HISTOIRE D’À CÔTÉ

 

 

 

 

 

 

 

Así crecí volando y volé tan deprisa

que hasta mi propia sombra de vista me perdió*

 

Joaquín SABINA, Tan joven y tan viejo

 

 

 

 

 

 

            Nuit noire. Puis les phares d’une voiture, qui dessinent quelques mètres de bitume entre deux versants, un fragment de route aussitôt avalé, disparu, et la même scène répétée un peu plus loin, un peu plus vite. Le véhicule monte rapidement, il semble glisser sur la voie rapide aux courbes amples qui se faufile entre les montagnes.

            Le conducteur force encore un peu l’allure. La dernière voiture qu’il a croisée, c’était il y a plus de dix kilomètres, ou plus loin encore. Depuis, il s’imagine que sa carrosserie se courbe, s’allonge imperceptiblement pour mieux avancer, comme douée d’une volonté propre, tandis qu’un murmure monte du moteur pour former l’image du métal glissant contre le métal, à la fois à pleine vitesse et avec un luxe de précaution et de rendement. Il sait que rien de tout cela n’est vrai mais il s’imagine, il décide de se laisser croire que la nuit l’a pris en charge et le propulse en guidant les phares qui dessinent pour lui la route entre les montagnes.

            Sans penser que le charme pourrait se rompre à l’instant suivant, sans imaginer que si la nuit le décidait, ses feux pourraient cesse de créer l’indispensable tremplin de bitume, il lance sa voiture dans les larges courbes entre les montagnes, vers la frontière et le pays du nord dont il fredonne une chanson.

            C’est un air à succès qu’il a entendu un matin à la radio, peut-être ce matin même, peut-être avant. Une de ces rengaines écrites pour être entendues au réveil et rester collées à l’esprit toute la journée, jusqu’à une autre nuit, une autre mélodie facile. Il connaît ces phrases musicales têtues et dépouillées, toutes semblables, il sait les reconnaître et il savait ce matin-là, ce matin même peut-être, ou peut-être un autre, qu’il fredonnerait cet air jusqu’à la nuit suivante. C’est peut-être pour ça qu’il ne l’entendit pas résonner déjà dans son appartement. C’est peut-être pour ça, peut-être aussi parce que c’était sa propre voix qui égrenait les notes banales et lui parvenait, ténue, d’une autre pièce. Rien que de très normal : sa propre voix semant dans l’appartement l’air facile entendu au réveil ; rien de particulier, jusqu’à ce qu’il parvienne à la porte de sa cuisine et s’y fige : il était là.

            Il était déjà là, un autre lui-même qui lui tournait le dos et accomplissait ses gestes de tous les matins en chantonnant l’air entendu au réveil, et qui l’accompagnerait jusqu’à l’autre nuit. « Un autre » fut tout ce que sa pensée put formuler. « Un autre », absurde mais le même, exécutant implacablement tous ses gestes, les gestes de tous les matins, en chantonnant l’air entendu au réveil – un air à succès du pays du nord. D’autres gestes mais les mêmes, et la même chanson. « Le même », pensa-t-il alors. Mais alors le même qui pouvait se retourner, qui se retournerait dans quelques instants pour s’asseoir, comme il le faisait toujours après s’être servi un café. Il se retournerait et le verrait, et à son tour, paralysé de stupéfaction, il aurait le droit de penser « Un autre ».

            Il refusa simplement que cela se produisît, craignant que ce soit là le terme définitif de son existence chancelante. À l’autre, au même, au premier, il abandonna la cuisine, les gestes et la voix du réveil en se réfugiant au bureau, là où il savait qu’il n’entrait jamais le matin.

 

            Plus dense la nuit qui s’est emparée de la voiture. Plus tranchantes, nerveuses et souples les trajectoires entre les montagnes qui mènent à la frontière. Toujours plus feutrées et lisses les caresses pressées du métal sur le métal du moteur.

            Il entonne maintenant à tue-tête la chanson populaire du pays du nord vers lequel il se jette. Il accélère et décide de se souvenir de la suite.

 

            Du bureau il entendit la porte de l’appartement se fermer, à l’heure à laquelle il la fermait chaque matin, et il resta là, en proie d’abord à la stupeur, puis à la panique de sentir son irrémédiable effacement. Que pouvait-il faire, prostré dans son bureau, que s’effriter, disparaître à coup sûr ? Dehors, oui, dehors, dans ses lieux et sur ses pas de toujours, il pourrait exister, mais cette existence-là avait été investie. Ou alors, l’avait-il lui-même abandonnée ? Après tout, cette vie qui continuait dehors et au bord de laquelle il était resté ce matin avait-elle jamais été la sienne ? Comment être sûr que ce n’était pas lui, le double absurde, l’ectoplasme inutile débarqué ce matin du néant, à cause d’un air à succès du pays du nord, d’une scie un peu plus entêtante, plus difficile à chasser que les autres ? Cette pensée, la dernière peut-être, lui donna pourtant la force de fuir le bureau où il s’annulait.

            Durant ce qui restait de la nuit il ne fut qu’une machine, une machine à chanter l’air populaire du pays du nord entendu ce matin-là, ce matin même peut-être, ou quelques jours auparavant. Une machine à hurler cette chanson pour la jeter dans la nuit et les lieux où il n’allait jamais, soudé à d’autres machines ou à des femmes aux courbes accueillantes et disponibles comme la route qui permet de s’élancer à travers les montagnes dans le pays du nord. Jeter cette chanson dans la nuit qui recouvre le double et la vie perdue et se réveiller enfin chez soi, ouvrir les yeux sur la radio muette au chevet du lit et penser simplement que c’est un jour où il n’y a pas à travailler. Aller jusqu’à la cuisine et faire les gestes de tous les matins, juste un peu plus lents car il y a le temps. S’asseoir, parcourir machinalement le journal qui est sur la table. Puis siffler un air entendu à la radio un matin, un autre matin. Un de ces airs entêtants, une chanson populaire du pays du nord, le pays mentionné dans l’entrefilet qu’il vient de parcourir : un accident la nuit près de la frontière, sur la voie rapide qui passe entre les montagnes. Une voiture qui allait trop vite, trop tard sans doute, et une vie perdue.



* Ainsi j’ai grandi en volant et j’ai volé si vite

que mon ombre même m’a perdu de vue

 (Traduction de l’auteur)