IL
FAIT TOUJOURS FROID
Il fait toujours froid, gris,
couvert, il y a toujours un petit crachin, les matins d’exécution capitale.
Pourtant, ça arrive, les petits matins ensoleillés, rieurs. Même dans cette
ville, même vus depuis une cour de prison. Mais ce ne sont jamais des matins
d’exécution capitale. A croire que toute cette barbarie déguisée en justice, ça
retient l’attention de quelqu’un, là-haut - traditionnellement, on le place
là-haut, ce quelqu’un, et c’est peut-être bien sa place, si c’est vraiment lui
qui peint tout le ciel en gris, en froid, pour rendre la scène encore plus
moche, encore plus sale, dans l’espoir naïf qu’un jour enfin, on se rende
compte, on comprenne. Comme si on pouvait.
Moi, je ne comprends même pas
pourquoi je viens toujours à la décollation des criminels que j’ai coincés.
Enfin, j’ai mon idée, en gros : pour ne pas oublier que quelque chose ne tourne
pas rond. Pour essayer de comprendre, en fait, toujours cette manie, pourquoi
ça me révulse que l’institution tue quelqu’un en toute impunité, même la pire
des crapules, moi qui vois chaque jour, avec indifférence, comme des
abstractions, des dépouilles d’honnêtes gens. La dernière en date, tiens, deux
jours auparavant : Violaine Brousseau, cinquante-quatre ans, professeur de
français en congé-maladie, retrouvée égorgée dans l’appartement où elle vivait
seule. Assise sur un fauteuil de son salon, la tête trop renversée en arrière,
avec du sang coagulé un peu partout, pas beau.
C’était
la concierge qui l’avait trouvée. Elle ne la connaissait pas bien, d’abord,
cette dame, nous apprit-elle entre deux sanglots, bien plus ennuyée pour sa
réputation et ses nerfs que par le sort de sa locataire. Préparait un livre,
paraît-il... Des visites, sais pas, moi, si elle avait des visites. Hier soir ?
Sais pas, sais pas, passe pas mon temps à guetter ! Tout de même : sortait
parfois le soir, seule. Rentrait tard. Et puis laissez-moi, maintenant, la
police ! J’ai dit tout ce que je savais ! Ou alors vous croyez que c’est moi
qui l’ai tuée, peut-être ? Pourquoi fallait-y que ça arrive ici, je m’en
remettrai jamais de cette histoire, moi !
On l’a laissée dans sa loge à
couiner, la mégère. Qu’elle s’estime heureuse : pour un petit quart d’heure
avec nous, elle avait gagné de quoi pérorer le restant de sa vie (“... jamais
de cette histoire, moi ! ” que je leur ai fait, aux flics ! Comme je vous le
dis !). Les gens se font égorger chez eux et personne ne remarque rien. Chacun
ne pense qu’à soi et se fout du reste. Un jour sûrement, peut-être bientôt, je
m’apercevrai, par un petit matin glacé et moche, que moi non plus je n’éprouve
plus rien. Alors, je serai comme cette bande de corbeaux qui s’avance
maintenant dans la cour en escortant Marcel Dofray vers sa mort : graves,
guindés, convaincus de servir la justice, le bien, la société, ou se leurrant
assez pour faire semblant de le croire, une sale matinée de temps en temps, et
ne pas se poser de questions autrement. Et moi qui me sens mal parce qu’on va
couper en deux une dangereuse ordure.
Marcel Dofray a tué dix personnes,
en psychopathe, en sadique : il braquait les gens la nuit, dans la rue, et
quand ils lui avaient tout donné, il leur expliquait froidement qu’en plus, il
allait les tuer. Parce que ça lui plaisait, de tuer. Il les regardait s’effondrer,
pleurer, supplier un petit moment, et il leur logeait une balle dans le crâne.
Parfois, à ceux qui ne tombaient pas à ses pieds pour l’implorer, il tirait
dans les genoux et les achevait par terre. Une ordure, je vous dis. Ne frappant
qu’assez irrégulièrement, tous les trois ou quatre mois, il est resté un bon
moment insaisissable. Puis il est devenu complètement fou : il a descendu, pour
leur voler trois babioles, la sœur d’un secrétaire d’état, son mari et leur
petit-fils de neuf ans. Alors on a passé la seconde. Pendant que le ministre,
contrit et indigné, déclarait à la télévision que “ la Police, en qui il avait
pleinement confiance, mettait d’ores et déjà tout en œuvre pour retrouver le
responsable de cette atrocité ”, on cuisinait de très près tous nos indics, et
dans nos caves, on soignait quelques malfrats de leur amnésie en leur branchant
des batteries de voiture sur les testicules. Le ministre avait bien placé sa
confiance : Dofray est tombé en trois jours. C’est moi qui ai fini par le coincer
dans un petit meublé du centre, alors qu’il allait aux toilettes, sur le
palier. Il n’était même pas armé, un peu comme s’il avait passé trois jours à
m’attendre, m’accueillant enfin avec une espèce de “ C’est pas trop tôt ! ”
peint sur le visage. Dans ses yeux vides, fixes, dans son rictus de malade, on
voyait déjà le reflet blafard du couperet. Quand il est parti, entre deux
gendarmes, il a retourné vers moi son regard ahuri où brillait une guillotine,
et en se passant rapidement l’index sur la gorge - le geste qu’il faisait à ses
victimes, juste avant de tirer - il m’a lancé :
“ T’es mort, Farrier, t’es mort ”
avec son calme de dément, comme une évidence.
Ça ne m’a même pas fait sourire.
Depuis le temps, des quantités de truands dans sa situation m’ont prédit un
avenir de cet acabit, et je suis toujours debout. Dofray aussi est debout, mais
plus pour longtemps : il avance vers l’échafaud en pleurnichant doucement, sans
écouter, je pense, le prêtre de circonstance qui tente de lui faire croire
qu’il pourra bientôt défendre son cas devant quelqu’un de plus compréhensif que
nous. Le voilà sur la planche, au paroxysme de la farce morbide qui transpire
de plus en plus fort son hypocrisie et ses efforts pour se croire sérieuse,
juste. Au paroxysme de mon malaise, aussi. Et puis tchac. Ciao, Marcel Dofray.
Je ne vais pas te pleurer, tu ne vas pas me manquer, crois-moi. Total, ce n’est
pas toi qui enlèveras de mes épaules cette glu, cette bave dont tu viens de
t’échapper en pleurant. Ce n’est pas toi qui vas nettoyer ton sang qui colle
maintenant à mes semelles, avec celui de tous les autres. J’ai le pas de plus
en plus lourd, moi, et à ce rythme-là, un jour, englué dans le sang et
l’apparat crasseux, suintant, des exécutions, je n’aurai peut-être plus la
force de me traîner jusqu'à mon bureau de la Brigade Criminelle.
*
*
*
Après l’exécution de Dofray, j’ai
quand même pu m’y traîner, à la Brigade Criminelle. Je ne suis pas causant,
d’habitude, et tout le monde sait que les matins comme celui-là, a fortiori, il
vaut mieux ne pas du tout m’adresser la parole. Aussi m’affalai-je
tranquillement sur ma chaise, avec un café, décidé à faire semblant, au moins
toute la matinée, de regarder les dossiers qui encombraient mon bureau en
réfléchissant vaguement à ma carrière de flic : pendant les dix premières
années j’ai pensé me blaser petit à petit de toutes ces horreurs, et je me suis
brutalement aperçu, un jour, qu’il s’était plutôt passé le contraire : j’étais
horrifié, définitivement, sans espoir de retour. Je pensais : “ Je sais ce que
vaut vraiment la nature humaine et je sais que je ne pourrai jamais l’oublier
”. Alors il a fallu choisir entre se résigner ou se faire sauter le caisson. Je
suis toujours là mais parfois j’hésite encore, et ce matin-là j’hésitais sûrement
assez fort quand Tissard est entré dans mon bureau. C’est un nouveau, Tissard,
ça doit faire moins de deux ans qu’il est là. Donc forcément il croit encore en
son métier, en l’idéal, le service de la société et tout ce que je passais en
revue pendant qu’on décapitait Dofray. Tissard, on ne l’envoyait pas encore
faire les interrogatoires à la cave, par exemple. Bref, il n’y avait qu’un type
comme lui pour oser entrer dans mon bureau ce jour-là. D’un regard, je lui fis
clairement comprendre qu’il m’emmerdait et qu’il ferait mieux de ressortir,
mais rien n’y fit, pas avec Tissard. Il ne me dit même pas bonjour, se borna à
prononcer deux noms :
“ Brousseau, Farrier. ”
Terminons les présentations :
Farrier, c’est moi.
“ Foutez-moi la paix, Tissard, c’est
vraiment pas le moment ”, lui expliquai-je en silence, toujours du regard. Il
m’avait très bien compris, et puis :
“ Le lycée, Farrier. ”
Ouais, le lycée. Les interrogatoires
des voisins et de la famille de Madame Brousseau n’avaient rien donné, comme
d’ordinaire. Elle n’entretenait avec quelques parents éloignés que des
relations en pointillés. On ne lui connaissait pas d’amis, encore moins
d’amants. On diffusa des portraits de la victime, avec un appel à témoins, et
en attendant il restait à creuser du côté du lycée où elle travaillait, ce que
je m’étais proposé de faire ce jour même.
“ Eh bien le lycée ce sera pour
demain, Tissard. ”
Je m’étais montré assez catégorique
pour le décourager. Il n’osa même pas me faire de reproches, le lâche... La
journée sombra alors dans un silence inactif entrecoupé d’échanges verbaux
minimalistes, de bruit de feuilles remuées (Tissard s’employait à rédiger un
premier et maigre rapport), de voyages aux toilettes ou à la machine à café.
Après quoi je rentrai chez moi.
Je ne suis pas marié. Etant un peu
ours de nature, et avec le métier que je fais, qu’aurais-je eu d’intéressant à
proposer à une femme ? La progression au jour le jour d’enquêtes miteuses sur
des crimes sadiques ou crapuleux, le récit d’ennuyeuses heures de planque
devant des bouis-bouis, et autres détails qui font froid, qui font bien sentir
la réalité visqueuse du monde... Inévitablement, comme il faut tout de même
s’occuper, mon appartement est lentement devenu une succursale de mon bureau,
mes soirées un prolongement de mon travail, souvent. Mais ce soir-là ce n’était
pas à “ proprement ” parler au travail que je pensais, pas au cas Brousseau, en
tout cas. C’était l’exécution de Dofray qui m’avait décidément fichu un coup.
Il me minait, le sale défilé de l’aube à la prison, mélangé dans mon souvenir à
tous les crimes, toutes les plaies encore bien ouvertes que Dofray laissait
derrière lui. Moi, je déraille, d’accord, un peu comme Dofray, peut-être, sous
le poids de la solitude, de la bêtise ambiante, je suis devenu aigri,
invivable... Mais à ce compte-là, qui sont les normaux ? La concierge de
Brousseau ? Tissard ? Non merci, autant continuer à dérailler, s’il y a des
Tissards tellement incurablement normaux, types bien. La preuve qu’il est bien,
Tissard, c’est que ça ne l’embête pas trop, lui, qu’on coupe des têtes. Il aide
la normalité à gagner du terrain, Tissard, comme on gagne du terrain à la
guerre, par annexion. Et moi je l’aide, c’est tout ce que j’ai eu la force de
faire, jusqu’ici...
Je
commençais à avoir envie de pleurer, quand elle a sonné à la porte. Une jeune
femme au visage beau mais un peu dur, et en même temps le regard fuyant.
“ Commissaire Farrier ?
-
Lui-même.
-
Laurence André.”
Elle me tendit la main, je la lui
serrai.
“ Une amie de Madame Brousseau... Je
ne vous dérange pas ? Je... ” Elle balbutiait. Professionnellement, je pensai
qu’elle m’avait suivi jusque chez moi sans que je le remarque, puis je
m’aperçus que je tenais encore sa main. Je la lâchai en l’attirant
imperceptiblement vers moi, pour l’inviter à entrer. Elle me plaisait.
Beaucoup.
“ Passez. Asseyez-vous. ”
Elle se débarrassa de son manteau -
un corps superbe de moins de trente ans, des jambes surtout au galbe parfait -
avant de s’asseoir dans un fauteuil. Je pensai qu’elle avait dû demander mon
nom à la concierge, puis j’eus envie d’elle, brutalement, pour me débarrasser,
à force de caresses sur sa peau, du nuage gris où j’étais entré quinze ans
auparavant. Mon enquête m’importait bien peu, alors : je désirais ces jambes
croisées sur mon fauteuil, cette poitrine qu’on devinait ferme derrière le
strict tailleur, ces lèvres qui s’ouvraient, mal à l’aise, pour me parler :
“ Je tournais en rond, c’est
affreux, alors je suis allé demander votre nom à la concierge, ne me demandez
pas pourquoi - elle eut un demi sourire et parut encore plus gênée qu’avant -
Elle s’en souvenait à peine, mais elle m’a quand même tenu la jambe un quart
d’heure, à se plaindre de vos questions. Une vraie harpie ! Mais il faut bien
que vous enquêtiez... Des progrès ?... Vous ne pouvez peut-être pas me
répondre...”
Pendant son monologue, pendant que
je la désirais, avec ses lèvres qui tremblaient et ses yeux un peu mouillés qui
balayaient le sol devant elle et le canapé où je m’étais installé, je pensais
confusément qu’elle avait moins l’air d’être vraiment bouleversée qu’effrayée,
aux abois, on aurait dit que je lui faisais peur.
“ Pas grand chose. Vous savez...
Peut-être pouvez-vous m’aider, d’ailleurs...” Je m’en fichais bien, de
l’enquête, toujours plus. Mais Laurence, si mal, si fragile, prenable, tentante
! Il fallait parler.
-
Je la connaissais... Très bien... Oh ! et puis...”
Elle se tut brusquement et garda les
yeux rivés au sol. Elle avait très peur, au bord des larmes, sincèrement.
“ Vous allez boire quelque chose ”
dis-je en me levant. Elle m’imita, comme un ressort, par réflexe, défense,
coïncidence, je ne sais pas pourquoi. Elle aussi lisait dans mes pensées. Elle
resta là, raide et frémissant un instant trop près de moi dans l’espace où je
m’étais engagé entre son fauteuil et mon canapé, et je me suis collé à elle
avec une violence qu’elle me rendit, pendant que mes mains erraient sur ses
jambes, ses fesses, en relevant un peu sa jupe, remontaient le long de ses
hanches, son corps secoué de petits spasmes, je crois qu’elle gémissait un peu,
la bouche pleine de nos langues devenues folles, pétrissaient son buste
parfait. Je l’ai entraînée vers le canapé où je suis tombé assis, elle sur moi
et on a copulé là, habillés dévoilant, arrachant juste le nécessaire. Mes
ahanements et ses petits cris en retour, deux orgasmes mêlés, violents et elle
s’est retirée, je l’ai repoussée peut-être, subitement indifférent. Dans un
rêve, un peu essoufflée debout près du canapé, elle m’a regardé un moment avant
de recomposer brièvement sa toilette et de sortir. Je n’ai rien dit, elle, je
crois, “ à demain ”, et encore peut-être pas. Ce n’est que quelques minutes
plus tard que je me suis remis à penser, regretter un peu qu’elle soit partie
comme ça, et que je me suis rhabillé. Difficile de tomber amoureux après des
années de fréquentation hygiénique de quelques prostituées qui avaient fini par
devenir mes meilleures amies, tous sexes confondus.
*
*
*
Le lendemain vers neuf heures je me
présentai au lycée où travaillait Madame Brousseau. Triste ambiance. Ça les
excitait un peu, les profs, qu’un flic escorté de sang fasse irruption dans
leurs petites vies, leur petit lieu de travail, et surtout je sentais que ça
les dérangeait passablement. Même s’ils étaient bien sûr plus dignes que la
concierge, je pouvais être sûr qu’ils parleraient tout autant de ma visite et
de moi, sans me connaître. J’eus surtout affaire à un vieux directeur guindé,
embarrassé et compassé, juste ce qu’il faut, qui me confirma que Madame Brousseau
était en congé suite à une dépression (“ Les élèves de plus en plus “durs”,
même avec son expérience...”), avait vaguement entendu parler d’un projet de
livre (“... n’en sais pas plus. Pourquoi pas ? Très bonne pédagogue, par
ailleurs” - de circonstance - “... à l’ancienne”). Il me précisa que personne
dans l’établissement ne connaissait bien Madame Brousseau (“... très
secrète...”) et le total de l’entretien, plein de tact ennuyeux, me fit
comprendre que dans son lycée, Madame Brousseau, on ne l’aimait pas bien, et
que j’aurais certainement à chercher mes pistes ailleurs. Après quoi on me
laissa seul dans un bureau où je me mis à consulter sans conviction les
documents professionnels relatifs à la victime : différents postes, états de
service, notes, rapports, et même quelques photos de classe.
Je fis traîner autant que possible,
ce qui me permit de ne retrouver Tissard que l’après-midi, c’est toujours ça de
gagné.
“ Cette visite au lycée ?
s’enquit-il quand j’entrai dans le bureau.
-
Bonjour, Tissard. Rien, bien sûr.”
Je m’étais appliqué à donner la
réponse sous la forme la plus frustrante qui soit. Il me fixa de ses lèvres
pincées surmontées d’une petite moustache bien taillée, le tout plus expressif
que son regard, comme souvent.
“ De mon côté non plus,
m’informa-t-il, rien de neuf. ”
Je ne lui avais pas demandé, de
toute façon. Je m’assis. Aucune visite de témoin, et Tissard n’eut tout de même
pas la bêtise de me formuler la question qui lui brûlait les lèvres (“
Qu’est-ce que vous comptez faire ? ”). Il se borna à rédiger son rapport de
tâcheron en pensant que j’étais mou et incompétent et que lui, à ma place... A
ma place... S’il savait... Ce n’était pas si mal, finalement, de faire équipe
avec lui : passé l’agacement de son irruption, on pouvait au moins faire
abstraction de sa présence et avoir la paix. Cet après-midi là mes pensées
allaient de la tête de Dofray dans un panier au visage de Laurence, en passant
par la gorge ouverte de Brousseau et les grosses lunettes de son directeur,
puis encore le visage et le corps de Laurence, ses jambes, ses seins, plus
précisément ; l’envie, la certitude qu’elle reviendrait chez moi le soir, qu’on
essaierait de mieux faire l’amour, même si tout était si moche, par ailleurs.
L’enquête, je m’en foutais, elle était finie.
Laurence m’excitait décidément
beaucoup. Quand elle arriva ce soir-là, comme un fait entendu, je pris tout de
même la peine de l’entraîner vers ma chambre où on se posséda en désordre, avec
acharnement, sans trop parler. Sauf quand je lui demandai à brûle-pourpoint,
après quelques coïts, à peine sur le ton de l’interrogation :
“ Tu couchais avec Brousseau ?
-
Des fois. Pas depuis longtemps. Sinon, j’étais seule. Elle, je crois bien
qu’elle était amoureuse, alors... Et tu vois, ça m’a foutu un coup, quand on
l’a tuée.
-
Et tu te consoles avec le premier vengeur qui passe. C’est bien, au moins ?
C’est mieux, dis ?
-
Va savoir, ce que je fais avec toi... Tu me fais prendre mon pied, ça oui. ”
Elle s’interrompit pour me caresser
le sexe puis me prendre dans sa bouche, et ce qui s’ensuit, longuement. Du beau
travail, comme une putain, comme pour éluder une question embarrassante, pas
pour me prouver ou justifier quoi que ce soit.
Quand je me réveillai, au matin,
Laurence était debout au pied du lit, complètement nue, bien plantée sur ses
jambes un peu écartées, très belle. Elle examinait mon pistolet qu’elle tenait
dans sa main. Je pensai qu’elle allait me tuer, vite, comme ça, que tout ne se
passait pas exactement comme je m’y étais attendu, mais bon... Je me contentai
de mettre mes mains derrière la nuque et de la regarder fixement, de la désirer
encore. C’est magnifique, une belle femme nue dans la pénombre, après une nuit
d’ébats, et avec un pistolet à la main. Ce fut elle qui rompit le silence, d’un
ton faussement naïf :
“ C’est comme ça qu’on enlève le
cran de sécurité, non ? ”
Elle savait, bien sûr. Elle fit
claquer l’arme, avant de la braquer sur moi. Elle était superbe. Je haussai les
épaules.
“ Je l’ai trouvé avec tes affaires,
reprit-elle, me visant toujours. Tu l’as vraiment toujours avec toi ? ”
J’esquissai un sourire en tendant le
menton dans sa direction :
“ La preuve que non.
-
Tu n’as pas peur ?
-
Pas trop.
-
Tu te rends compte du petit geste qu’il me suffirait de faire...
-
...
-
Ça t’excite ?
-
Drôlement.”
Le moment était bien choisi pour
lâcher le coup de feu. Au lieu de ça elle s’avança vers le lit, me tenant
toujours en ligne de mire. J’étais prêt à la recevoir, elle ou la balle,
pareil. Très moite elle s’empala sur moi, se mit à se trémousser, à geindre, en
me promenant le canon sur le visage, pendant que j’empoignais ses seins en la
pénétrant le plus brutalement possible, convaincu qu’après m’avoir tué elle
retournerait l’arme contre elle. Mais elle remit le cran et jeta le pistolet à
l’autre bout de la chambre. Elle fondit sur moi et on finit de faire l’amour
avec plus de violence et d’abandon que jamais, pour la dernière fois.
*
*
*
J’arrivai
à mon bureau assez tard, ce matin-là, uniquement poussé par quinze ans d’habitude,
de réflexes, et juste à temps pour voir arriver un particulier d’une
quarantaine d’années, la mise typique du vieux célibataire coincé, sans espoir
de salut, l’élégance ringarde ouvrant les portes d’un univers intérieur
naufragé. Peu importe son nom.
“ Je l’ai reconnue de suite, quand
j’ai vu la photo, ce matin, au commissariat. J’ai bien eu le temps de la voir,
parce que y’avait une drôle de queue, dites donc, et j’étais allé payer une
amende, d’ailleurs je l’ai pas payée, je suis venu de suite, oh, pas une bien
grosse, mais c’est toujours ennuyeux, moi qui n’ai rien à me reprocher, parce
qu’avec tout ce qu’on voit dans la rue, hein, et à la télé, hein, alors bien
sûr, je peux pas dire, j’étais garé...
-
Au fait, Monsieur, au fait, je vous prie.
-
Oui, euh, oui, bafouilla-t-il. Excusez-moi. Oui, je l’ai reconnue de suite,
parce que je la voyais souvent, à l’Occasion, l’Occasion c’est... c’est un
petit café de mon quartier, où je vais prendre un verre quelquefois, ça permet
de voir du monde en sortant du boulot, hein, ça change...
-
Pauvre type, va, pensai-je. Dis plutôt que t’es tanqué au comptoir de neuf
heures à minuit tous les soirs, avec tes semblables, parce que t’as rien de
mieux à faire, ou à espérer. ”
Tissard, à côté de moi, ne pensait
pas tant.
“ Au fait, Monsieur, au fait.
-
Oui, oh, on voyait que c’était une dame bien, hein, ça m’a pas étonné
d’apprendre qu’elle était... professeur, oui, c’est ça, d’ailleurs, moi, j’ai
toujours pensé que c’était pas vraiment un endroit pour une dame comme ça,
l’Occasion, m’enfin bon, les gens font ce qu’ils veulent, hein, ce que j’en
dis, moi, et puis je ne lui ai jamais parlé, d’abord j’osais pas bien, et puis
elle était bien assez occupée, toujours, avec Jeannot, là, ...”
Ce n’était rien, comme indication,
mais pour Tissard c’était la première. Il s’était redressé sur son siège en
secouant imperceptiblement sa moustache ridicule. Moi-même, je m’étais remis à
écouter.
“... toujours à la même table,
Jeannot, au coin derrière le comptoir, pas bien causant, hein, toujours, sauf
quand elle était là, parce que là, des soirées entières qu’y causaient dans
leur coin, oh, je sais pas de quoi, c’est pas mes affaires, d’abord, des fois,
j’avais bien l’impression qu’y... qu’y se disputaient peut-être un peu, que lui
il était peut-être un peu... comment... un peu pressant, hein, comme on dit,
mais moi, je me disais toujours, garçon, c’est pas tes...
-
Jeannot comment ? coupa Tissard
-
Jeannot comment ? Ben, je sais pas, moi, on l’appelait juste Jeannot, mais à
l’Occasion, ça, y vous le diront peut-être, Jeannot comment, moi, c’est tout ce
que je sais, j’espère bien que ça va vous aider, parce que c’est terrible,
quand même, cette affaire, une dame comme ça, pensez donc...
-
Oui, tout à fait, Monsieur, conclus-je. Il nous reste à vous remercier. ”
J’englobai d’un geste Tissard, le
“témoin” et la porte du bureau.
“ Mon collègue va vous raccompagner
et prendre vos coordonnées, à toutes fins utiles.
-
Au revoir, Commissaire, heureux d’avoir pu vous être utile, et puis à votre
service, hein.
-
Au revoir, Monsieur, merci. ”
Il est parti sans demander de
récompense, avec juste la misérable satisfaction, un trésor, pour lui, de
s’être senti important une fois dans sa vie de boulon mal serré - il est vrai
qu’il y en a à qui ça n’arrive jamais - et avec l’espoir frustré mais pas tout
à fait mort de passer à la télévision ou d’avoir sa photo, même en petit, dans
le journal, voire de déclarer au tribunal, grandiose : “ Je voyais bien,
Monsieur le Juge, qu’y l’embêtait, à l’Occasion, mais bon, moi, je pensais,
toujours, garçon, c’est pas tes affaires. ” Il n’y est pas allé, à la
télévision, ni au procès, mais on lui a fait sauter son amende à cent balles,
ça lui a fait une belle consécration.
Je restai seul un petit moment. Un
type venait de lever un bout de rideau sur une pauvre tranche de vie : un paumé
qui passe ses soirées sur le zinc à observer la bourgeoise qu’il convoite dans
ses rêves tabous venir s’encanailler, mais avec un autre, puis repartir sans
qu’ils ne se soient jamais rien dit. Et lui de rentrer se coucher, seul. Et un
jour on la tue, la bourgeoise, lui vient ici, met Tissard en ébullition et me
fait perdre mon temps. C’était pourtant limpide, j’avais bien reconnu Laurence,
sur une photo de classe, au lycée, d’une dizaine d’années auparavant. Elle
n’avait pas trop changé, Delphine - c’était son vrai nom, sur les registres,
Delphine Dofray. Et puis j’avais vérifié avec nos fichiers, c’était bien la
petite sœur de Marcel. Qui cherchait le flic meurtrier de son frère, avec une
vague envie de le tuer qui s’était diluée dans des séances d’amour malsain. Qui
s’était piquée à notre petit jeu pervers, comme moi, encore plus depuis ce
matin. Et puis elle savait aussi, Delphine, je lui avais dit que j’étais passé
au lycée, pour bien la mettre sur la piste. En échange, elle m’avait laissé son
numéro de téléphone, après m’avoir épargné ce matin. Facile de retrouver le nom
de l’abonnée, et elle le savait bien. Dans notre lutte à mort, on profitait du
corps à corps, mais la fin approchait quand même. Jusqu'à ce que ce pantin
vienne nous en raconter plus, même si ce n’était rien, en soi ; jusqu'à ce que
Tissard se penche un peu vers lui pour l’écouter, Tissard qui devait être aux
quatre cents coups.
“ Allez Farrier ! A l’Occasion, en
vitesse ! ”
Il était revenu. On ne l’avait pas
programmé pour douter, Tissard. Il avait des certitudes, ou rien du tout. J’ai
quand même pris la peine de le calmer un peu, on a réfléchi - ou plutôt il a
essayé, et j’ai fait semblant. On est même allés déjeuner, et puis il a bien
fallu y aller, à l’Occasion, vers quinze heures. Tissard était excédé, j’avais
traîné la patte à loisir, pour me consoler de la complication.
On entra dans le bistrot en
déclenchant une petite sonnerie aigrelette reliée à la porte. C’était désert.
Le zinc astiqué surveillait quelques vieilles tables en bois léger, une avec un
tapis de cartes, l’écriteau TOILETTE (sic), entre parenthèses : au fond de la
cour, l’horloge en forme de ballon de foot, arrêtée, et les publicités d’apéritifs
anisés qui couvraient de place en place le papier peint suranné, de quoi
permettre à Jeannot et à notre témoin de se sentir mieux que chez eux, c’est
dire. Au fond, le son d’une télé enfla un peu quand s’ouvrit un rideau pour
laisser passer un gros un peu rougeaud. Il alluma le mauvais néon, et Tissard,
très fier :
“ Police. Ne vous inquiétez pas,
c’est juste pour quelques questions. Vous êtes le tenancier ? ”
D’abord il a fait le masque, le
gros. Et puis une fois renseigné, après avoir identifié Brousseau, sur la
photo, et remis notre visiteur du matin, ça l’a plutôt fait rire, l’imbécile :
“ Pour sûr, la Violaine, elle venait
traîner là, à allumer mes habitués, et le Jeannot, on peut dire qu’il avait
bien mordu ! Mais bon, qu’est-ce qu’y faisaient vraiment, ça...
-
Et Madame Brousseau était là, mardi soir ?
-
Je crois bien... Attendez, mardi... Oui, elle y était. Et puis comme
d’habitude, y z’ont causé avec Jeannot, et puis quand elle est partie il l’a
raccompagnée, et on l’a vu se ramener dix minutes après, la bite sous le bras,
vous pensez bien, comme toujours. Et puis y s’est mis à nous dire qu’elle
faisait sa pimbêche, la vieille, mais qu’il l’avait à sa main, qu’y savait bien
qu’elle mouillait sa culotte pour lui, qu’y disait. Qu’est-ce qu’on se fout de
lui ! Et y s’en rend même pas compte, quand il est comme ça ! Et puis, comme y
dit, qu’y nous dit pas qu’est-ce qu’y fait, les soirs où il est pas là...”
Il cligna un œil stupidement jovial
et éleva la voix pour préparer l’éclat de rire qui ponctua :
“ Mais moi, je vais vous dire, je
crois qu’y faisait pas grand chose, parce qu’il était souvent là ! Ah, Ah ! ”
Puis soudain grave, confidentiel,
pour nous asséner cette révélation :
“ M’enfin en attendant on l’a
zigouillée, la Violaine... Vous voulez que je vous dise ? Ben p’têt’ben qu’il
en a eu marre, le Jeannot...”
Fin limier, le gros ! Et il nous
regardait d’un air entendu, il nous en avait bouché un sacré coin, “pour sûr” !
Il se régalait bien, il se croyait dans une série télé, il avait compris qui
c’était le salaud. Mais Tissard veillait, qui murmurait : “... il en a eu
marre...”, et il coupa le feuilleton:
“ Et vous savez où on peut le
trouver, ce Jeannot ? Jeannot ...?
-
Durieux, Jean Durieux ”, il répondit automatiquement, déjà moins sûr de lui, et
timidement :
“ Non, je sais pas où il habite...
-
Peut-être ici. Ce soir c’est vendredi, il devrait venir, non ? ”
Il transpirait un peu, maintenant,
le gros, et dans son petit cerveau, sous la graisse, il devait penser qu’il
avait encore trop ouvert sa grande gueule, qu’il avait eu tort d’étaler sa
bêtise crasse devant nous comme si on était des habitués.
“ Ecoutez, moi, je veux pas
d’histoires, d’abord j’y suis pour rien, et puis ce qu’il vous a raconté,
l’autre, ce matin... D’abord y pouvait pas blairer Jeannot, parce qu’il le
chambrait tout le temps. Et puis je crois pas qu’il ait fait le coup,
Jeannot... Tout de même !
-
C’est pourtant ce que vous avez insinué...”
Il s’amusait bien, Tissard. Le gros
eut à peine le temps de bafouiller qu’il l’interrompit :
“ Mais nous savons bien qu’il ne
s’agit pas de vous. Donc ce soir, il sera sûrement là ?
-
Ben, d’habitude, le vendredi... Oui - Il n’avait même plus la force de mentir.
Un lâche, lui aussi.
-
N’ayez aucune crainte, on ne va pas l’interroger chez vous, bien sûr. Il n’y
aura pas d’esclandre, nous avons l’habitude.”
Qu’il était content, Tissard,
d’utiliser sa supériorité jusqu'à se faire rassurant ! Et il le planta là.
“ Au revoir, Monsieur. ”
Moi, je ne lui ai même pas dit au
revoir, au gros. Tissard était excité comme un pou.
“ On tient le bon bout, Farrier ! On
va le cuisiner, ce Durieux, et vous allez voir ce que vous allez voir ! ” etc.
A son tour il était bêtement
convaincu de tenir son coupable, comme l’autre Hercule Poirot de comptoir, tout
à l’heure. Ils étaient bien de la même engeance, et Tissard un peu sadique,
par-dessus le marché, avec ses grandes allures de flic. Il devait se dire que
si en plus des psychopathes les bistrots étaient pleins de paumés également
candidats à la guillotine, ce n’était vraiment pas le moment de mollir. Et ça
devait le réjouir, aussi, tout ce beau travail en perspective. Il sera bientôt
mûr pour aller travailler à la cave, Tissard, raison de plus pour que je
m’efface. J’avais laissé mes derniers doutes à l’Occasion, entre le zinc et la
vieille table de belote. Si la réalité, des bourreaux de Marcel au patron de
l’Occasion, en passant par Tissard, les directeurs et les concierges, était si
désolante, autant valait la laisser tomber, puisque j’avais une bonne partie à
finir avec ma copine Laurence-Delphine.
*
*
*
De retour à la Brigade, Tissard
s’est mis à palabrer cinq minutes avec un collègue, et ça m’a suffi pour
m’éclipser. Ce soir-là il a dû retourner à l’Occasion tout seul, en pestant
contre moi. Une fois à la maison, je me suis servi un verre et j’ai lancé la
manœuvre finale, au téléphone.
“ Laurence ? - j’ai même dû sourire,
en disant ça.
-
Salut... - un peu surprise.
-
C’est Paul. On a du neuf, pour Brousseau : un type qu’elle voyait dans un
troquet, qu’elle aurait fini par rendre chèvre. ”
Elle a tiqué un peu, s’est vite
reprise.
“ C’est vrai qu’elle allait parader
dans un petit bar, de temps en temps. Elle m’en parlait un peu. Tout ça
complètement platonique, et ça l’amusait beaucoup. Moi, je trouvais ça assez
malsain, mais c’est tout... Tu crois que ça a pu finir...?
-
On ne se méfie jamais assez des cons, tu sais. Il y a de bonnes présomptions.
-
Passe ce soir, tu me raconteras.
-
A ce soir, alors. ”
Je raccrochai le téléphone, satisfait.
Elle serait moins méfiante en me croyant sur une fausse piste : si elle avait
avalé mon histoire, j’aurais tout loisir de mener le jeu à ma guise, jusqu'à la
fin. J’avais du temps. J’ai pris une bonne douche, me suis rasé de près, j’ai
même acheté des fleurs.
J’ai encore souri en appuyant sur la
sonnette surmontée d’une petite étiquette : “ Laurence André ”. Elle pensait
vraiment à tout. Elle aussi s’était bien pomponnée, légèrement maquillée, et
elle rayonnait. En voyant les fleurs elle m’a fait un grand sourire, et un long
baiser coquin. Elle m’entraîna vers son salon où elle avait dressé une jolie
table pour un repas en amoureux. Bref, elle jouait serré, elle aussi, et je ne
pus m’empêcher de sourire devant le décalage entre ce décor et ces gestes si
romantiques et les pensées qui roulaient dans nos deux têtes. Elle lança la
manœuvre :
“ Je vais mieux, tu sais, je
retrouve le moral. Et puis, passée la surprise, ça m’a fait plaisir de savoir
que vous aviez une piste, ça m’a aidé. ”
Elle passa derrière moi, me prit par
la taille, se colla contre mon dos, me tourna vers la table.
“ Alors j’ai pensé qu’on pouvait se
mettre à faire comme un couple plus standard... ”
Ses mains bougèrent, une me
caressait encore vaguement, l’autre disparut puis je la sentis de nouveau,
tendre, le long d’une omoplate.
“ Hein, Paul ? ”
J’eus une pensée pour Marcel - il y
avait des jours que je pensais à lui sans arrêt, mais là ce fut particulier. Je
gardai sa sœur encore un peu tout contre moi, et je pensai à lui, très fort. Et
même, j’ai eu la tentation de laisser aller, tout simplement, de ne rien faire,
juste relever un peu le menton, qu’elle puisse m’égorger plus facilement... Et
puis non, c’était mieux comme j’avais prévu. Je la repoussai brutalement en me
retournant et je braquai mon pistolet sur elle. Elle s’est retrouvée toute
bête, Delphine, avec son couteau à la main. Et puis elle a fait face, crânement
:
“ D’accord. Tu veux savoir pourquoi
je l’ai tuée ? J’en sais rien moi-même. C’était après ma dernière visite à
Marcel. Depuis ce jour-là, depuis que je suis sorti de la prison ce matin-là,
je suis comme dans un tunnel… Je dévale un tunnel tout noir avec parfois comme
un rayon de lumière, ou un courant d’air, qui ne me fait pas grand chose.
Pendant les courants d’air je sors de chez Violaine, par exemple, sans me
presser, pendant qu’elle m’appelle encore doucement en finissant de se vider
dans son fauteuil. Ou alors on baise, ou je cuisine en attendant que tu viennes
me… Tout ça est un peu pareil. Sinon je suis assise là, je ne fais rien. C’est
pareil aussi. Je sais pas pourquoi je fais les choses, mais je sais que tout se
passe comme ça doit se passer.”
Elle me regardait, derrière mon
canon. Elle avait compris, depuis longtemps déjà. On se comprend très bien, avec
Delphine, c’est pour ça que je l’aime, et parce qu’elle est très belle, très
désirable. Elle haussa les épaules et recommença à parler avec beaucoup de
dédain :
« Je sais qui est mort et qui
est vraiment vivant, et je sais même… »
Je lui souris et tirai. Dans la
mort, elle avait retrouvé des traits paisibles. Quant à moi, je savais que je
n’irais pas à la Brigade Criminelle, le lendemain. Plus besoin.
*
*
*
Il a fallu que je fasse beaucoup de vacarme, que je crie, que je casse pas mal d’assiettes, et j’ai même tiré quelques coups de feu supplémentaires, dans la table et les chaises, mais les voisins ont tout de même fini par appeler mes collègues.
La suite fut rapide. J’ai tout pris, me suis tout laissé mettre sur le dos : un flic dégénéré descend une pauvre fille qui se refusait, et ce après avoir envoyé sans vergogne son frère à l’échafaud : gros succès public, avec un bon numéro du ministre à la télévision, et sentence attendue.
Tissard, lui, n’a encore envoyé personne à l’échafaud. J’ai même appris que Jeannot était hors de cause, et que d’autre part il avait été bien sûr incapable de faire le lien avec « mon » affaire. Des mois qu’il piétine, qu’il s’englue : c’est parfait. Qu’il continue encore un peu.
Le jour va bientôt se lever, les corbeaux vont venir pour m’emmener dans la cour et je leur donnerai l’enveloppe que je leur prépare. Il fera froid, bien sûr, il fait toujours froid, les matins d’exécution capitale. Aujourd’hui, il fera même froid au fond de moi. Elle me fera à peine sourire, leur parade.
Ce qui me fait sourire, c’est la prophétie de Marcel, à notre dernière rencontre, et qu’elle se réalise. Il me connaissait mieux que je ne pensais. « T’es mort, Farrier »… « T’es loin », voulait-il dire. Trop loin, je le sais, j’y suis passé avant toi, Farrier. J’ai eu froid avant toit quand en me retournant, sur le chemin, je ne voyais que des ruines et du gris. Alors, tiens, Farrier, je te présente ma sœur. Elle connaît la fin de la route, elle sait où me trouver. Et arrête de me regarder comme si j’étais cinglé, Farrier ! Arrête, je t’en supplie !