REVEIL PROFOND

(Amorce)

 

 

 

 

            C’est fini. Ou plutôt ça ne l’est pas, ça ne le sera jamais : la Présidente Oden L. n’ira pas au bout du destin qu’elle s’était tracé et qui vient de s’interrompre en deux saccades étonnées de son corps ; deux minuscules bolides d’acier qui lui ont détruit le cerveau. Le premier en entrant par l’œil gauche et le second en lui pulvérisant les incisives inférieures avant de lui déchirer successivement la langue et le palais. Deux petits monstres précis et efficaces qui ont semé la mort par deux taches rouges et menues, sages, confinées et satisfaites.

            Cinq étages plus haut Orrhän V. a toujours son fusil contre l’épaule. Il a juste relâché la pression de son index sur la détente, qui est revenue à sa position initiale. L’œil toujours rivé à la lunette de visée, il regarde les discrets signes rouges-bruns sur le visage paisible de la Présidente. Il constate que la mort n’a pas saccagé la physionomie de la jeune femme, et il devine le reste, ou plutôt l’imagine à son bon plaisir : il n’y aurait pas de mouvement de panique, tout est allé trop vite et en silence. La foule compacte et le cordon de sécurité du défilé seraient frappés de la même stupeur silencieuse en fixant Oden L. tombée dans la flaque toujours plus grande du sang qui s’épanche par l’arrière de son crâne. On dirait à les voir qu’ils ne se mettront à bouger, à crier, à s’enfuir en se piétinant que lorsque ce sang, prenant toute l’avenue, viendra baigner leurs souliers.

            Dans le silence, dans la stupeur, seul un cercle fébrile d’hommes en chemises bleues se presserait autour du cadavre de la Présidente. La plupart balaieraient horizontalement l’avenue du regard, et quelques-uns lèveraient vers le ciel des faciès grimaçant de colère. Ceux-là, Orrhän V. les tuerait bien. Uhd Z. serait parmi eux, Orrhän V. reconnaîtrait son visage levé vers lui, le visage qu’il aimerait par-dessus tout faire voler en éclat.

 

*

 

            « Noiraud ! »

            C’est la première chose qu’Uhd Z. lui ait dite, c’est ainsi qu’il s’est adressé à lui pour la première fois, le soir où il fit irruption chez Estkrchaïw M. avec deux ou trois sbires. Orrhän V. ne se rappelle pas exactement combien ils étaient. Il se rappelle seulement que le bleu de leurs chemises a bousculé l’immuable univers marron et gris de la taverne et qu’Estkrchaïw M. les a regardés entrer comme s’il savait leur venue inéluctable et qu’il la redoutait depuis longtemps. Puis Orrhän V. n’a plus fait attention à eux, de même que personne ne faisait attention à lui.

            « Noiraud ! »

            Comme tous les clients, Orrhän V. releva la tête en entendant les deux syllabes crever dans le silence comme une bulle de poix, et il s’aperçut que c’était à lui qu’Uhd Z. s’adressait : les têtes des chemises bleues et celle d’Estkrchaïw M. étaient encore penchées les unes vers les autres de part et d’autre du bar, mais la conversation était terminée. Les regards s’étaient tournés vers Orrhän V., et celui d’Estkrchaïw M. se détourna dès qu’il releva la tête.

            « Noiraud, répéta Uhd Z. en fondant sur lui en quelques pas de grand fauve, en s’asseyant face à lui, en le paralysant avec son regard et son sourire de fauve, noiraud, feula-t-il, veux-tu être heureux ? Veux-tu sortir d’ici, veux-tu de l’argent ? Veux-tu du soleil et des femmes à la peau claire, aux jambes aussi longues que des lianes, aussi souples que de l’eau ? »

            Orrhän V. ne répondit rien. Il savait que ce n’était pas nécessaire. Il savait, il était programmé depuis l’enfance pour savoir que les silhouettes massives sanglées de bleu, les voix lourdes, les sourires et les yeux carnassiers comme ceux d’Uhd Z. ne proposaient pas, mais ordonnaient. Il savait aussi que parfois des clients d’Estkrchaïw M. disparaissaient pour toujours du bout d’espace sombre où ils avaient leurs habitudes, et il savait enfin que la mer aux reflets trop métalliques rejetait parfois des cadavres sur les plages de la sortie Nord de la cité.

            Uhd Z. laissa le temps au silence d’avaler péniblement ses derniers mots avant de partir d’un rire trop sonore.

            « C’est bien, noiraud ! C’est parfait ! Tu seras parfait ! Nous nous reverrons ! » rugit-il en se levant. Il rassembla ses hommes d’un geste et tous sortirent en grand bruit. L’air de la taverne d’Estkrchaïw M. sembla recouvrer sa tiédeur habituelle et Orrhän V. termina de consommer en silence, sans hâte, sans même peut-être penser à quoi que ce soit de particulier, et sans faire attention à personne, de même que personne ne faisait attention à lui.

            Les journées suivantes s’écoulèrent normalement, des journées comme Orrhän V. en avait toujours vécues, comme il pensait devoir toujours en vivre. A chaque lever de soleil, un train inconfortable mettait presque une heure à les emmener, lui et ceux de toujours, dans un quartier semblable au leur, dans un local trop grand où ils empilaient ou nettoyaient des choses. Le soir ils allaient consommer en silence la somme habituelle et recommandée, Orrhän V. chez Estkrchaïw M., d’autres ailleurs, plus près de chez eux. Enfin, chacun rentrait chez soi visionner l’heure de programmes d’utilité réglementaire. Une certaine jeune femme apparaissait parfois sur le récepteur, et Orrhän V. pensait – à peine une pensée, presque un simple réflexe – qu’elle était belle. Au fond de toutes les images il y avait les hommes en bleu. Parfois l’un d’eux venait lui aussi au bord de l’écran pour prendre la parole. Orrhän V. le reconnaissait, c’était toujours le même, c’étaient les épaules, les yeux et la voix, la même animalité contenue, la même férocité enjôleuse qui l’avaient soumis chez Estkrchaïw M.

 

            Un matin, un matin comme les autres et pourtant un autre matin, deux chemises bleues guettaient la sortie d’Orrhän V. sur le porche de son immeuble. Ils ne grelottaient pas, ils étaient comme des pierres dans l’humidité du matin et les rafales glacées, et quand Orrhän V. les vit il sut qu’ils étaient là pour lui, qu’il n’irait pas travailler ce jour-là, qu’il devait les suivre, leur obéir. Il sut. Il avait été fait pour savoir ces choses-là, le moment venu. Ils partirent dans une voiture qui emprunta une route qui se terminait derrière de hauts murs, dans un jardin où Uhd Z., flanqué d’un être blafard, flasque et volumineux, les reçut avec ses manières de prédateur gourmand.

            « Noiraud ! Enfin ! Il ne manquait plus que toi ! Regarde, même ton homme est là, gronda-t-il en désignant l’encombrant ectoplasme qui roulait des yeux un peu stupides. Même ton homme est arrivé juste avant toi. »

            Sa main se referma comme une serre sur le bras d’Orrhän V.

            « Sois heureux, noiraud ! fit la voix sournoise et caressante. Prends, profite, bois, jouis ! Frappe, tue si tu veux ! Tu voudras… Nous aurons bien le temps de travailler ! »

            Il le lâcha et hurla une dernière fois en s’éloignant, la tête renversée vers le ciel :

            « Nous aurons bien le temps, noiraud ! »

            Alors Orrhän V. s’autorisa à voir – il savait, il était structuré pour savoir que jusqu’à cet instant il n’avait pas encore le droit de voir. Orrhän V. vit pêle-mêle l’eau dont le bleu rappelait le bleu des chemises, et inquiétait ; les peaux satinées, transparentes ou ambrées, tendues sur des courbes évidentes, offertes ; les couleurs rageuses et mêlées des breuvages épais ; d’imposants pavillons, plus loin ; de l’herbe qui semblait ne jamais finir et les hauts murs qui se perdaient à l’horizon ou derrière une hauteur. Orrhän V. entendit le tapis de voix, de rires, où se vautrait le timbre féroce d’Uhd Z. Il perçut le fumet de victuailles complexes et crut sentir sur sa peau, au lieu du matin humide, au lieu des griffures gelées, une tiédeur malade.

            Ils restèrent là, côte à côte, les bras ballants. Orrhän V. et la livide montagne humaine ne firent rien d’autre, durant des heures, que contempler, debout, l’orgie qui se consumait devant la villa d’Uhd Z., la fête malade qui s’épanouissait au soleil comme la pourriture arrogante d’un fruit trop capiteux. Ils restèrent là à voir les édifices compliqués des buffets s’effondrer et devenir bouillie sous les assauts des mains avides et des verres d’alcool renversés. Ils virent la frénésie s’emparer peu à peu des corps qui se mêlaient dans l’eau et les filles qu’on forçait entre les tables renversées. Orrhän V. et son homme restèrent là, hagards, sombre silhouette anxieuse, voûtée, et improbable empilement de chair ronde et molle, sans qu’on sût s’ils étaient abasourdis par la parade désordonnée qui s’agitait devant eux ou simplement indifférents à ce spectacle et inertes faute d’avoir reçu des ordres. Leurs visages, leurs corps ne reflétaient rien, nul n’aurait su dire ce qu’il pensaient – si tant est qu’ils pensaient quelque chose – et du reste nul ne s’en préoccupait.

            Ils restèrent là jusqu’à ce que les convives les plus congestionnés, ceux qui riaient le plus fort, s’emparent des grands couteaux qu’on avait disposés sur les tables, et ils ne virent pas la suite. Un groupe de chemises bleues s’interposa et Uhd Z. vint se planter devant Orrhän V. qui courba imperceptiblement l’échine, s’attendant à recevoir encore la cinglante apostrophe, qui cette fois ne vint pas. Uhd Z. le jaugea un instant avec un regard brûlant d’impatience, presque joyeux, et toujours sans un mot il fit brutalement volte-face, entraînant dans son sillage les chemise bleues et Orrhän V. qui abandonna la non-compagnie du spectre hypertrophié pour les suivre longtemps sur la pelouse puis le long de couloirs souterrains, un peu essoufflé, contraint même parfois de courir pour suivre la cadence infernale de la colonne qui l’ignorait. Ils s’arrêtèrent enfin et Uhd Z. revint vers Orrhän V. avec un fusil qu’il lui colla brutalement contre le torse.

            « Vas-y ! » souffla-t-il.

            Orrhän V. n’avait jamais eu entre les mains de machine à distribuer la mort ni ne s’y intéressait de quelque façon que ce soit, mais il sut d’emblée qu’il tenait là le raffinement ultime des fusils à détonateur plasmatique, celui qu’on avait enfin réussi à faire fonctionner avec ces billes de feu à éléments lourds, les plus rapides et dévastatrices, qui surgissaient maintenant de leur magasin sans exploser et se fondre avec le tireur en une nauséabonde flaque radioactive, celle du secret des malfaçons et des essais ratés d’armes mal conçues.

            Orrhän V. tressaillit sous la poigne nerveuse d’Uhd Z.

            « Vas-y, noiraud ! gronda-t-il encore. Vas-y ! Et vise les têtes. »

            Ses mâchoires serrées tremblaient un peu, tout son être vibrait d’un enthousiasme anxieux, et, qui sait, d’un peu de peur. Oui, peut-être à ce moment-là Uhd Z. sent-il confusément quelque chose, peut-être se penche-t-il furtivement comme au bord d’une prescience, au bord de la peur, et n’ose y rester. Frissonne-t-il en devinant l’abîme, ou brûle-t-il simplement de voir enfin sa recrue en action et craint-il d’être déçu ? Qui sait ? Qui le saura jamais, maintenant ? Pour l’heure, Orrhän V. redresse la tête en prenant lentement son arme en main. Il assure sa prise sur les poignées de la machine à tuer, et il se sent fort ; à tous les regards braqués sur lui, il renvoie un regard sûr, et il se sent important. Enfin, Orrhän V. voit maintenant autour de lui, au-delà d’Uhd Z. et des chemises bleues qui s’écartent devant lui comme à regret, une vaste salle nue. Là-bas, au fond, des silhouettes surgissent en ordre dispersé du sol qui les ravale après un instant. Orrhän V. a compris.

            « La tête ! » fait un dernier souffle épais dans son dos.

            Orrhän V. a compris, et en épaulant son fusil, en se campant face à la forêt mouvante de cibles aléatoires, Orrhän V. se sent à sa place. Il sait qu’il est enfin à sa place, celle qu’il n’a jamais eu la force de chercher, dont il n’a jamais même soupçonné l’existence. Il y est alors qu’il tire et s’abandonne au feu, au néant rageur.

            L’instant d’après, il semble à Orrhän V. qu’il se réveille au milieu d’un tapis de copeaux acérés et de corps métalliques soigneusement étêtés. Son arme pend à son épaule, et le sang qui gronde dans son crâne garde encore un peu de la chaleur du canon qui bat contre sa cuisse, mais il sait que c’est fini, qu’il est redevenu Orrhän V., rien qu’Orrhän V. Pour sceller son destin la voix d’Uhd Z. gronde de nouveau dans son dos, pleine comme avant :

            « Noiraud ! tonne-t-il en prolongeant la dernière syllabe sur une note de respect moqueur. Noiraud, tu es parfait ! Tu es comme il faut, comme il me faut ! »

            Uhd Z. toise Orrhän V. qui n’est redevenu que lui-même et se sent comme à leur première rencontre au fond de la triste taverne d’Estkrchaïw M.

            « C’est ça, noiraud ! Tu es comme je le voulais. Tu es ce que je veux. »

 

            Au retour, alors qu’il se hâtait de nouveau derrière la colonne bleue, Orrhän V. aperçut dans un autre couloir une autre colonne au bout de laquelle se ballottait le volume indistinct de l’autre, de celui qu’Uhd Z. appelait son homme et qui était resté des heures à ses côtés sans qu’ils échangent un son, sans même probablement qu’ils se consacrent la même pensée l’un à l’autre, et enfin, à un moment donné, Uhd Z. et ses hommes se dispersèrent comme si Orrhän V. n’existait pas, et il se retrouva face aux chemises au maintien minéral et à la voiture qui l’avaient amené au matin. On le reconduisit et dès le lendemain tout fut comme avant, exactement comme avant ; les mêmes gens dans le même train ; les entrepôts et le matériel inerte, despotique, exigeant, qu’on ne comprenait pas, le passage chez Estkrchaïw M. et les programmes réglementaires. La même journée infiniment répétée, la même vie qui n’avait ni début ni fin. Le même silence. Orrhän V. ne raconta pas sa journée chez Uhd Z. Il n’avait personne à qui la raconter et surtout il savait que son récit n’avait rien d’intéressant. Lui-même n’y pensa que rarement, dans les premiers temps, puis plus du tout. Orrhän V. savait que sa vie était ainsi faite que penser et raconter ne servaient à rien.

            Il fallut voter. La veille des élections Orrhän V. apprit par les programmes d’utilité réglementaire que sa catégorie devrait voter pour la jeune femme qu’il aimait voir apparaître sur son récepteur. D’ailleurs, sitôt l’annonce faite, il la vit, et ce fut une bonne nouvelle. On la vit encore beaucoup le lendemain soir, après le vote : elle était devenue la Présidente, ce qui fut aussi une bonne nouvelle, et ce soir-là les programmes se prolongèrent. Orrhän V. regarda longtemps la jeune femme sourire et parler depuis différents endroits de la cité, et finit par s’endormir devant son récepteur.

            Les mêmes jours continuèrent jusqu’à ce qu’enfin, un matin, un matin semblable aux autres mais ce matin-là, précisément, Orrhän V. retrouve devant sa porte les deux statues vêtues de bleu et la voiture qui devaient lui rappeler – comme s’il avait été en son pouvoir d’oublier quoi que ce soit – son destin, sa fonction, et lui rendre sa place. En refermant la porte sur le studio qu’il ne devait plus revoir et la vie qu’il ne devait plus vivre, Orrhän V. n’eut qu’une rapide pensée, pas même un regret, pour son récepteur que venait visiter l’image de la jeune femme qu’il trouvait belle.

            Plus tard, il retrouva sans étonnement la pelouse, l’eau trop bleue, les balancements des silhouettes tentatrices et les excès des acteurs du débordement las qui semblait perpétuel – ou, peut-être, qui s’était figé pendant tout ce temps pour ne se remettre en branle qu’au moment où Orrhän V. était sorti de la voiture sombre. La fête continue et se répand sans fin, mais il est possible que cette fois les teintes, les odeurs, les bruits paraissent plus forts, âpres, entêtants, enveloppants ; plus violents et entreprenants, comme pour prendre Orrhän V. aux sens et au corps, pour l’enserrer dans une douceur griffue et un univers semblable à Uhd Z. qui vient maintenant, cajolant et carnassier, fatigant, obséquieux, écrasant.

            « Noiraud… La fête peut commencer, noiraud, maintenant que tu es là. »

            Il le prend par les épaules et l’entraîne, l’enveloppe d’une nouvelle carapace, plus serrée, de sollicitude fauve, et le fixe, fasciné, comme un homme qu’on destine à un trône de diamants ou à des tortures inouïes.

            « Si tu savais, noiraud… Nous t’attendions… Nous pleurions, nous déchirions… Ah ! »

            Et Uhd Z. de rugir à nouveau, de libérer sa voix trop longtemps retenue.

            « Enfin ! Viens ! Viens, noiraud, avec nous, mange, bois, partageons ! Sois des nôtres maintenant, sois notre homme, sois celui que nous voulons ! »

            Il se fait soudain caressant encore, le regarde avec la même admiration ambiguë ; il ronronne de nouveau tandis que les corps et les victuailles se rapprochent à toute allure et assaillent Orrhän V.

            « Oui, noiraud… C’est toi, je le sais… Nous le savons tous… Tu es celui-là, noiraud ! Viens ! Prends ! »

            Et de rire, de remplir l’espace de ce rire écrasant, ininterrompu. Il semble à Orrhän V. qu’Uhd Z. rit des heures durant, qu’il est le moteur de la frénésie de saveurs, de cris, de mouvements où il s’enfonce, où on le fait plonger, lui, le simple Orrhän V., la tête la première, où il se saoûle sans le vouloir, le corps et la pensée comme des pantins secoués dans une sarabande floue, absurde et trop parfumée. Il bouge, croit-il, se sent tituber, roule dans un vaste organisme agité de hoquets arbitraires, comme dans un séisme mou et circulaire drainant d’autres corps en mouvement et des éclaboussures bleues. Entre deux beignets gras engloutis à pleines mains, entre deux rasades qui lui rejaillissent en flots changeants aux commissures des lèvres, Orrhän V. croit aussi rebondir contre un vaste corps gélatineux dont il a peut-être un lointain souvenir ; ou bien il voit, comme derrière une paroi malade et dépolie, la masse mal définie trembler en s’éloignant derrière une colonne d’hommes en bleu ; et peut-être encore l’aperçoit-il toujours loin, toujours flou et séparé de lui, figé les bras ballants auprès d’une autre silhouette, sombre, sèche, noueuse, et semblablement inerte. Orrhän V. se demande sans doute laquelle de ces visions est réelle, laquelle croire, tandis qu’il dégringole accroché au rire d’Uhd Z.

            Il semble à Orrhän V. qu’Uhd Z. rit des heures durant, il lui semble qu’il rit encore dans la grande salle trop vide où, plus tard, bien plus tard, il anéantit dans un fracas d’éclairs hurleurs de nouveaux mannequins.

            « A la tête, noiraud ! A la tête ! » hurle-t-on dans son dos. Et toujours le rire, le rire qu’il ne distingue plus des crachats plasmatiques de son prolongement d’acier. Qu’importe ! Le rire ne le dérange plus maintenant, il ne lui pèse plus comme un couvercle, comme la porte d’une prison. Orrhän V. est de nouveau lui-même. Il a retrouvé son univers de détonations, de lumières et de cris haineux, parcouru d’incandescence. Il est chez lui dans cet enfer qu’il se façonne à grandes rafales acérées, dans l’espace chauffé à blanc peuplé de sa seule rage sans but, insupportable à souhait.

 

            Plus grand, plus sauvage fut le plaisir, plus vertigineuse, plus cruelle s’annonça la chute quand le canon eut fini de hurler. Uhd Z., toutefois, retint Orrhän V. d’aller se heurter trop violemment à lui-même, à ce pauvre Orrhän V. qui n’est que lui-même et gît au fond du puits qui veut l’engloutir maintenant qu’il n’a plus son arme ni sa colère.

            Les agapes avaient rendu le timbre animal d’Uhd Z. hésitant. Ses paroles tanguaient comme des cailloux raclant le fond d’un tonneau d’alcool, et son emprise hypnotique y gagnait en autorité.

            « Tu es… parfait ! Je savais que tu le serais, noiraud ! Tu réussiras, c’est sûr maintenant, tu nous sauveras, et nous serons heureux. Alors tout pourra continuer, tout comme avant, noiraud, tout comme je t’ai dit. Ah ! Nous garderons tout… Les épices et les corps lustrés, les douceurs mêlées à notre bon plaisir et tout ce qui caresse les sens. TOUT, entends-tu ? La jouissance et le mouvement… le bruit… la peur… la mort. TOUT ! »

            C’étaient des paroles bleues, étirées comme des lames, au gré desquelles Orrhän V. glissait, indifférent et froid, tandis qu’on l’oubliait peu à peu. Très vite ils furent dehors. La lumière avait décliné, mais la tiédeur de l’air était toujours la même. Sur un carré de pelouse devant eux des filles nues bougeaient comme de longs reptiles lascifs.

            « Prends, noiraud, soufflait la voix, tremblante, prends maintenant, va ! »

            Au milieu des ricanements sourds de la meute, Orrhän V. s’avança pour examiner les créatures qu’on lui abandonnait. A son approche toutes mimèrent un redoublement du désir qui semblait les tordre, toute tendirent vers lui leurs lèvres et leurs formes brillantes, nacrées ou sombres. Toutes feignaient de se languir pour lui, toutes s’échinaient à lui suggérer de vastes étendues de plaisirs colorés, toutes, sauf une, toutes, sauf celle, à une extrémité du groupe, qui se recroquevillait, pointait sur le sol, pour le dissimuler, un regard empli de panique, ne bougeait presque pas, voulait qu’on l’oublie, voulait disparaître, cesser d’exister. Celle-là n’était encore qu’une enfant osseuse, à la poitrine plate, tombée au cœur d’un jeu qui la terrorisait et dont elle n’aurait pas le temps de saisir les règles.

            Orrhän V. perçut sa peur avant même de la voir, et il sut que cette peur était à lui, qu’elle était ce qu’il cherchait, ce qu’il avait toujours voulu, ce qu’il avait été formé à chercher et à consommer. Il se dirigea vers l’enfant parmi les soupirs déçus des autres courtisanes mêlés aux éclats de plus en plus nerveux des hommes en bleu. Elle eut un mouvement de recul convulsif, qu’elle ne put terminer : il la força à écarter les bras et à s’allonger de tout son long, et quand il posa les mains sur son corps elle cessa toute résistance, elle se fit inerte et se mit à pleurer doucement. Orrhän V. ne la caressait pas, il la découvrait juste, l’inspectait sans plaisir. Avec la même curiosité circonspecte il parcourut les cuisses trop maigres, les hanches trop étroites, la poitrine qui ne naîtrait pas, les épaules saillantes, et finit par enserrer son cou. Il se remit debout en la soulevant à bout de bras, l’étrangla en regardant ses yeux s’éteindre et la laissa retomber sur le dos, les jambes un peu repliées sur le côté, le corps libre enfin et mûr, comme celui d’une femme, comme celui d’Oden L. tombée dans son sang au milieu de l’avenue.

            Que se passe-t-il alors cinq étages plus haut dans la tête d’Orrhän V., derrière ses yeux dont un est toujours rivé à sa lunette de visée ? Quel influx nerveux avorté, quel dysfonctionnement lui a fait relâcher la détente du détonateur plasmatique au lieu de terminer de l’actionner pour cracher la mort au hasard dans le public le long de l’avenue et surtout emporter la tête d’un nouveau mannequin, un seul, le dernier, celui que lui désignait Uhd Z., là, en bas ? Comment a-t-il osé désobéir, laissant la mort venir par les deux micro-projectiles qu’il n’a pas voulu noyer dans un magma d’os, de cervelle et de métal carbonisés ? Que lui a-t-il donc pris, quel insaisissable parasite de la pensée est venu le détourner du chemin où on l’avait placé depuis toujours, pourquoi, pourquoi a-t-il cessé de fonctionner de la sorte en voyant qu’Uhd Z., au lieu d’un simple mannequin indifférent et gris, identique à tous les autres, lui livrait ce visage, cette femme, LA femme, Oden L., toi, amour, soleil, centre et consolation de mon désespoir d’usines et de tavernes poussiéreuses, chaleur de tant et tant de jours semblablement pauvres et glacés, toi l’icône radieuse qui m’as permis de tenir jusque-là pour te contempler enfin, pour te voir bouger et vivre devant moi et pour… te tuer ?! Emporter d’une déchirure incandescente tes traits et ta bouche, pôle et salut de mon existence naufragée ? J’aurais existé pour ça, mon amour, mon tout, pour t’immoler, t’anéantir ? Non, te voir, t’adorer en silence sans que tu me saches, voilà ma place, mon rôle dans le monde, enfin.

            Orrhän V. relâche la pression sur la détente de son arme et durant moins d’un instant, immobile et l’œil toujours rivé à sa lunette de visée, il est heureux, pleinement et parfaitement heureux, ayant réussi le miracle unique d’une décision et d’un geste donnant force et cohérence à sa vie, ses sens et son être entiers. Orrhän V. connaît cette harmonie parfaite durant tout un long souffle infinitésimal, et c’est suffisant ; moins d’un instant, le temps que deux invisibles bolides d’acier dévorent une centaine de mètres ouverts horizontalement devant eux et viennent mettre un terme en deux secousses un peu molles à la vie d’Oden L. et au bonheur suprême d’Orrhän V., qui ne bronche pas en voyant son centre vital s’effondrer comme une poupée de chiffons aussitôt noyée dans le sang. Dans sa stupeur il réalise qu’il ne se réveillera pas de son cauchemar, qu’il est damné, qu’il n’ira jamais au-delà de ce corps de femme effondré sur le dos, les jambes un peu repliées sur le côté, l’enfant livrée par Uhd Z., Oden L. maintenant, et toutes celles qui viendront. Quoi qu’il fasse il butera toujours sur un cadavre de femme toujours différent mais éternel, sur la malédiction jetée par Uhd Z., oui, Uhd Z. qui s’agite maintenant à portée de canon, qui lève la tête en articulant, rageur, les deux syllabes trop lourdes de haine et de mépris, Uhd Z., colère et faciès grimaçant qu’Orrhän V. va faire disparaître.

 

            Après trois heures d’attente silencieuse, assis en tailleur, ses mains et son arme reposant entre ses pieds, Johch G. ébroue soudainement son corps de grande méduse humaine. Etonnamment rapide et silencieux malgré ses mouvements trop ronds et mous, il se redresse et regarde par la fenêtre, où il demeure le temps peut-être qu’une des ondes lasses qui semble le mouvoir parcoure de haut en bas sa masse indéfinie. Il se remet alors à bouger, à rouler dans l’espace comme une poche remplie d’un liquide trop clair et, toujours silence et vélocité, passe dans le couloir, puis dans la pièce voisine. En y entrant il entend le fracas d’une détonation plasmatique et voit un homme, son homme, armé et appuyé à une fenêtre entr’ouverte sur la rue, d’où il peut voir sans être vu, et qui lui tourne le dos. Johch G. s’en approche sans bruit, et quand il parvient juste derrière lui, alors qu’il allonge le bras, il voit au pied de l’immeuble le cadavre mutilé et secoué de spasmes d’Uhd Z., les chemises bleues éclaboussées de rouge et la tête d’Orrhän V. qui les domine et ne bronche pas quand le tentacule flasque pose doucement le canon contre sa nuque. Orrhän V. n’est ni triste ni étonné. Après avoir été heureux au-delà de toutes ses espérances, après avoir connu l’amour et la liberté comme peu d’hommes peuvent encore le faire, il sait maintenant qu’il part et le fait en pensant :

            « C’est fini. Ou plutôt… »