LES AUTOMOBILISTES

 

 

 

 

 

            Ça a dû commencer un peu de la même façon pour tout le monde : en apercevant depuis un faubourg industriel les montagnes qu’on ne voit pas d’habitude et semblent ce jour-là à portée de main ; en quittant par une tangente de bitume, un matin semblable aux autres, le périphérique d’une grande ville, au lieu de s’y enfoncer par l’endroit de toujours. Ce genre d’acte peu volontaire réfléchi, accompli sans émotion, parce que depuis longtemps on s’est habitué à passer beaucoup de temps dans cette voiture, qu’au fond on s’y sent mieux que dans bien d’autres endroits.

 

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            C’est simple alors. Si on pensait avoir un but, voir des montagnes, on l’oublie très vite pour glisser avec son véhicule le long de larges voies. L’esprit vide, et le paysage vit pour nous, ondule avec notre déplacement, nous enserre ou nous dépose sur de vastes plateaux. Tout change toujours. On a des disques de Zappa, Hendrix, Coltrane, pour que ce soit grand dehors et plein de notes dedans avec nous. Tout cela est sans bornes, quand une mer se présente il arrive qu’on aille au plus près d’elle où on s’arrête un moment, la regarde, l’écoute, la respire, Verdi, Ayler, et toujours on s’en éloigne par une autre route que celle qui nous y a mené. Notre esprit vide, tout le reste est suffisant, sans bornes, change toujours.

 

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            On peut longer ou traverser les villes qui se présentent et il y a ces aires d’autoroutes isolées où l’on fait de l’essence, mange des sandwichs et des biscuits, où des machines font du café. On s’y croise et s’y ignore entre semblables de l’errance, c’est qu’arrêtés, on existe assez peu. Il est devenu exceptionnel de trouver du personnel sédentaire dans les boutiques. Peut-être ont-ils pris la route eux aussi, en tout cas les machines suffisent. Il faut croire que ceux qui les entretiennent s’accommodent très bien de la situation.