il y avait un taller mecánico à l'entrée du patelin, au fond d'une cour où quelques poules se mettaient doucement à l'abri du début d'averse sous les voitures qui attendaient là d'être réparées. Cinq ou six types étaient assis dans l'atelier, sous un auvent de tôle. L'un d'eux avait dans les mains un carbu brillant comme un sou neuf qu'il frottait encore machinalement avec un chiffon plein de taches noires et ocres, un autre passait du papier de verre sur la porte avant gauche d'un 4x4 Toyota bleu pétrole, un machito du début des années 80, et le reste du groupe, assis avec une bière à la main, ne faisait que participer à la conversation qui roulait doucement entre de longs silences. Je les ai salués en me débarrassant de mon sac, ils m'ont répondu puis n'ont plus fait spécialement attention à moi. Ça sentait l'huile, la poussière d'orage et la lenteur. Tout ce que j'avais à faire était de m'asseoir avec eux sans rien dire et attendre de voir, attendre que la pluie passe, par exemple. Encore une fois, ma main est montée vers ma poitrine. Je me suis contenté d'une moue silencieuse avant de battre en retraite vers ma poche de pantalon, d'en sortir les clés de la voiture et de les tendre à l'homme du carbu, que je devinais être le patron.

 «J'ai une voiture en panne au bord de la route, par là, à cinq ou six kilomètres. Un Malibu»

Avant de me répondre, il jeta un absurde regard prolongé dans la direction que je lui avais indiquée d'un mouvement de tête.

«OK. On va aller la chercher avec la grúa, mais... – il tendit mollement le bras vers la cour à moitié pleine de voitures – J'ai du travail. Beaucoup. Qu'est-ce qu'elle a, ta voiture?

- J'en sais rien. Elle a fait un bruit, elle s'est arrêtée, et voilà. De toute façons j'en veux plus. Je te laisse les clés. T'en fais ce que tu veux.»

En posant le trousseau près de lui sur l'établi, j'ai repéré un paquet de cigarettes chiffonné coincé entre deux boîtes de boulons.

«Tu veux même pas que je te dise ce qu'elle a? il m'a demandé. Je peux le savoir vite.

- Pas la peine. Je peux te prendre une cigarette?» j'ai fait en désignant le paquet.

Il a haussé les épaules et m'a montré un frigo perdu dans l'ombre au fond du local.

«Adelante. Et prends une bière là-dedans. Tu me laisses une voiture, après tout. Et puis tu pourras attendre que la pluie se calme.»

 

J'ai bu une autre bière et fumé une autre cigarette, et on s'est retrouvé à court de tabac. L'averse lourde mais peu dense a cessé au bout d'un petit quart d'heure, laissant le ciel toujours aussi bas et menaçant, à peine une averse en fait, juste un peu d'eau qui reportait les choses sérieuses à plus tard. Le mécano et ses copains m'avaient indiqué l'hôtel du patelin et je les ai laissés pour essayer d'y arriver avant la vraie trombe d'eau.

Il m'a fallu traverser une bonne partie du bled, qui n'était pas si petit que ça. Mon sac pesait comme un âne mort et je transpirais de plus belle. Pour penser à autre chose j'observais les autochtones du beau sexe: des femmes au regard dur, quand elles ne détournaient pas les yeux à mon passage, et au corps ferme, altier, rebelle. Du feu, c'était sûr. La lumière baissait très vite, c'était le soir, et l'air semblait s'épaissir encore de minute en minute. A vingt mètres de l'hôtel un attroupement faisait du bruit devant un bâtiment où l'on avait tendu une banderole de tissu avec des grands mots grossièrement tracés: sueldos,¡ basta!, et d'autres auxquels je n'ai pas fait attention.

 

Le hall de l'Hotel San José était un vestibule au fond duquel un escalier étroit partait directement vers les chambres. Un petit vieux aux rides profondes, un peu édenté, était posé sur une chaise en paille à gauche près de la porte et regardait la rue en marmonnant. A main droite, un jeune gars était assis à une petite table en fer, un gros cahier ouvert devant lui à côté d'une boîte avec un dizaine de clés. A mon entrée il se fendit d'un large sourire: j'avais déjà eu l'occasion de vérifier que dans les pueblos comme San José, même attifé comme moi et dégoulinant de sueur sous un sac à dos en loques, du moment qu'on était bien blanc de peau, on passait ni plus ni moins que pour un gringo farci de dollars. Alors on vous souriait. J'ai pensé qu'il ne devait y avoir dans les étages qu'une poignée de peones en route vers la frontière, plus quelques putes occasionnelles. Le gamin se rendrait compte bien assez tôt que ce n'était pas moi qui allais remonter le niveau, et je n'avais pas envie de lui expliquer quoi que ce soit: j'ai réglé une nuit d'avance et je suis monté dans ma chambre.

J'ai trouvé ma porte vers le milieu d'un couloir sans ouverture, éclairé par une ampoule fatiguée qui n'était pratiquement d'aucun secours. A côté de ça, au moins, la chambre était une bonne surprise: propre, presque grande, plus en tout cas que ce à quoi je m'attendais. L'Hotel San José avait dû connaître des jours meilleurs, après tout. Manifestement, les chambres venaient d'être faites: on avait posé sur la table en face du lit un plateau de fer avec deux verres et un grande carafe d'eau où nageaient encore quelques glaçons. Je me suis jeté dessus et j'en ai bu la moitié sans utiliser de verre, avec les glaçons qui m'agaçaient les lèvres et les dents et un peu d'eau qui coulait sur ma chemise.

            En reposant le récipient le plaisir de la soif étanchée s'est vite effacé devant la frustration de ne pas avoir un gramme de tabac sur moi. J'ai lâché mon deuxième juron de la journée et je me suis calmé en me déshabillant complètement, projetant mes vêtements imbibés de sueur, de crasse, de poussière et de fatigue à l'autre bout de la chambre.

            J'ai ouvert l'unique robinet de la douche avec un peu d'appréhension, mais c'est une eau tiède qui m'a enveloppé, juste à la bonne température, qui descendait direct d'un bon gros réservoir placé sur le toit de l'hôtel où il passait ses journées à boire du soleil. En plus elle était grande cette douche, un bon mètre cinquante de long. Je me suis savonné de haut en bas et j'y suis resté un bon quart d'heure de plus, assis le dos contre le mur, à me faire arroser sans penser à rien.

            En sortant de ma toilette j'avais de nouveau les idées claires: dix bonnes journées et un pécule correct pour finir ma route, de ce côté-là pas de problème, et dans l'immédiat il ne me restait plus qu'à tirer le meilleur des rues de San José : une fois installé devant une bière et un guacamole avec une clope au bec, je serais le roi du bled, prêt à dégotter une copine pour la nuit!

C'est la pression atmosphérique, très vite, qui s'est chargée de modérer mon enthousiasme: le temps de passer le linge encore correct retrouvé au fond de mon sac, et je suais de nouveau à grosses gouttes. Putain, il allait se décider à crever un bon coup, cet orage? J'ai ouvert ma fenêtre sans sentir un souffle d'air. La nuit était complètement tombée et autour des lampadaires on devinait des gouttess grosses comme des pleurs de dinosaures qui trouaient lentement l'espace pour aller taper sur la rue avec un bruit sourd. Toujours cette averse qui ne voulait pas vraiment venir. On entendait aussi le brouhaha du groupe rassemblé devant le bâtiment voisin. Appuyé des avant-bras à ma rambarde du deuxième étage, j'avais envie de fumer comme jamais.

 

Quand j'ai déboulé de l'escalier j'ai vu que le gamin de la réception et le vieux de la chaise en paille étaient debout dans l'encadrement de la porte et regardaient dehors. J'étais sur le point de les bousculer pour sortir mais je suis resté planté là avec eux en regardant le groupe de militaires en armes qui venait de passer devant l'hôtel et s'avançait vers l'attroupement du coin de la rue. Le gamin avait toujours le même large sourire, avec en plus comme un air de s'excuser du dérangement, et c'est le vieux qui m'a expliqué que les employés de l'administration locale avaient bloqué leurs bureaux toute la journée, empêchant quelques gros bonnets de sortir, pour réclamer des arriérés de salaire. A fond avec eux qu'il était, le vieux! Le gouverneur et sa clique étaient un tas d'escrocs, et comme toujours c'étaient les petites gens qui se serraient la ceinture! Et l'armée qui était avec eux, avec les pourris! Comment s'en sortir? De fait, les soldats repassaient déjà devant l'hôtel en escortant cinq ou six types bien mis. La rue était juste un peu plus silencieuse (en gros, on n'entendait que le bruit des bottes), et l'air un peu moins respirable. Et puis c'est allé vite. J'ai aperçu un truc vaguement gris et brillant flotter en l'air entre l'escorte et le groupe d'employés en colère; juste devant l'hôtel, un des gros bonnets a brusquement plié les genoux en portant les mains à sa tête; le soldat immédiatement derrière lui s'est retourné et a levé son arme vers le ciel.

 

Les trois détonations ont roulé comme le tonnerre. Faut dire que je ne suis pas habitué à entendre des coups de feu d'ausssi près.

 

Quand ma stupeur est retombée, la troupe avait disparu au petit trot et nous nous étions repliés dans le hall, devant la table en fer. Le vieux braillait maintenant contre les couards qui lançaient des bouteilles dans le dos des gens. S'il avait tenu le fusil, lui, c'est pas en l'air qu'il aurait tiré! Dans le tas, assurait-il! Pour leur apprendre, à ces pouilleux, à défier l'autorité!

            Perplexe, je me suis tourné vers le gamin. Rien à espérer non plus de ce côté-là : toujours la même physionomie, il avait dû se bloquer les maxillaires pour le compte. J'ai fait un geste indéfinissable et modérateur pour je ne sais qui, j'ai posé mes clés sur la table et je me suis jeté dans la rue où j’ai respiré un grand coup. Le premier bol d’air de la journée. La pluie, j'en étais sûr, ne viendrait plus. Il me fallait une femme, et trouver des cigarettes.