L’ABOLITION DES PROBLEMES

 

 

 

 

Le premier décret du nouveau gouvernement fut d’abolir tous les problèmes plus graves qu’une panne de voiture ou un mauvais rhume. C’était une vieille promesse que tous les partis traînaient de campagne en campagne depuis des temps immémoriaux : son origine se trouve dans le premier programme des remuants progressistes du Petit Parti (PP) qui la présentaient déjà dans les termes où on la connaît aujourd’hui. En pleine hégémonie, que rien alors ne semblait devoir rompre, du Parti Politique (PP), cela eut au moins le mérite de faire sourire, et lors de sa fusion avec le Parti Perdu (PP), le Petit Parti (PP) parvint à faire figurer l’abolition des problèmes dans la plate-forme du nouveau Parti Public (PP). Le Parti Possible (PP) l’adopta à son tour, à l’initiative de son aile modérée, et dans la décennie qui suivit, de scrutin en scrutin, tous, du Parti Physique (PP) au Pauvre Parti (PP), en firent autant, si bien que pour l’élection des Représentants Rentrés du huitième Gouvernement Goulu, seul le Plat Parti (PP), alors entre crise interne et scandale financier, fit campagne sans s’engager sur l’abolition des problèmes, et obtint un score si mauvais qu’il dut s’auto dissoudre deux mois plus tard, ce qui devait marquer les esprits et enraciner définitivement l’abolition des problèmes dans le folklore politique national : d’élection en élection, que le « redécoupage piétonnier des centre-villes » du Parti Pelé (PP) réponde à la « vraie remise en perspective circulatoire du réseau urbain intégré » du Parti Pavé (PP), que le Parti Pressé (PP) oppose ses « initiatives concrètes pour promouvoir un réel tissu de lieux de création de proximité » à la « consolidation du succès et de la qualité, à tous les niveaux, des infrastructures culturelles » prônée par le Parti Plumé (PP), que le Parti Passable (PP) fasse des serments de « souci constant, dans la rigueur, de la sécurité et du bien-être des citoyens, et ce de l’espace public jusque dans chaque salle de bains » quand le Père Parti (PP) promettait de « se donner les moyens d’articuler de haut en bas la société sur un axe de civisme, de courtoisie et de probité où les plus jeunes puiseront les bases d’un nouveau contrat social », nul ne lisait plus les programmes que pour s’assurer qu’y figurait bien, invariablement en dernier lieu, cette mention rigoureusement identique d’un tract à l’autre : « abolition de tous les problèmes plus graves qu’une panne de voiture ou un mauvais rhume », ce consensus sans faille, ce souhait qui semblait devoir être exaucé indépendamment du résultat de quelque élection que ce soit, cette promesse dont paradoxalement on était sûr, plus que toute autre, qu’elle ne serait pas tenue, et ce sans que quiconque ne s’en émeuve, sans qu’aucun responsable politique ne songe à s’en expliquer, sans qu’aucun journaliste ou intellectuel ne prenne la peine d’ouvrir le moindre débat à ce sujet.

            Au fil des ans et des votes, l’abolition des problèmes finit pourtant par devenir plus qu’un inoffensif attribut folklorique pour symboliser, cristalliser et probablement accélérer le processus de similitude croissante entre les programmes électoraux, qui devait déboucher sur l’abolition du suffrage universel. Les radicaux du Parti Pendulaire (PP) et les membres de la mouvance bleue du Parti Partagé (PP) prirent trop tard position pour la suppression de l’abolition de leur plate-forme : ils ne recueillirent qu’un silence timoré sur lequel planait l’ombre de feu le Plat Parti (PP). Enfin, la faible part de marché recueillie par la soirée télévisée consacrée aux résultats de l’élection des Conseillers Calmes mit l’Ancienne Assemblée devant le fait accompli : la réforme des élections et la dissolution de l’Etat furent votées à l’unanimité. Une semaine plus tard, on tira au sort le parti qui devait diriger le Gouvernement Glissant pendant ses trente premières années.

 

            C’est le PP qui fut désigné.

 

            Les principaux responsables du PP se réunirent sitôt le résultat connu. Ils décidèrent de rebaptiser leur mouvement, qui devint le Parti au Pouvoir (PP), et comme ils n’avaient pas beaucoup d’autres sujets de conversation, quelqu’un proposa ensuite, juste pour faire rire l’assemblée, d’appliquer effectivement l’abolition des problèmes. Ceux qui s’ennuyaient le plus sautèrent sur l’occasion pour appuyer fermement et tout à fait sérieusement la proposition. On leur opposa que la mise en œuvre pratique de l’abolition apparaissait pour le moins problématique, à quoi il fut rétorqué que c’était une réforme populaire et, après tout, une promesse électorale. On objecta que dans le cadre du tirage au sort, on n’avait pas eu à s’engager sur un quelconque programme, et du reste tout le monde convint que « l’abolition de tous les problèmes plus grave qu’un panne de voiture ou un mauvais rhume », au fond, ça ne voulait rien dire. Rien, c’est vrai, rebondit-on, mais ça n’en était pas moins populaire. On souligna aussi que nul n’aurait de comptes à rendre avant trente ans, c’est à dire pas de son vivant, et que l’occasion était belle de se démarquer des partis démagogues qui avaient tant de fois promis l’abolition sans jamais tenir parole ; on fit remarquer avec tact que sur ce point précis le PP n’avait de leçons à donner à personne, argument que l’on balaya pour la bonne raison que ce PP-là n’existait plus : il venait de laisser la place au PP, le Parti au Pouvoir, le propriétaire du Gouvernement Glissant ! On approuva donc par acclamations dans un enthousiasme féroce, et dans l’heure qui suivit, le temps que tous reprennent leurs esprits et se souviennent de ce qu’ils avaient approuvé, le premier décret du nouveau gouvernement fut d’abolir tous les problèmes plus graves qu’une panne de voiture ou un mauvais rhume.