SISYPHE BLUES

 

 

 

 


SISYPHE BLUES

 

 

 

 

 

All the lonely people

Where do they all come from?

 

John LENNON/Paul McCARTNEY, Eleanor Rigby

 

 

 

            Clyde s'est fait une opinion définitive: il ne faut pas jouer Satin Doll aussi lentement. Un tempo moyen est idéal, le tempo de Pastorius dans son Live in Italy, par exemple, c'est très bien. Le swing déroule tout seul. Bien sûr que Duke Ellington himself jouait Satin Doll plutôt lentement, mais le Duke avait le droit de le faire, lui. Le Duke pondait de ces arrangements... Caravan, avec Mingus et Roach... Il avait le droit de jouer Satin Doll aussi lentement qu'il en avait envie, le Duke, mais le quintette de Gus Marvis manque peut-être un peu de moelle pour faire ça, et surtout en l'absence de Gus.

             Le drive de cymbale de Gus manque cruellement à Clyde. Pour Mr P.C., par exemple : le batteur qui remplace Gus au pied levé est très net, très propre. Il s'est adapté en moins que rien. Rudement bon le gars, sure. Mais il a pas le drive pour Mr P.C. C'est qu'il faut un sacré drive, pour Mr P.C., un drive comme Gus, au moins.

 

            Dans le petit matin New-Yorkais, Clyde rumine avec un peu d'amertume la session de la nuit passée au Lift to the Scaffold.

 

            Il aime bien le nom de la boîte. Lift to the Scaffold, ça évoque vaguement, pour lui, un cercle d'initiés descendus dans cette cave pour un obscur sabbat ou pour arriver, au bout d'un dédale d'oubliettes inquiétantes, à un échafaud dressé pour ceux qui vénérent cette musique encore un peu maudite. Il ne l'a jamais vu, mais il sait que c'est le titre d'un film français dont Miles Davis a enregistré la musique en une nuit, à Paris, avec un quintette, en compagnie du réalisateur et de quelques acteurs. Ils faisaient tourner une paire d’accords et improvisaient en regardant les séquences à sonoriser qui leur étaient projetées en boucle. Pour Clyde, c'est ça, le free-jazz : son idée de la liberté est toute entière dans le thème-générique négligemment lâché par Miles au début du disque.

           

             Clyde est un clarinettiste dans l'âme. Bien que converti de longue date au saxophone, plus populaire et indispensable pour gagner sa vie, il glisse encore des chorus de clarinette dans le programme du quintette chaque fois qu'il en a l'occasion, que ses collègues acceptent cette intrusion. Et aussi les quelques fois où tout le groupe est porté par le thème, la salle, le swing et le drive de Gus, dans ces moments où tous sont dans la musique, sont la musique, ne pensent plus qu'à ça, ne pensent plus à rien ; quand ils ne sont plus que sensations brutes, communes, multiples, mais qui forment un tout cohérent d'où émerge, de ci, de là, une relance de batterie, une phrase de basse ou un renversement d'accord de guitare qui suscite chez cinq musiciens fondus en une seule entité une jubilation vertigineuse, originelle, ces fois-là, spontanément, Clyde empoigne sa clarinette et Gus rugit dans un roulement de toms : "Blow your black mess, Clyde,blow ! "

            Et Clyde souffle, souffle.

 

            Clyde ne comprend pas bien pourquoi la clarinette, un des piliers de la musique New-Orleans, a été reléguée aux seconds rôles, avec l'évolution postérieure du jazz, pour laisser la place au saxophone. En même temps, il reconnaît que bien des standards s'accomodent mieux d'un saxophone, plus charnel, que d'une clarinette, dont le timbre plus élégant peut sembler désuet. Mais peut-être que c'est parce que l'inconscient collectif s'est tellement habitué au saxophone, parce que l'oiseau extra-terrestre fondateur du be-bop et annonciateur de tout ce qui est venu ensuite jouait du saxophone. Et pourtant Charlie Parker aussi était passé de la clarinette au saxophone. Et Lester Young aussi, qui était là avant. Alors ? Fatalité ? Ou orientations, choix personnels fortuits ?

            Toujours est-il que la clarinette a été écartée et longtemps fort peu considérée, ou alors avec mépris, voire avec une certaine aversion qui peut aller jusqu'à la haine comme dans le cas de ce critique français, Boris Vian, qui a écrit que "tous les clarinettistes sont bons à tuer, c'est l'outil qui veut ça." Et pourtant c'était un bon critique, très renommé. Clyde a lu quelques traductions de ses articles : très agréable, beaucoup d'humour pince-sans-rire, et en même temps beaucoup de professionnalisme, de discernement, et aucune pitié envers ceux qu'il jugeait médiocres. Bon trompettiste aussi, paraît-il.

            Bien sûr, c'était une autre époque : ce type-là est mort en 1959. Il était à genoux devant le Duke et Satchmo, et il organisait des séances d'écoute au siège de son journal pour lancer un grand débat parmi ses lecteurs : "Que pensez-vous du be-bop?" Alors forcément, pour la clarinette, il ne pouvait pas prévoir qu'il y aurait un Dolphy, un Jimmy Giuffre, et encore moins Portal et Sclavis, ses compatriotes. En parlant de ces deux-là, est-ce que ce Boris Vian dirait que c'est encore du jazz, d'ailleurs? Il lancerait un débat là-dessus, c'est sûr, et il aurait raison, comme il a eu raison pour le bop. Et puis, est-ce qu'il aurait toujours ses idées de génocide? Sûr que Dolphy, rien que Dolphy dans le concert de Mingus à Antibes, suffirait pour les lui quitter, ses idées. Peut-être même qu'il mettrait de l'eau dans son vin en écoutant Clyde jouer Footprints, avec Gus à la flûte, sans batterie, avec le soutien d'une ligne de basse têtue et des aiguillons de guitare pour les relancer dans les chorus.

            Clyde est extrêmement fier de cet arrangement de son cru pour Footprints. Il pense que pour ce thème, les timbres de la clarinette et de la flûte, d'une manière naturelle, se mêlent encore mieux que les sonorités d’origine de Miles Davis et Wayne Shorter. Footprints avec le quintette est exactement comme Clyde l'a imaginé, rêvé, entendu avant d'en jouer une seule note. C'est toujours le moment qu'il préfère dans leurs concerts.

 

            Alors que Clyde remonte la cinquième avenue, les quelques accords qui flottaient encore dans sa tête en sortant du Lift to the Scaffold s'évanouissent doucement pour le livrer peu à peu aux impressions de l'aube. Clyde est très las, comme tous les matins en sortant de la boîte, et ce matin en particulier il se sent vide, sans envies, si ce n'est celle de rentrer chez lui, mettre un disque, s'allonger et dormir. Clyde est déçu par la prestation collective de la nuit passée. En y pensant bien pourtant, à part Satin Doll et Mr. P.C., tout est très bien passé, et visiblement le public a apprécié ; très bien passé, propre, carré, bien exécuté ; sans aucun de ces moments si particuliers qui poussent Clyde vers sa clarinette pour ajouter encore à la catharsis ambiante... Hell!  C'était mou, pas à dire, sans âme, sans gnack... Le quintette s'enfonce... Tout s'arrangera sûrement quand Gus reviendra, mais là, ce matin, c'était comme si Gus ne devait jamais revenir.

            Clyde a le blues.

            Et puis il n'a jamais aimé cette marche matinale entre le "Lift to the Scaffold" et son appartement, quand il laisse derrière lui l'oasis à dimension humaine de Greenwich Village pour s'enfoncer dans le quadrillage de la midtown, aux rues désepérément bordées de gratte-ciel qui les font ressembler à des tunnels sans toits, mais aussi sans issues ; quand il croise les premières personnes "normales" : celles qui s'affairent déjà vers l'école, le bureau, la boutique... Vers leurs vies, celle de la ville ; la vie de tout le monde, mais pas celle de Clyde. A l'heure où New-York se secoue et s'étire aux premiers rayons du soleil en répartissant ses sujets dans ses avenues et ses édifices, Clyde rentre chez lui, tire les rideaux et dort. Et bien souvent, en descendant l'avenue entre le Lift to the Scaffold et chez lui, Clyde pense qu'il fait un métier absurde : travailler quand les autres sortent, prennent du bon temps entre amis dans une boîte de jazz en écoutant Clyde souffler, souffler sans relâche dans son tuyau comme s'il ne devait pas avoir assez de toute la nuit, de toutes les nuits de sa vie pour dire tout ce qu'il veut, tout ce qu'il sent. Et se retrouver à l'aube si vide, si las. Aller dormir quand tous les autres se remettent à fonctionner, à produire, à vivre...

            Clyde a le blues.

            Alors il pense à Flor, Flor qui a déjà quitté l'appartement pour aller travailler au café, Flor qu'il croisera, comme tous les jours, comme par accident, quand elle rentrera vers midi for lunch. Flor avec qui il fera l'amour, Flor qui restera avec lui une partie de l'après-midi. Flor enfin qui partira à son cours de danse vers quinze heures, laissant Clyde libre de lire en écoutant des disques tout l'après-midi, ou d'aller voir Gus, d'aller répéter... Flor est née à New-York de parents porto-ricains et vit avec Clyde depuis six mois. Elle est très belle, et elle danse très bien ; les latinos ont ça dans le sang, la danse. Sûr qu'elle arrivera à Broadway un jour, comme elle en rêve. Elle danse si bien, et elle n'a que dix-neuf ans, après tout. En attendant, elle travaille au café le matin et va à son cours de danse tous les après-midi jusqu'au soir, où elle reprend parfois son travail de serveuse. De temps en temps elle décroche aussi un contrat dans un cabaret grâce à des amis.

            Grâce à Flor, Clyde commence à baragouiner un peu d'espagnol, ça l'amuse assez.

            Grâce à Flor, quand elle est avec lui, Clyde se sent bien.

            Clyde est fou de Flor.

 

            Dans sa boîte aux lettres Clyde ramasse deux courriers anonymes, administratifs, inintéressants, et une partition - l'arrangement de Jordu par Gus - et monte l'escalier jusqu'au second étage, jusqu'à son appartement. En entrant, il pose ses instruments près du portemanteau où il accroche ensuite son pardessus.

 

            A sa gauche, près de la porte, une veste de jean fourrée et un parapluie bleu marine pendent déjà du portemanteau où il vient d'accrocher son vêtement. Un peu plus loin, adossé à la paroi latérale, il y a un meuble bas constitué de deux étagères. Sur celle du bas se serrent deux paires de tennis, une paire de kickers montantes marron et deux escarpins bleus et blancs à talons hauts, que vont rejoindre les souliers de ville noirs de Clyde. Sur l'étagère du dessus on a rangé divers produits d'entretien : nécessaire de cirage pour les chaussures: deux brosses, un chiffon et deux boîtes de cirage respectivement de couleur noire et marron clair, un petit bidon plastique d'eau de javel et une bombe de mousse pour nettoyer la vieille moquette bleu pâle qui recouvre tout l'appartement et que Clyde a posée quand il s'est installé là il y a presque deux ans, après avoir passé deux jours à repeindre les murs en blanc, avec Gus. Sur le meuble sont posées deux photos dans des cadres en plastique appuyés contre le mur : une en noir et blanc de Sydney Bechet, avec un saxophone soprano, et Mezz Mezzrow, avec une clarinette, en train de jouer devant un énorme micro, et une en couleur de Clyde torse nu jouant du saxophone ténor, que Flor a prise un jour par surprise avec un appareil jetable, dans l'appartement, près de la fenêtre, à côté du bureau. Flor préfère le saxophone à la clarinette, comme toutes les filles. Entre les deux photos sont empilés deux livres que Clyde a empruntés à Gus il y a plus d’un an : Bird - La vie de Charlie Parker, de Ross Russell, et El perseguidor, de Julio Cortázar, en espagnol, pour Flor. Selon Clyde, le second n’est rien de plus qu'une répétition raccourcie et romancée du premier. Un balai et un aspirateur s'appuient au mur à droite du petit meuble. En remontant le long du mur le regard rencontre une reproduction d'un tableau de Picasso, La Femme au Miroir, et entre dans la cuisine, ou plutôt le coin-cuisine de la pièce principale, séparé du reste de l'appartement par une demi-cloison d'environ deux mètres cinquante perpendiculaire au mur du fond, sur laquelle sont posés une cafetière électrique branchée à une prise murale juste au-dessus du comptoir et un saladier de verre qui contient cinq oranges. Du côté de la cuisine, la demi-cloison est creuse et partagée en deux par une étagère sur laquelle sont disposés une poche de riz d'un kilo, quelques conserves (chili con carne, baked beans, corned beef), un paquet de farine, une bouteille d'huile d'arachide et divers condiments : sel, poivre, piment moulu, ketchup. En face, dans le coin, le frigidaire encastré sous la plaque de tôle ondulée solidaire de l'évier où séchent deux assiettes blanches, trois verres, une poêle, et quelques couverts : trois fourchettes, quatre couteaux. Clyde a fixé au mur au-dessus de l'évier une étagère à deux niveaux où sont rangés cinq assiettes, toutes de couleur blanche, une batterie de trois casseroles de métal, des verres, des couverts, une poêle, un moule à tarte, une bouteille de scotch, un rouleau à pâtisserie. A côté de l'évier se trouve une cuisinière électrique dotée d'un four. Le sol de la cuisine, contrairement au reste de l'appartement, est recouvert d'un linoléum jaune clair. Entre le frigidaire et la demi-cloison, où Clyde et Flor prennent parfois leurs repas quand ils sont seuls, un tabouret de bar en bois est surmonté de quelques cartes postales punaisées au mur et provenant de diverses parties du monde : Montréal, Londres, San Francisco, Lima...

            A droite de la cuisine, dans la paroi qui fait face à Clyde, une porte s'ouvre sur la chambre où est le grand lit qu'il partage avec Flor et à la tête duquel on voit, par la fenêtre, les murs de brique des immeubles avoisinants et l'avenue sur laquelle débouche la ruelle où arrive l'escalier de secours. Les vêtements de Clyde et Flor sont rangés dans un placard mural à gauche du lit, tandis qu'à droite se trouve la petite bibliothèque de bois où Clyde range ses livres. Deux petites lampes sont posées à même le sol de part et d'autre du lit. Du côté de Flor, à gauche, la lampe côtoie un réveil de voyage, alors que du côté de Clyde lui tient compagnie The sound and the fury, de William Faulkner, et Le Procès, de Franz Kafka, ses livres de chevet du moment. Une reproduction du Tres de Mayo, de Goya, est accrochée au-dessus de la bibliothèque, et au pied du lit, le sac de danse de Flor est posé sur une vieille banquette récupérée dans la rue, devant l'immeuble, deux mois auparavant. Dans la chambre, une deuxième porte, à droite en entrant, permet d'accéder aux WC-salle de bain.

            Dans la pièce principale, le long de la paroi du fond, un grand poster en noir et blanc où apparaissent, de gauche à droite et face à face, Ben Webster et Gerry Mulligan en train de jouer de leurs saxophones respectifs surmonte le bureau de Clyde : une planche d'aggloméré recouverte de formica et posée sur deux tréteaux métalliques, où s'entassent pêle-mêle le Real Book fatigué, version si bémol, qui accompagne Clyde depuis ses débuts de musicien, il y a quinze ans de ça, une montagne de partitions manuscrites, la plupart des arrangements de standards par Gus, quelques-uns de Clyde, et diverses compositions du quintette, dont On the road, la dernière en date ; une lettre en cours, trois livres, L'évolution des idées en physique, d'Albert Einstein et Léopold Infeld, Notes of a dirty old man, de Bukowski et La peste, d’Albert Camus ; trois stylos, un crayon de papier, des photos de New-York, du quintette, de Flor, un téléphone avec son répondeur. Sous le bureau il y a un carton, entre le mur et un tréteau, et devant, près de la fenêtre, un pupitre métallique, vide de partitions : c’est là que Clyde s'installe pour jouer, quand il joue dans l'appartement.  Devant le bureau se trouve également une chaise pliante en plastique identique aux cinq autres disposées autour de la grande table qui occupe le centre de la pièce et sur laquelle Flor a déjeuné ce matin-là, comme l'attestent la grande tasse rouge ornée d'un dessin de Mickey en basketteur, les miettes de pancake, le pot de marmelade d'orange, le bol, les peites cuillères et le paquet de Corn Flakes abandonnés là. Entre la table et le coin inférieur droit de l'appartement sont disposés un confortable fauteuil de cuir peu élimé et un canapé de toile bleu clair, respectivement offert par un oncle de Flor et laissé par le frère de Clyde quand il est parti s'installer à Montréal, et tournés vers le poste de télévision installé sur une table basse en bois dans l'angle à droite de la porte. Le jour entre dans la pièce principale par deux fenêtres situées dans le mur entre le bureau et le téléviseur, et entre lesquelles se trouvent la chaîne hi-fi de Clyde, dans un meuble contenant également sa collection de cassettes, trente-trois tours, quarante-cinq tours et disques compacts. L'un d'entre eux, The Window, du trio de Steve Lacy, se trouve à présent dans la main de Clyde debout devant l'appareil.

 

            Après avoir longuement hésité devant le meuble, partagé entre l'embarras du choix et l'absence d'envie d'écouter quoi que ce soit, ou plutôt regardant ses disques sans but, vide de toute pensée, Clyde secoue la torpeur où il s'est enfoncé et se décide à laisser le saxophone vagabond de Steve Lacy l'emmener doucement à travers les couches successives du rêve. Il entre dans la chambre au son des premières circonlocutions de The Window. Il s'allonge sur son lit et se met à feuilleter quelques passages au hasard de la première partie de The sound and the fury. La lecture est la seconde passion de Clyde, et le roman de Faulkner un des livres qu'il relit régulièrement. Il en aime tout particulièrement le premier chapitre, où il poursuit à loisir les clés du monde de Benjamin Compson, l'innocent qui mêle tous les événements de sa vie dans une seule journée anarchique et démesurée, dans un monstrueux caprice du temps figé en un point de son déroulement, d'où il s'étend dans l'infini d'une cinquième dimension nouvelle et étourdissante.

            Bientôt, la pensée de Clyde se dissout définitivement entre les errances de Steve Lacy et le monologue naïf et halluciné de Benjamin. Alors il tire le rideau sur le jour qui s'est frayé un chemin dans la ruelle, entre les immeubles, pour commencer à se faufiler dans la chambre, et il s'endort.

 

            Quand Clyde rouvre les yeux sans avoir encore eu son comptant de sommeil, Steve Lacy a depuis longtemps mis un terme à ses explorations. Clyde consulte le réveil de Flor. Il est midi et quart. Il se retourne dans le lit et va se rendormir couché en chien de fusil, mais il interrompt son mouvement et reste allongé sur le dos.

            Il a entendu les pas de Flor dans l'escalier, puis la clé de Flor dans la serrure, et enfin la voix de Flor sur le pas de la porte.

 

            "¿Estás durmiendo, corazón?"         


 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sanguine

joli fruit

la pointe de ton sein

a tracé une nouvelle ligne de chance

dans le creux de ma main

 

Jacques PREVERT, Sanguine

 

 

 

            Calmement, amoureusement, avec plénitude, John Coltrane pose les notes de "Naima".

            Doucement, tendrement, Clyde embrasse Flor en déboutonnant lentement son chemisier qui glisse sur ses épaules et dans son dos. Il dégrafe son soutien-gorge et caresse ses seins, deux petits seins dressés, jolis, précieux comme deux miniatures de porcelaine chaude et souple, couleur de cannelle, qui durcissent sous ses paumes tandis que ses lèvres descendent lentement le long du cou de Flor ; Flor qui gémit, ou plutôt chantonne doucement sous les caresses de Clyde, Flor qui s'est déjà débarrassée de sa jupe, Flor nue qui déboutonne, puis enlève tendrement le pantalon de Clyde dont les lèvres et les mains continuent d'errer sur son corps, tout son corps qui ondule de la tête aux pieds. Clyde s'attarde dans tous les endroits où il sait pouvoir obtenir de ce corps une ondulation plus lascive, de cette bouche un soupir plus profond, une mélodie plus accentuée.

            Ils laissent leurs raisons se perdre peu à peu dans les arabesques sans fin que dessinent leurs corps. Alors Flor attire Clyde contre elle, tout contre elle, si près qu'on peut l'être. Il la pénètre avec une infinie douceur, comme s'attardant sur chaque millimètre de sa progression dans cette intimité de satin. Ils vont, viennent, s’abandonnent l’un à l’autre leurs ventres collés, leurs haleines et leurs soupirs mêlés, le torse de Clyde pesant sur les deux miniatures couleur de cannelle, chacun profitant du corps de son partenaire et du plaisir qu'ils s'offrent, puis Flor se cabre lentement, emplissant l'espace d'une interminable mélopée évanescente, caressant convulsivement le visage et la poitrine de Clyde qui se déverse en elle en gémissant et retombe encore chevillé à son corps, anéanti, lavé.

 

            Coltrane s'est tu.

            Flor dort serrée contre Clyde, la main sur sa poitrine. Sa main couleur de cannelle comme un rayon de crépuscule sur la peau noire de Clyde.

 

            Ils se lèvent vers une heure et demie et vont acheter deux pizzas au coin de la rue, aucun d'eux n'ayant envie de cuisiner.

            "¿Como te fue anoche?"

            Clyde suspend l'attention toute professionnelle qu'il prête à l'interprétation de Satin Doll par Jaco Pastorius, Bireli Lagrene et Tomas Böröcz.

            "Hmm?

- Je te demande si ça s'est bien passé cette nuit.

- Moyen, très moyen... Le batteur de remplacement est pas mal, mais Gus, c'est quand même le boss.

- Vous vous êtes faits siffler ou quoi?

- Non, bien sûr que non. C'est juste moi qui trouve que... Quoi de neuf, toi?

- Nada... Ma sœur a appelé hier soir : elle vient bien ce week-end ; elle restera une semaine.

- Pas de problème... Au contraire, deux chicas pour moi tout seul, quel pied!"

            Clyde secoue le nez de Flor qu'il a pincé entre son pouce et son index. Elle écarte sa main d'une petite tape, en riant.

            "¡Deja el fastidio, necio!"


 

 

 

 

 

 

 

 

 

He preferido un golpe

asi de vez en cuando

porque la inmunidad

me carcome los huesos

 

Silvio RODRIGUEZ, Resumen de noticias

 

 

 

            Flor partie pour son cours de danse, Clyde prend une canette de bière dans le réfrigérateur et met un disque de Thelonious Monk solo : le mieux, selon lui, pour l'accompagner dans les quarante dernières pages du Procès, de Kafka. Il s'installe avec son livre et sa boisson dans le fauteuil de cuir.

            Une fois avérée la mort absurde, fatale, attendue et profondément désespérante de Joseph K., Clyde pose le livre sur un bras du fauteuil et s'attache aux errances bancales et tourmentées du piano de Thelonious Sphere Monk. Comme c'est fatigant, parfois, d'écouter Monk, surtout en solo, comme c'est chargé! Seul, Monk est comme un marchand ambulant tirant sur une route cahoteuse une vieille charette d'où s'échappent de temps à autre des objets plus insolites les uns que les autres. Dans ses mains, même la pièce de piano-ride de facture la plus classique qui soit prend des allures surnaturelles, révèle une face cachée qu'on ne lui aurait jamais soupçonnée.

            Le disque se termine, laissant flotter dans le silence une de ces impressions qu'on éprouve après le passage d'un spectre ou d'un fou. Irrémédiablement enfoncé dans son fauteuil, Clyde saisit la télécommande abandonnée sur le sol près de lui et se met à faire défiler sur l'écran du téléviseur matches de base-ball, dessins animés, publicités, clips vidéos, films d'action... qu'il voit sans les regarder, l'esprit vide. Il songe qu'il n'a pas consulté son répondeur en rentrant ce matin. Le bras tendu vers le téléviseur, il interrompt d'une pression du doigt sur la télécommande l'absurde défilé de sons et d'images, se lève et va vers le bureau.

            La grosse voix de Gus sort du répondeur :

            "How was the show at night, man?... Oh, Clyde, c'est Gus, réponds!... Tu dors comme une souche, ma parole, you goddamn lazy! Quand tu seras dessoûlé, passe boire une bière à la maison, tu me raconteras. Bye!"

            Effectivement, Gus a dû téléphoner dans la matinée et Clyde n'a rien entendu. Preuve qu'il a bien dormi... Allons-y donc, puisque le chef a lancé une convocation. Gus n'a pas remis les pieds au Lift to the Scaffold depuis qu'il s'est cassé le poignet, voilà deux semaines, et il doit commencer à enrager sérieusement. Clyde enfile son pardessus, se munit de ses instruments, à tout hasard, et part chez Gus. Il parcourt quelques blocs à pied pour aller prendre le métro sur la quarante-deuxième rue et descend dans Harlem, près de chez Gus.

 

            Quel imbécile, aussi, ce Gus! C'est lui qui avait décroché ce contrat juteux, deux semaines auparavant, au Garage, un petit bar de Chelsea. Enthousiaste, impulsif comme toujours, il s'était mis d'accord avec le patron et s'était engagé au nom du groupe sans consulter personne. Mis devant le fait accompli et au courant du montant du cachet, les musiciens n'avaient pas fait de difficultés. C'est le soir du concert que ça s'était gâté : il s'était vite avéré que le jazz n'était pas dans les habitudes de ce Garage de carrelage et de verre, aux couleurs criardes, rempli de yuppies tout droit sortis du World Trade Center sans même un détour par chez eux pour se changer. Plein de bonne volonté au début, le quintette se borna bientôt à faire défiler sans passion des standards faciles devant un public indifférent, voire ennuyé. Et pour se consoler, Gus et ses partenaires usèrent et abusèrent, lors de fréquentes pauses, de la générosité forcée de la maison envers ses musiciens d'un soir pour consommer force bières. A seulement minuit et demie, tant le public comme le groupe étaient excédés. Personne ne semblait plus disposé à écouter ou à jouer la moindre note, et nulle protestation ne s’éleva quand les instruments regagnèrent leurs étuis, qu'on démonta la batterie et les micros. Le quintette de Gus Marvis aurait pu empocher son salaire et s'en aller sans histoires, mais il fallut que le patron aille expliquer à son leader affalé au comptoir devant un dernier drink qu'il allait raccourcir un peu le cachet à cause du peu de succès de la soirée, de la consommation effrennée des musiciens, etc... Il sous-entendait également qu'il pensait avoir engagé un orchestre décent et qu'on l'avait trompé sur la marchandise en lui refilant une bande d'ivrognes approximatifs. De fait, Gus était soûl comme une barrique et commença à s'énerver en criant à dix centimètres du visage de son interlocuteur que si Môssieur n'aimait pas la musique, il n'avait qu'à continuer à écouter des tubes de supermarché dans son boui-boui au lieu d'y faire venir de vrais artistes qui n'avaient rien à y faire, que ça lui servirait de leçon et qu'il allait lâcher en vitesse les cinq cents dollars qu'il avait promis, ou alors ça allait chauffer méchant dans son trou à bourgeois!

            Les musiciens étaient déjà en train de charger le matériel dans la camionnette stationnée devant le Garage, seul Clyde était encore dans le bar pour essayer de raisonner Gus et de sortir sans encombres de ce mauvais pas. Las! Quatre gorilles les empoignèrent et les propulsèrent en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire sur le trottoir devant l'établissement, sans un sou comme de bien entendu. Clyde en fut quitte pour un œil au beurre noir et quelques bleus, mais Gus, assis sous un lampadaire, pleurait comme un veau en braillant un chapelet d'insultes à l'intention du patron du Garage, des yuppies qui ne comprenaient rien à la bonne musique, de New-York et du monde en général. On se serait cru au théâtre. Gus se tenait le poignet gauche, sur lequel il était lourdement tombé.

            Après une nuit à l'hôpital où son ami se fit poser un plâtre, Clyde se démena tout le week-end pour dénicher un nouveau batteur et organiser une série de raccords pour le concert régulier du lundi soir au Lift to the Scaffold. Total, un foutu gâchis... Helluvah fool, Gus!


 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un peu parti, un peu naze,

je rentre dans la boîte de jazz,

histoire d'oublier un peu le cours de ma vie.

 

Michel Jonasz, La boîte de jazz

 

 

En arrivant à l'étage où vit Gus avec sa femme et ses trois fils, Clyde reconnaît la version d'Au clair de la lune par Sydney Bechet qui s'échappe de l'appartement de son ami. "S'il écoute ça, c'est qu'il est de bonne humeur. Possible qu'il soit soûl, aussi". Depuis qu'il s'est cassé le poignet, Gus occupe son temps libre à donner quelques cours particuliers de batterie chez lui et écrit de temps à autre un arrangement pour le quintette en s'aidant de son vieux synthétiseur, où il peut plaquer quelques accords de sa main valide. Mais comme il ne joue pas, ça lui laisse encore pas mal de temps pour s'abandonner plus que de raison à son penchant naturel pour la marijuana et l'alcool. Gus est malheureux, très malheureux, depuis son accident. Il ne le montre pas, et au lieu de prendre son mal en patience, il se désespère et se réfugie dans l'apathie, quand ce ne sont pas les colères noires sans causes apparentes, si ce n’est une bouteille vide ou la fin d’une poche d’herbe.

            L'animation battant son plein chez la famille Marvis, Clyde entre sans frapper. Il trouve Gus confortablement installé dans le canapé de son séjour, en train de regarder son fils de cinq ans qui fait s'affronter sur le tapis un pantin de Batman et un imposant dinosaure en plastique. Pour taquiner l'enfant, son père encourage le dinosaure.

            Gus est un petit noir replet et jovial d'une quarantaine d'année : déjà des fils blancs dans ses cheveux crêpus, mais des yeux de gamin ronds comme des billes et un visage joufflu qui peut prendre à volonté les expressions les plus comiques. Famille, amis, public : les grimaces de Gus ont toujours un franc succès. Gus dit souvent que s'il n'était pas devenu musicien, il aurait pu être riche en se lançant dans le cinéma pour devenir le Danny de Vito noir.

            "Pas possible, le souffleux s’est réveillé!" s'exclame Gus en voyant Clyde entrer. Il lui désigne successivement la cuisine et un fauteuil.

            "Prends une bière, installe-toi. Cigarette?

- Merci."

            Clyde se débarrasse de son pardessus et pose ses instruments près de la batterie de Gus, dans un coin du séjour. Il allume sa cigarette en se dirigeant vers la cuisine.

            "Apporte-m'en une aussi, tu veux?"

            Clyde passe la cannette à Gus et se laisse tomber sur un fauteuil. Le fils de Gus s'éclipse en déclarant partir faire la guerre avec Batman contre le Spiderman du voisin.

 

            "Santé.

- Santé, Clyde. C'est une impression ou c'est pas la joie?

- ... Crevé... Et puis c’était pas ça hier soir.

- C'est le business, ça, vieux, c'est le boulot : y'a des jours où on est pas motivé, mais faut y aller quand même pour gagner sa croûte, et jouer du mieux qu'on peut, ce qui est notre devoir.

- Sure... On joue Satin Doll trop lentement. Ce soir, il faudra essayer de le faire plus vite. Et puis je crois qu'on va sucrer Mr P.C. Le batteur...

- Quoi, le batteur ?

- Ben... Le drive. Ça manque de drive, je crois.

- Le drive... Ben voyons... Tu causes comme un musicologue maintenant ? Tu vas m’expliquer que le gars a la main droite suave, le poignet gauche plus colorée et les pieds plats, comme à Berkeley ? Et puis t’es pas batteur, que je sache. Si tu me parlais du sax, plutôt ?

- J’ai rien à en dire du sax.

- Ah ouais ? Ça par exemple c’est bizarre, parce que normalement c’est plutôt ton rayon, et même moi je l’entends d’ici le sax, je l’entends d’ici s’emmerder, mou du genou, à pisser ses chorus comme un employé de bureau et à grogner contre un pauvre batteur alors que c’est lui qui devrait se secouer un bon coup !”

            Alors que Clyde caresse un instant la perspective de devenir employé de bureau, comme tout le monde, Gus arrête la chaine hi-fi, interrompant l'orchestre de Sydney Bechet en plein thème de Brave Margot, et va s’asseoir devant son clavier.

            " Monte le biniou!

- Ah, forget it, Gus... J'ai joué ma part hier soir, et je recommence cette nuit... Pas la peine d'en rajouter dans la journée.

- Mais justement ! Jouer ! C’est de ça que je te cause : tu m’as tout l’air d’un type qui joue plus. Je t’entends d’ici, je te dis : tu poses toujours prprement une note après l’autre, mais jouer... Ça tu l’as oublié en chemin. Alors on va te rafraîchir la mémoire. C’est simple, tu vas voir : d’abord on est pas au Lift à turbiner pour la pitance. On est là, Clyde et Gus, on est même pas obligés de jouer mais on va le faire quand même juste parce qu’on aime ça ; on va jouer Mr P.C., pour commencer, parce qu’on les aime, Trane, Chambers, et toute la foutue bande, et tout ce cirque. Tiens, tu l’as monté, ton tuyau ! Je savais que t’avais pas apporté tes engins pour pêcher la truite dans mon salon. Alors on se lamente plus, on philosophe plus, je te balance les accords et on fait sonner le truc et on le joue ! So... Do... Do-sol-do... Tu sais tout ça... Right... Ta-da-dop !”

            Clyde avance deux fois le thème, tranquillement calé sur les accords que lui distribue Gus. A la fin de la deuxième fois il continue simplement à souffler en montant sans trop y penser une pentatonique au bout de laquelle il attrape une altération, sort un peu du ton (deux notes ? trois ? Juste ce qu’il veut) et y revient en douceur, en maîtrise. Une sixte sonne alors sous les doigts de Gus et une porte s’ouvre sur un chemin d’espace et d’idées. Le parcourir, c’est tout. Le jouer.

 

            Mr P.C. tourne pendant dix bonnes minutes, puis Satin Doll, avec swing, comme dans un fauteuil. Le plaisir ludique des compositions de Duke Ellington. "Ne jamais oublier de s'amuser quand on joue le Duke", pense Clyde.

 

            Plus tard, Gus est de nouveau dans son canapé, une bière à la main, en écoutant Clyde déambuler avec sa clarinette dans les méandres d'un blues interminable.

            "Il va falloir penser à se nourrir. Tu manges ici où tu rentres voir ta muchacha? J'ai des bons steaks au congélateur."

            Clyde joue encore quelques mesures avant de s'interrompre.

            "Ma muchacha travaille au café, ce soir. On ne se voit pas. Envoie les steaks. Et ta femme?

- A Washington, chez sa mère, avec les gosses. Elle revient lundi."

            Clyde prend une bière dans le frigidaire et en passe une à Gus qui commence à cuisiner, puis regagne le salon où il range son saxophone et sa clarinette.

            "Qu'est-ce que je mets?

- Ce que tu veux, fais comme chez toi."

            Clyde se décide pour le premier disque de Return To Forever.

            "Return To Forever, first album! déclare Gus en entendant les premières mesures. Chick Coréa, Stanley Clarke, et Joe Farrell, au sax, une somme!... Je ne me souviens pas du batteur, c'est bizarre... Peu importe! Toute la verve exubérante de Chick Coréa dans "La Fiesta", toute la fraîche innocence des années soixante-dix dans "What game shall we play today" chanté par... Par?... Et alors?"

            Clyde consulte la pochette.

            "Par Flora Purim

- Par Flora Purim, bien sûr! Où avais-je la tête? Charmant, tout à fait charmant, pas vrai?"

            Bien installé dans le fauteuil, Clyde écoute le disque en faisant des ronds de fumée.

 

            Ils s'attablent devant deux steaks à point accompagnés de baked beans et de ketchup, le tout arrosé des dernières bières trouvées dans le frigidaire.

            C’est Gus qui reprend la parole.

            "Vois-tu, fils, c’est que t’es pas un prolétaire ordinaire. Foutu métier, qu’on peut pas faire à moitié ! Au fond, qu’on soit à Carnegie Hall ou juste à rigoler entre copains, faut donner pareil, see ? Machinalement, ça vaut pas, c’est comme ça. Personne ne te demande d’être un génie. Non, ce qu’il faut c’est être sincère. Juste être sincère, toutes les nuits, toute la nuit, et sur la moindre note, et même quand tu joues pas. Rien que ça ! Dig it ? Je sais que tu comprends ça.”

            Clyde déguste son steak, impassible, rien à rajouter. Le message est passé, le repas se poursuit. Au café, Gus va chercher dans sa chambre une cigarette de marijuana. Il l'allume, en tire quelques bouffées et la passe à Clyde, qui la lui rend après deux profondes inhalations.

            "Il faut que je joue ce soir".

- You're right. C'est pas avec ça qu'on fait de la bonne musique. Mais moi qui suis manchot, qu'est-ce qu'il me reste d'autre?"

            Clyde le regarde avec une expression mêlée de reproche et de découragement.

            "Je crois bien qu’il te reste aussi la gnôle, pleurnichard... Et si tu patientais un peu plus en buvant un peu moins? Tu seras pas manchot toute ta vie, et puis comme ça ta femme ne serait pas obligée d'aller voir sa mère à Washington pour avoir la paix.

- You're sure right... Quoique y'a quand même du bon, dans la dope : pour écouter de la musique, tiens! Qu’elle est bonne, la musique, quand on est stone ! ne serait-ce qu'un peu, j'ai l'impression d'être allongé dans le studio où jouent les types. On en comprend des trucs, comme ça."

              Gus ferme les yeux et se plonge dans une écoute contemplative du concert à Antibes du quintette de Miles Davis. "Une anguille, pense Clyde. Faites-lui des reproches : vous avez raison, you're sure bloody damn right! Et puis les excuses : c'est pas si grave, c'est pas sa faute... Puis la sortie par la porte dérobée : "Waw! Miles! Ecoute un peu Miles!"... Vivement qu'on lui ôte le plâtre... Qu'est-ce que vous voulez lui dire quand il a raison?"

            Clyde connaît bien cette sensation, cette loupe auditive qui rend la musique plus riche, plus fluide, plus précise, délicieusement maître de votre cerveau et de vos sensations. Comment se priver de ça ?

            "Ecoute! s'écrie Gus revenant à lui. Ce soir je vais laisser le gamin dormir chez les voisins et je vais aller vous écouter un peu, ce soir. Ça me calmera ou ça me fera râler encore plus, mais au moins ça m'évitera de devenir fou en restant ici.

- Ça roule. Je vais dormir un peu. Réveille-moi dans deux heures pour aller au Lift.

- Okay. Installe-toi dans la chambre, je vais voir les voisins."

            Clyde s'endort en pensant que c’est son tour de filer un genre de coup de main à Gus.

 

            Ils se mettent en route pour le Lift to the Scaffold à onze heures, étant convenu que le quintette commence à jouer vers minuit. Après une vingtaine de minutes en métro et cinq minutes de marche le long de Bleecker Street, encore vibrante de restaurants, de magasins de disques pirates, livres d'occasion, T-shirts, préservatifs, ils arrivent à l'enseigne de néon bleue LiƒT To The ScaƒƒolD et empruntent l'étroit escalier bordé de photos de jazzmen dans des cadres noirs qui conduit droit à la boîte, au sous-sol. Le Lift to the Scaffold est une cave aménagée, une salle voûtée toute en longueur aux murs en briques et au sol recouvert d'une moquette dont ni Clyde, ni Gus, ni les plus fidèles habitués du lieu ne seraient capables de dire la couleur : tout l'éclairage du club provient de trois spots accrochés au plafond et tournés vers la scène, au fond de la salle, et d'un néon placé au-dessus du bar, à gauche en entrant, où trône entre les bouteilles une photo de Miles Davis jouant de la trompette dans l'oreille de Jeanne Moreau, prise lors de la session d'enregistrement de la musique du film qui donne son nom à l'établissement. Le reste de la salle, entre le bar et la scène, est occupé par une dizaine de petites tables rondes nappées de bleu marine et entourées de commodes sièges en mousse.

            Clyde et Gus entrent au son de Lullaby of  Birdland interprété par le groupe qui officie en première partie : une jeune chanteuse accompagnée par un trio guitare-basse-batterie. Ils s’asseyent au bar où le patron du Lift to the Scaffold salue Gus avec effusion en posant deux pressions sur le comptoir.

            Le reste du quintette ne tarde pas à arriver. Pendant que Gus et ses collègues conversent avec animation, Clyde, adossé au comptoir, considère la vingtaine de personnes avec qui il va bientôt établir ce rapport de musicien à public: deux ou trois qu'il connaît de nom et qu'il salue d'un geste de la main, une ou deux têtes connues, et le reste, de parfaits anonymes. Clyde et eux ne vont pas se parler, ou si peu, et pourtant pendant quelques heures ils seront proches, ils vont communiquer, partager, s'estimer réciproquement, soudés par l'atmosphère vibrante de musique d'une petite cave, et les uns rendront avec leurs applaudissements ce plaisir si particulier et indescriptible, impalpable et bien présent, que l'autre procurera avec sa musique.

            Clyde aime écouter avec les oreilles d'un public, entendre à travers ses réactions ce qu'il a vraiment joué, et comment il l'a joué. Eprouver sa résistance aussi, enfoncer sa mélodie dans cette matière qui seule lui donne un sens. La musique est offrande, partage, et c'est le public qui lui donne toute sa dimension. Dans le terme "public", Clyde enveloppe également ses partenaires du quintette : eux aussi, eux surtout l'écoutent et l'accompagnent en lui rendant au centuple ce qu'ils entendent ; Clyde à son tour l'absorbe, l'assimile, l'enrichit et le renvoie, établissant ainsi un échange infini émaillé parfois de résonances qui font des moments de grâce homogène et partagée. Pour chaque membre du quintette, les quatre autres constituent le public le plus attentif, expert et actif.

            Les pensées de Clyde arrivent peu à peu à la scène et au morceau qu'on y joue à présent : Motherless Child. Il pense à Flor qui a peu d'occasions de venir l'écouter, tout comme lui-même est rarement libre pour aller la voir danser. Tandis qu'il regarde la scène, une image et des sons passent rapidement dans son esprit : Naima, ou Night in Tunisia... Clyde planté derrière son micro, emplissant l'espace de notes jusqu'à la porte du fond, et la souple silhouette brune de Flor virevoletant un contrepoint dans la largeur de la scène...

            Le quartet fait mine de s'en aller, on les rappelle, ils reviennent sans se faire beaucoup prier. Avec reconnaissance, bonheur, plénitude, le public applaudit le début de Round Midnight.

            Clyde et ses partenaires se glissent derrière la scène où ils préparent leurs instruments puis se joignent discrètement à leurs collègues pour la fin de Round Midnight. Ils s'accordent et s'installent pendant l'annonce du patron, qui rend depuis le bar un hommage jovial à la présence de Gus, "épervier des drums, malencontreusement et provisoirement neutralisé par une aile blessée", puis, sans se concerter, comme d'habitude, ils commencent à jouer Blue Monk. Clyde se sent bien, les membres du quintette se sourient, relâchés et contents, et la musique roule généreusement vers un public tranquillement heureux.

            Sensations habituelles pour un thème aussi rôdé que Blue Monk, qui durent tout le premier set. Le Lift to the Scaffold est ce soir-là particulièrement chaleureux, comme une réunion d'amis. Clyde constate que Gus, accoudé au bar, ne quitte pas la scène des yeux, hoche la tête en rythme et tapote de la main sur le comptoir, faisant de temps en temps un signe de son pouce levé à l'attention des musiciens, de Clyde.

            Le premier set est une succession de standards agréables et archi-classiques, Autumn Leaves, Basin Street Blues, Caravan, etc. Musiciens et public prennent un grand plaisir à les jouer et à les écouter. A la pause, un quintette enthousiaste rejoint Gus au bar.

            "Ça tourne rond, à ce que je vois! D'ici à ce que vous me viriez...

- Dis pas n'importe quoi!

- Il faudrait changer de nom, ça pose trop de problèmes...

- Si la batterie s'en rend compte, plus rien à en tirer!

- Et si t'es plus là pour plomber l'affaire en buvant à l'œil, le patron va devenir rentier et fermer la boîte.

- On se retrouvera sur le trottoir, c'est ça que tu veux ?

- Ça va, je reviendrai quand j'aurai fait mes quinze ans de rééducation...

- Il croit trouver un toubib qui le supportera quinze ans! Il te coupera le bras avant !

- Ouais! Alors insiste pas trop et reprend les baguettes en vitesse quand on t'ôtera le plâtre!

- OK... Parlons affaire : j'ai distribué les arrangements de "Jordu" dans les boîtes aux lettres, vous avez remarqué? Rendez-vous chez moi demain, disons à trois heures, pour monter un peu ça, d'accord ? Allez, au charbon, bravo à tous, moi, je rentre, j'ai plus l'âge de passer des nuits blanches dans des tripots pareils."

            Gus fait un clin d'œil au patron qui a suivi la conversation avec un large sourire, prend son pardessus au porte-manteaux et disparaît par la petite porte du Lift to the Scaffold. Clyde le suit par la pensée alors qu'il remonte vers la ville et l'univers normal. Gus doit enrager un peu et les fourmis lui dévorer les doigts, mais il a vu ses hommes à l'œuvre, a reçu des marques de solidarité bourrue, s'est un peu fait plaindre. Il va reprendre du poil de la bête, et Clyde imagine déjà quelle sorte de dingue dirigera "Jordu" le lendemain, du fond de son fauteuil.

            Durant la pause, trois clients sont partis et deux couples sont arrivés.

            La seconde partie commence avec Eleanor Rigby, des Beatles : une idée du bassiste, admirateur de Paul Mac Cartney, gaucher comme lui. Clyde aime improviser sur le thème agréable et bien construit d'Eleanor Rigby. Après une série de morceaux de la même veine, Clyde se fait un plaisir d'extrapoler à loisir Footprints, en trio avec le guitariste et le bassiste. Puis quelqu'un dit :

            "On n'a pas encore joué Mr P.C., les gars".

            Clyde n'a pas la force de protester ; il pense voir ce que ça va donner et, le cas échéant, aborder le problème le lendemain chez Gus. Le résultat est pour lui un Mr P.C. de plus sans Gus, sans aller de l'avant, comme la veille et les jours précédents, et il s'éclipse à la fin du morceau pour laisser le trompettiste interpréter I'll come back with my dogs, une de ses compositions. En allant vers le bar, il songe que la salle et les musiciens ont toujours l'air aussi satisfaits, qu'il doit se faire des idées, qu'il est perdu quand il n'est plus dans les jupons de Gus, Gus le juge de paix dont il aimerait avoir l'avis sur leur dernière prestation.

            Pour Clyde, le charme est rompu. Installé au bar, en buvant un nouveau verre, il commence à sentir le poids de la fatigue, de cette vie nocturne et décidément absurde, tous les signes annonciateurs de sa lassitude matinale quotidienne.

            Il écoute le groupe. Ils ont évolué vers Saint Thomas, de Sonny Rollins, un thème plein d'entrain harmoniquement voisin du précédent. Il allume une cigarette et écoute : ce n'est pas mal du tout, le batteur se débrouille très bien dans une partie délicate, il se sort même fort honorablement de son chorus. Clyde se laisse reprendre par l'ambiance de la petite cave et oublie l'extérieur quotidien. Il retrouve l'envie de jouer, ses sentiments d'amitié envers le public et la scène. L'instant d'après, il se balance avec son saxophone entre les deux accords de So what?

 

 

            "Bien qu'il soit trois heures du matin, nous allons jouer "Round midnight", beaucoup plus mal que ne l'ont fait nos prédécesseurs, ça va de soi. Nous ferons ensuite une pause longue à mourir. Si après ça il reste plus de deux personnes, nous consentirons à leur signer des autographes et, elles l'auront cherché, nous nous lancerons dans un troisième set approximatif auquel ne manqueront pas de venir se joindre nos collègues des bars du secteur, probablement ivres. Vous voilà prévenus, et en avant."

            Début de Round midnight ponctué de rires et d'applaudissements.

 

            "Pour la troisième partie, je sens que je vais être plutôt calme... Cette vie de fous me pèse, en ce moment.

- Tranquille, Clyde, les gars du Mind the Knife devraient arriver. On les fera bosser pendant qu'on terminera de vider les fûts."

            Signe de connivence au patron.

            "De toutes façons, on est en famille, maintenant. On est relax et on déroule.

- Repasse-moi une bière, va".

 

            "Ce qui est dit est dit : vous êtes encore sept, nous allons donc jouer. Avant tout, merci de votre patience, Duke vous le rendra s'il n'est pas trop fâché après nous. Pour les autographes, il faudrait nous passer une feuille et un stylo. Mesdames, nous acceptons de signer sur la partie de votre anatomie de votre choix. Vous ne pourrez pas acheter nos disques en sortant, puisqu'on n'en a fait aucun".

            On green dolphin street

            "Patron, la tournée pour ce public en or!"

            All of me

            Clyde joue de la clarinette les yeux fermés, sans penser, appuyé sur une table devant la scène.

            Arrivée des renforts.

            Une femme d'une trentaine d'années, hilare :

            "Tu me fais drôlement regretter d'avoir arrêté la clarinette au bout de deux ans! Mais c'est qu'il faut souffler dur!

- On s'habitue..."

            Satin Doll. Clyde allume une cigarette. Il faudrait le jouer plus vite.

            "Une bière, s'il te plait !

- Deux !"

            Le large sourire du patron derrière le bar.

            Sweet Georgia Brown. Un couple s'essaye à un charleston.

            "Je vais boire un coup, je reviens".

            Flor...

 

 

            "Clyde! Oh, Clyde, on ferme. Ils sont tous partis en me disant de prendre soin de toi.

- Hmm... J'ai beaucoup dormi? Quelle heure il est?

- Presque six heures. Trois quarts d'heure, une heure."

            Clyde plie ses instruments, récupère son pardessus, ouvre la porte.

            "Okay, à demain. Say, à ce soir.

- A ce soir, Clyde."

            Il monte l'étroit escalier, vaguement songeur. En arrivant sur le trottoir, Clyde s'est définitivement fait une opinion : il ne faut pas jouer "Satin Doll" aussi lentement.


CODA

 

 

 

 

 

 

 

 

         "Comment on fait, alors, quand ma sœur sera là?

- Je te proposerais bien qu'on se mette à trois dans le lit, mais je sens que ça va faire des histoires.

- ¡ Que desgraciado!

- Bon, tant pis pour vous : je vous laisse la chambre et j'installerai un matelas ici pour moi.

- Parfait. Et puis, vu tes horaires, on sera rarement là tous les trois pour dormir, tu pourras aussi profiter du lit, de toutes façons.

- C'est vrai qu'on ne se voit pas très souvent...

- Patiente un peu, quand on sera des stars, on sera ensemble même sur la couverture de "Life".

- Je serai soliste, j'aurai un costume blanc, et tu voleras sur la scène devant moi.

- On sera les plus grands, on rentrera en Rolls après les représentations, fatigués mais heureux, et on dormira ensemble.

- En Rolls... Ensemble... C’est sûr...”


REFERENCES

 

            Discographiques :

- Jaco Pastorius, Live in Italy, CD Jazz Point

- Duke Ellington, Money Jungle, CD Blue Note (Caravan)

- John Coltrane, Giant Steps, CD Atalantic (Mr P.C., Naima)

- Miles Davis, Ascenseur pour l'échafaud, CD Fontana (Le livret contient des détails sur l'enregistrement, dont un court article de Boris Vian, et la photo de Miles Davis en train de jouer dans l'oreille de Jeanne Moreau)

- Charlie Mingus, Mingus at Antibes, CD Atlantic

- Miles Davis Quintet, Miles Smiles, CD Columbia (Footprints)

- Steve Lacy Trio, The Window, CD Soul Note

- Thelonious Monk, Solo, CD CBS

- Sydney Bechet, Trottoirs de Paris, K7 Vogue (Au Clair de la Lune, Brave Margot)

- Return To Forever, premier album, CD ECM

- Miles Davis, Miles Davis in Europe, CD CBS (Concert à Antibes)

- Sonny Rollins, Saxophone Colossus, CD Prestige (Saint Thomas)

- Miles Davis, Kind of Blue, CD CBS (So what)

 

            Bibliographiques :

- Boris Vian, Autres Ecrits sur le Jazz, Christian Bourgois

- Ross Russell, Bird - La Vie de Charlie Parker, Livre de Poche

- Julio Cortázar, El Perseguidor, Alianza Cien (Espagne)

- William Faulkner, The Sound and the Fury, Penguin Books (Royaume-Uni)

- Franz Kafka, Le Procès, Folio