LA MORT DE CARLOS VELASQUEZ

 

 

 

                "Tu es fou."

 

            "Ça ne vaut rien, de devenir fou, quand toute sa vie on n'a été qu'un pion."

 

            Carlos Velasquez m'a dit ça, et c'est pourtant lui qui pose sur moi, maintenant, juste après avoir fini sa phrase, un regard de dément. Ou alors il a raison, mille fois raison, si je prends désormais pour de la démence le regard d'un sage. L'un de nous deux, en ce moment même, prend pour de la démence le regard d'un sage. Celui-là est fou. Celui-là est un faux, un rêve.

 

                Carlos Velasquez est mon rêve.

 

*

 

            43 ... g4

 

            Tout a été dit sur le "Séisme de Seattle", sur ce pion sans intérêt qui avança d'une simple case pour se muer en fissure ; pour devenir en un éclair une béance et mettre à bas en 3 coups l'édifice blanc tenu par Pavel Fahíc, Champion du Monde.

            À la télévision, le monde entier a vu ma main lâcher ce pion dans un silence abasourdi, vite noyé sous un tonnerre d'applaudissements qui devait durer dix minutes, jusqu'à ce que les juges ramènent l'audience au calme et rendent à mon adversaire le temps englouti par ce bruit. Dix minutes plus tard c'était fini. Fahíc posa avec un soin curieux son roi horizontalement sur l'échiquier, puis quitta l'estrade sans un mot, sans un regard, me laissant à la nouvelle ovation qui montait de la salle.

            Le monde entier a vu ça. Le monde entier a vu, lu ou entendu cet extrait de la dernière interview de Fahíc, accordée il y a quelques mois à un journaliste tchèque :

 

          Que sont devenus, s'ils existent, vos rapports avec Carlos Velasquez? Dans tous les cas, quel regard portez-vous sur lui aujourd'hui?

”P.F. : je ne suis pas sûr d'avoir jamais échangé un mot avec Velasquez. Je crois que la première fois que je l'ai vu, c'est en m'asseyant à l'échiquier de Seattle, et comme je regarde rarement mon adversaires pendant une partie, ses traits ne me sont connus, au fond, que grâce aux médias.

          Par la suite j'ai soigneusement évité toute nouvelle confrontation avec lui. On a assez glosé là-dessus. Je ne m'en suis jamais caché, il aurait suffi qu'on me le demande pour que je le reconnaisse volontiers. Ce n'est donc pas de rapports au pluriel qu'il faut parler entre Velasquez et moi, mais d'un rapport unique et écrasant : la partie de Seattle. Toute rencontre ultérieure entre nous, toute nouvelle apparition publique, et on me l'a souvent proposé, rémunération alléchante à l'appui, n'aurait visé qu'à faire renaître pour le public le frisson de Seattle. Et pour moi, le camouflet de cette soirée-là, l'impression particulièrement désagréable qu'on éprouve à perdre face à un adversaire que l'on sait infiniment supérieur. C'est pourquoi j'ai toujours refusé une nouvelle rencontre, sous quelque forme que ce soit.

          Vous l'avez rappelé : en quinze ans d'ère Velasquez, jusqu'à ce que je me retire, ils ne sont que trois à m'avoir battu. J'ai été Champion du Monde pendant huit ans avant que Velasquez ne survienne, et par la suite j'ai gagné tous les grands tournois quand il n'y venait pas. Pourtant je ne suis pour le public que le perdant de Seattle. Je ne suis qu'un visage fermé et plus inexpressif à mesure que la clameur enfle autour de lui et le repousse dans l'ombre. Je suis une main qui pose lentement son roi sur l'échiquier, et un dos qui s'en va. Cette défaite a dévoré mes victoires, ma carrière et ma vie. Je le dis avec toute la mesure requise. Je suis l'animal qu'on a sacrifié pour célébrer la naissance de Velasquez un soir à Seattle. En ce sens mon rapport avec lui est étroit, constant, omniprésent.

          (pause)

          Quand à ce que je peux penser de lui... (pause)  Plus qu'un grand joueur... Le plus grand... Velasquez est un mystère. Comme moi-même il est prisonnier à jamais de cette partie de Seattle. Il est l'élu à qui il fut donné de jouer ce coup. Ce fut suffisant pour qu'on ait l'impression qu'il avait appris les échecs dans un autre monde, et ce ne sont pas là que des mots d'éditorialiste enflammé. Toutes les confirmations de son génie qu'il a pu donner par la suite ne sont rien en regard de ce seul coup.

          Le public l'admire et les autres joueurs ne l'aiment pas : il est trop grand pour eux, il leur est insupportable et ils en ont peur, peur comme les primitifs avaient peur de la foudre, peur comme on a de toute puissance incontrôlable et inexpliquée.”

 

            Il est exact que Fahíc et moi n'avons jamais échangé un mot. Il m'a juste adressé une lettre quelques semaines avant sa mort, où il m'expliquait, laconique, qu'il avait compris immédiatement, au quarante-troisième coup de Seattle, que la partie était perdue ; que les trois coups qu'il avait joués par la suite étaient totalement superflus, à ceci près que quand on vit une chose pareille, même en tant que victime, "... il est paradoxalement malaisé de l'interrompre en la quittant".

            Je n'ai jamais diffusé cette lettre, pour les raisons que Fahíc a détaillées dans sa dernière interview.

 

            Le lendemain, les superlatifs à la une des journaux et les discours, sur les ondes, superposés à l'image infiniment reproduite de ma main poussant ce pion, du roi de Fahíc, de nos visages fermés, ont pris le relais des clameurs du salon de Seattle : "43 ... lux fuit", "Peón de oro", "Das Fünfundsechzigste Feld", "Velasquez's Forty-third Symphony"...

            Pour la plus grande satisfaction de la jeune république nord-américaine, ravie de brandir cet emblème inespéré apparu sur son sol, les ventes et la pratique du jeu décuplèrent à l'échelon planétaire tandis qu'on analysait, qu'on disséquait véritablement la partie de Seattle, toute entière articulée autour de ce quarante-troisième coup dont on détailla toutes les implications, tenants et aboutissants jusqu'au bout et même plus loin, jusqu'à la nausée, jusqu'à me le faire regretter. Jamais débat échiquéen aussi technique ne toléra de termes si éloignés de la raison ("somptueux", "extase", "pantois", "éclair"... ), car aucun auparavant n'avait ainsi occupé l'espace public. Il surgit encore aujourd'hui des prolongements artistiques, politiques ou littéraires de mon "Séisme de Seattle". Verbiage. Seul Fahíc - mais qui d'autre pouvait le faire - plus de quinze ans après la partie, dans sa dernière interview, a effleuré le problème. QUI m'a élu? QUI m'a donné cela? Ces questions m'ont hanté pendant presque deux décennies. Car les autres, commentateurs, analystes, même la plupart des joueurs, n'ont pas su voir qu'une situation comme celle de Seattle ne peut pas survenir dans une partie normale. Il n'existe pas de coup d'échecs qui puisse faire se lever une salle en un instant. Si on en est arrivé là, c'est que quelqu'un a tant désiré cette situation qu'elle en est devenue réelle. Ce qu'ils n'ont pas compris c'est que ce n'était pas mon coup qui importait - j'ai simplement su, sans avoir à réfléchir, ce qu'il fallait jouer - mais bien celui qui m'a mis là et me l'a soufflé en hypnotisant un monde. QUI est-il?

            Fahíc savait-il? Comme moi, en tout cas, il avait compris. Aurait-il pu en dire plus à ce journaliste ou bien, déjà dans l'ombre de sa fin, est-il allé jusqu'au bout de ce qu'il savait?

            QUI?

            Cette question fut en moi chaque seconde depuis Seattle. Maintenant je sais.

 

*

 

            Dans mon rêve j'ai les noirs. La pendule est à ma droite, là où j'ai choisi de la placer. Elle est en bois, un bois clair et un peu rouge.

 

43 ... g4

 

            J'avance le pion. Les applaudissements commencent et dans mon rêve je suis maintenant dans la salle en train d'applaudir. Je vois à vrai dire la scène pour la première fois sur le grand écran qui domine l'échiquier : la pendule en bois clair et un peu rouge et, devant, ma main qui avance le pion en g4, et de nouveau je le fais moi-même, le même mouvement, et de nouveau je suis dans la salle, extérieur au coup, puis je le refais, le revois, sous des angles différents, de trois-quarts comme si j'étais derrière mon épaule gauche quand ma main droite déplace le pion. Dans mon rêve je suis devant un téléviseur et je me vois jouer sous cet angle-là. Les applaudissements commencent et je suis toujours devant le téléviseur mais je ne rêve plus ; je vois la pendule aux étranges reflets devant laquelle on déplace le même pion, mais on dit que ce n'est plus moi qui joue. On dit que c'est Carlos Velasquez.

            "Qui ça? m'écrié-je devant le téléviseur.

- Carlos Velasquez - Dix-sept ans - Un Argentin - Sorti de nulle part - Gagne le tournoi de Seattle en donnant la leçon à Fahíc - Coup incroyable - Un prodige, me répondent des voix.

- Mais non! C'est moi!"

            Je ne l'ai pas dit, personne ne m'a pris pour un fou. Comme les autres, j'ai regardé sur l'écran ces visages qui se croisaient sans se rencontrer, toujours seuls. Le visage de Fahíc, fermé ; son regard, droit devant lui, vers nulle part, au-delà des applaudissements, au-dessus de la tête de son adversaire, qui apparaissait maintenant. Velasquez! Je le découvrais, abasourdi. C'était moi qui avais poussé ce pion, je l'avais poussé la nuit durant, et pourtant ce n'était pas moi ces cheveux bruns couchés de part et d'autre d'une raie à gauche, ce visage incliné vers l'échiquier, comme courbé sous le poids des clameurs. Ces traits butés dans l'ombre, les applaudissements, l'échiquier, le pion, à s'y enfouir. Fahíc encore, et Velasquez. Immobiles. Jusqu'à ce que les pupilles de Fahíc se tournent vers les juges, qu'on fasse le silence dans la salle, qu'on recule la pendule, que les commentaires admiratifs naissent et grandissent dans et autour de l'écran. Sans moi, qui n'en pouvais plus de revoir ma main, puis son visage, ses ombres.

            Dans les quotidiens du lendemain, articles et éditoriaux perpétrèrent le méfait, me dépouillèrent définitivement de mon œuvre, de ma vie. Qui a oublié "La soixante-cinquième case", de Werner Mösmer? Je peux encore citer de mémoire :

 

          Les échecs ne sont pas le football. Le public de spécialistes éclairés qui se rassemble [...] dans les salles de congrès des grands hôtels où l'on suscite des chocs comme ceux de Seattle veut des combats aussi violents et sans merci que lents et glacés. Ce qu'il aime par-dessus tout c'est pouvoir contempler, à l'issue d'une de ces empoignades, un joueur exténué reprenant son souffle psychique ... : le vainqueur ! Et, de l'autre côté du silence d'un plateau et de pièces exsangues, un tas de cendres.

          Les échecs sont comme le football. Ils donnent à voir, ou du moins à espérer, à leurs spectateurs, une mise à mort, à cette différence près que ceux qui assistent au spectacle d'échecs n'ont pas besoin de péripéties en chemin (ou plutôt se contentent d'une seule, prolongée, dilatée tant qu'elle est indécise, égale en intensité pendant des heures, et qui est le spectacle même) ; ils n'ont pas besoin d'applaudir, de crier, de se lever ensemble de leurs sièges, pris d'un émoi soudain.

          Pourtant ils l'ont fait. Trois centaines d'entre eux l'ont fait il y a trois jours à Seattle. Pourquoi? Parce que Velasquez les a éblouis, parce qu'il a jeté au visage de trois cents érudits échiquéens rompus à l'analyse des parties en direct un coup qu'ils n'avaient pas prévu, bien sûr, qui faisait brillamment basculer la partie, c'est entendu, mais surtout dont l'évidence, le naturel, le poids et l'efficacité se laissaient voir dans l'instant de sa réalisation. Situation impensable : trois cents cerveaux parmi les mieux préparés pour cela n'avaient pas vu qu'un anodin mouvement de pion embrasait immédiatement et de manière si évidente la partie, et précipitait les blancs de l'hégémonie mondiale vers le chaos. Subjuguée, c'est aussi pour se donner une contenance que l'assistance s'engouffra dans un tunnel d'acclamations, et le Monde, intrigué par ce vacarme inhabituel en de tels lieux, l'y a suivie.

          [...] Le jeu d'échecs est plus grand depuis trois jours, et Velasquez est seul sur les nouveaux territoires qu'il a découverts, seul sur cette soixante-cinquième case aux dimensions vertigineuses, peuplée de coups qu'on ne peut même rêver.”

 

            C'étaient, bien au contraire, des coups que l'on ne pouvait que rêver. Mais on a cru Mösmer. Et comment pouvait-il en être autrement dans un monde où du jour au lendemain une péripétie en présence de trois cent témoins devenait un événement planétaire ; où Fahíc et Velasquez étaient soudain connus de Taïwan à Santiago, du Cap à Anchorage ; où la population s'était, en une nuit, prise de passion pour les échecs? Comment pouvait-il en être autrement dans un monde qui était le mien, que j'avais voulu pour moi et qui m'avait échappé dans un dernier rêve pour aller s'offrir à un autre, faisant de moi son prisonnier?

 

            Velasquez devint Champion du Monde un an plus tard, on le sait, à l'issue d'un rendez-vous manqué avec Fahíc, dont on a dit qu'il avait "cédé sa place", en demi-finale, à l'Australien Sterling-Jones[1], dans ce qui fut la première de ses trois défaites durant l'"Ere Velasquez". Dès son "explosion" nord-américaine, dès cette première année avant son ère propre, Velasquez se joua de tous ses adversaires avec le naturel et l'instinct qui avaient stupéfié à Seattle. Il semblait ne jamais réfléchir, simplement "savoir". Ses adversaires, eux, subissaient, jouaient pour le nul ou simplement pour sauvegarder les apparences, mais tous, au fond d'eux-mêmes, se savaient en sursis dès le premier coup de la partie. Ils n'espéraient aucune erreur et attendaient sans vouloir y penser cette bouffée d'énergie qui viendrait, au sixième, au quinzième ou au cinquantième coup, et que seul Velasquez verrait, capterait et condenserait en un mouvement d'où surgirait leur fin. Et le Monde de se passionner, car il ne comprenait pas.

            On a dit de Velasquez qu'il avait introduit dans les échecs une dimension supplémentaire, incompréhensible et inquiétante car fondée ni sur le travail ni sur la raison ou l'intellect ; qu'il porta l'estocade au "matérialisme rationnel" moribond issu du vingtième siècle pour annoncer la prééminence des régions secrètes du cerveau de l'homme ; qu'il voyait derrière tous ses adversaires un être invisible qui les manipulait comme des marionettes et que c'était contre lui qu'il jouait en réalité des parties qu'on ne connaîtrait jamais et que parfois il perdait. Après quelques années, Mösmer condensa ces tâtonnements, ces efforts vers une explication en écrivant tout à fait sérieusement que Velasquez avait appris les échecs "dans un monde qui n'était pas le nôtre". Cette fois on ne le crut pas. On prit ça comme une formule, sur laquelle personne ne s'attarda.

            Fahíc se borna à éviter ostensiblement toute nouvelle rencontre avec Velasquez en poursuivant une carrière digne de tous les éloges. Il excluait par là même Velasquez de la confrérie des joueurs normaux, ses semblables, avec des armes et des limites qui étaient aussi et simplement les siennes et celles de tous. À sa manière, sans mot dire, Fahíc n'a eu de cesse jusqu'à sa mort de montrer Velasquez du doigt en répétant inlassablement qu'il était d'ailleurs. Personne n'a jamais pris la peine de l'écouter et moi seul le sais : Velasquez est mien ! Il est ce joueur idéal que j'ai mis si longtemps à rêver avant qu'il ne m'échappe, comme un pion poussé trop loin et dans un territoire si étrange et beau qu'il n'a jamais voulu en revenir. Velasquez est celui qui ne voit plus les figurines de buis dispersées sur un carrelage sombre et clair. Quand cette image arrive à son cerveau, il y a longtemps que les masques en sont tombés pour lui dévoiler un réseau multicolore et changeant de lignes et de nœuds de force, car dans chaque partie Velasquez voit ce qui fut, ce qui est et ce qui sera ou pourrait être. Il a ainsi toute liberté d'aller d'un point passé à un autre choisi à sa convenance dans l'avenir de la partie. Il dispose pour ça d'une infinité de chemins et il le fait en empruntant ceux qui contournent la conscience de son adversaire. Le mystère de Velasquez est qu'il sait ce que les autres ne peuvent même imaginer, en effet. Tous les autres sauf moi, qui l'ai voulu ainsi. J'ai voulu un mage qui replace les échecs dans ce monde d'ombres et d'énigmes d'où on avait fini par les tirer. Je voulais être ce mage, mais je l'ai façonné avec trop de soin, pendant trop longtemps, au fil des rêveries de ma passion. Je n'ai pas su voir combien il grandissait et combien grandissait aussi son désir d'être lui, jusqu'à ce qu'il ait la force d'aller jusqu'à Seattle pour m'échapper en m'aspirant dans son monde.

            Oui, que sait-on de la vie de Velasquez avant Seattle ? Qui sont ses parents, sa famille ? Comment, où a-t-il étudié les échecs ? Qui avait-il rencontré, avant Fahíc, au tournoi de Seattle ? Ces questions n'ont pas de réponses. Or, nul ne se les pose. Peut-être Mösmer, l'admirateur raisonné, s'est-il penché sur ces mystères. Fahíc aussi, j'en suis certain. Nul ne saura jamais jusqu'où ils sont allés, ce qu'ils ont pu trouver. Ils m'ont laissé seul dans le monde de Velasquez. Seul, démiurge et prisonnier, face à ma créature.

 

*

 

            J'ai toujours su, au fond, qu'il viendrait me répondre. Fort de cette certitude je l'ai patiemment appelé pendant vingt ans, sûr de le reconnaître même si je le croisais dans le flot humain des rues de Moscou ou de Yaoundé, même s'il venait simplement frapper à ma porte de Buenos Aires, comme ce matin. De fait je l'ai reconnu en ouvrant, avant qu'il ne prononce le moindre mot. Peut-être même l'ai-je reconnu par les seuls coups frappés. Reconnaissance du reste réciproque : il s'est assis et m'a tout dit sans préambule. Il m'a dit sa passion dévorante des échecs et son travail pour en assimiler tous les ressorts théoriques ; en parallèle, ses rêveries : saisir l'essence même du jeu, s'en faire obéir pour s'affranchir des interminables et austères développements autour des ouvertures siciliennes ou espagnoles, des milieux de partie tactiques et des finales de tours, de pions ou de fous. Parce qu'il était convaincu que c'était possible, que tout ce qu'avaient accumulé des générations de joueurs devait être en nous, synthétisé dans un recoin inexploré de notre intelligence, il voulait savoir sans apprendre. Être sans avoir à devenir. Or, me dit-il, c'est moi qui fus. Depuis que j'ai brisé mes chaînes et forcé les portes de son imaginaire, depuis vingt ans, depuis Seattle, ses rêves ne sont plus que de longues étendues vides. Même ça, dit-il, je le lui ai volé.

            Fahíc et Mösmer sont morts, il n'y a plus que nous et nous sommes face à face à présent, silencieux. Il m'a tout dit et je n'ai pas encore prononcé une parole en sa présence. Sans doute attend-il que je le fasse, sans doute attend-il une réponse, un commentaire.

            Je le regarde en pensant combien nous sommes loin l'un de l'autre, combien ses rêves étaient trop grands pour lui. C'est pour ne pas le consumer qu'il m'a fallu le quitter, mais cela il ne pourra ni ne voudra jamais le comprendre. Moi, Carlos Velasquez, champion du roi des jeux pour l'éternité, je n'ai fait se pâmer le monde autour de mes parties que parce que j'ai dû quitter les rêves d'un trop médiocre créateur. J'existe par défaut.

            Je le regarde et j'ai par-dessus tout pitié de lui. Inutile de chercher à lui faire comprendre. Je vais simplement lui dire qu'il est fou. C'est tout ce qu'il attend, au fond. Peut-être même ajouterai-je, pour faire un mot :

            "Ça ne vaut rien, de devenir fou, quand toute sa vie on n'a été qu'un pion."

            Et il continuera à me fixer avec des yeux de déments. Alors il faudra bien abandonner la partie, pour une simple pièce comme lui, un fou, un pion même, que je n'ai pas la force de contourner, car ce pion est mon tout.

 

*

 

            Ainsi prit fin le rêve, et avec lui Carlos Velasquez, quand ce qui jouait en lui et contre lui a gagné, ou s'est réveillé, et s'est retrouvé dans un monde vide. Comme un faux, un rêve. Carlos Velasquez était mon rêve.



[1] A vingt-deux ans, Greg Sterling-Jones, issu d'une dynastie de riches armateurs de la côte occidentale de l'Australie, avait émergé d'un pays à la tradition échiquéenne quasiment nulle pour devenir l'étoile montante du jeu. Dans la onzième et dernière partie de sa demi-finale contre Fahíc, qui avait les blancs, il devait impérativement gagner pour remporter le match. Il en résulta un face-à-face à "qui perd gagne" demeuré célèbre, entre Fahíc qui s'offrait sans résistance aux coups de son adversaire et Sterling-Jones qui répugnait à un gain trop facile. Selon les termes d'un chroniqueur de l'époque, "les pièces embarrassées semblaient faire les cent pas sur l'échiquier où on les avait enfermées [...], évitant le moindre frôlement", et Sterling-Jones finit par l'emporter à contre-cœur. Par la suite, tous les commentateurs oublièrent comment, durant dix parties, il avait fait jeu égal avec Fahíc, pour se focaliser sur l'ultime rencontre du match. L'"affaire" affecta durement le jeune australien, qui fut inexistant dans la finale de Téhéran contre Velasquez. Sterling-Jones annonça dès le lendemain qu'il abandonnait les échecs. Après avoir complété ses études, il est maintenant un spécialiste reconnu de la dynamique des fluides à l'Université de Perth.