LA FIN DES COMBATS

 

 

 

 

 

            À une certaine époque j’ai passé beaucoup de temps chez un dictateur hors d’usage qui vivait près de mon quartier. Il avait officié toute sa carrière dans de vastes et riches pays aux confins d’une mer, d’un désert ou d’une forêt, et lorsque ses services furent devenus superflus ou obsolètes il était venu s’installer dans notre ville. Il habitait avec quelques vizirs, ainsi que les membres de ses troupes d’élite désignés pour rester avec lui, dans un trois pièces d’un grand ensemble des quartiers nord. Personne ou presque ne savait qu’il était là. Il ne sortait jamais.

            « Partout où mon empire trouva à s’exercer, tonnait-il, je n’ai jamais mis les pieds hors de mes palais, et celui-ci ne fera pas exception à la règle ! Quel besoin pourrais-je avoir d’aller retrouver un monde façonné de fait selon ma plus stricte volonté ? »

            Depuis son salon qu’un excès de meubles faisait paraître minuscule et bas de plafond, il continuait d’exercer la seule activité pour laquelle il eût quelque goût et une vague compétence ; il poursuivait la tâche qu’on lui avait de tous temps assignée : régner. Fort à propos, les réalités de la géopolitique mondiale des dernières années avant son retrait (et qui avaient fini par présider à celui-ci) lui avaient permis de se rompre à l’exercice des décrets aussi profondément inutiles qu’impossibles à mettre en œuvre, mais dont l’énoncé donnait une impression d’autorité assez saisissante pour dissuader le public d’y réfléchir. Son cabinet comptait trois ministres ou secrétaires et deux chefs militaires, jamais les mêmes, afin de maintenir toujours en alerte la douzaine de ses fidèles serrés dans les deux pièces les plus mal éclairées de l’appartement. Il remaniait et convoquait ce premier cercle à brûle-pourpoint et à des intervalles parfaitement erratiques. Lorsque j’étais présent j’assistais à la séance. Il pouvait décréter que nul aboiement ne serait plus toléré passé vingt-deux heures devant les laboratoires ou énoncer que la course accélérée de la planète réclamait plus que jamais d’être observée sans complaisance. Souvent il terminait ses allocutions en nous tournant le dos pour regarder droit devant lui par la fenêtre de son huitième étage et marmonner sur le monde satisfait d’être mené de la sorte, cependant qu’avec un art consommé ses collaborateurs adoptaient l’attitude seyant au nouvel ordre des choses, et la gardaient jusqu’à la prochaine réunion de cabinet. Que je manque une séance, et la mine affairée, craintive ou hautaine du conseiller ou du généralissime qui m’ouvrait la porte à la visite suivante m’instruisait aussitôt de la nouvelle direction prise par le régime du sombre appartement trop encombré.

 

            Il y a deux ou trois mois, les journées d’automne devenues plus courtes et plus grises l’amenèrent à une sorte de nostalgie, à des accès de tristesse souvent féroce. Il convoquait ses sbires individuellement ou tout au plus par groupe de deux et s’enfermait avec eux au salon pour les tancer longuement et durement.

            « Des sortilèges continuels ! Et il faut que ce soit moi qui vous apprenne tout ! Où dormiez-vous pendant ce temps ? Vous comptez laisser la presse vous expliquer votre métier ? »

            Ses cris résonnaient jusque derrière les portes des chambrées, jusque sous les couvertures où l’on se protégeait du froid qui tombait des murs de plus en plus tôt. D’autres fois il se figeait face aux fenêtres qu’il laissait lui manger le regard.

            « Ils en avaient tant besoin, murmurait-il. Je serai toujours là… Descendre les voir ? Je sais, moi, ce qu’il en est… »

            C’est aussi à ce moment-là qu’il se mit à faire attention à moi. Il me traita tour à tour comme l’émissaire d’un puissant et amical voisin, puis comme celui d’un allié subalterne, et pour finir comme le fondé de pouvoir d’un empire suintant la distance, les reproches et la vertu. Un jour que j’entrais au salon où il siégeait comme à l’accoutumée, ses séides m’emboîtèrent le pas. En s’entassant le long des murs avec le mobilier, ils dégagèrent dans la pièce une sorte d’arène.

            «  Puisque vous refusez d’entendre nos arguments pacifiques, me fit-il en ponctuant ses phrases d’enjambées aussi importantes que possible, je me vois obligé de vous démontrer toute la bravoure et la résolution de mon peuple, dont je suis le dépositaire. Luttons ! »

            Il se dandina alors une minute ou deux en me laissant attendre la suite des événements, puis il m’entoura les épaules avec de grandes précautions pour me faire asseoir sur le tapis aux motifs incertains, et passa encore un moment à me manipuler au sol en mimant des efforts considérables. Quand il commença à transpirer il me laissa couché là et se releva en scandant :

            « Vous voilà édifié ! Et nous recommencerons toutes les fois que ce sera nécessaire ! »

            Puis il défila du mieux qu’il put le long de l’arène exiguë, et ses gens l’applaudissaient à mesure qu’il se présentait devant eux. Quelques-uns, particulièrement obséquieux ou désespérés, semblaient même goûter passablement ce nouveau divertissement.

            Par la suite, toutes mes visites se déroulèrent de cette façon, si bien que je crois que les meubles du salon ne retrouvèrent jamais leur place durant cette période. « Luttons ! » aimait-il à rugir après quelque brève allusion à une improbable querelle. Je le laissais alors mener à sa guise sur le tapis déplumé notre morne combat dansé, dont il fallait l’imaginer vainqueur. Quand il se relevait la cour applaudissait. Je n’éprouvais rien de particulier.

            Un soir (nous nous réunissions le plus souvent au crépuscule), pour feindre une fois encore de remporter son pugilat, il m’avait placé la poitrine et l’abdomen contre le sol en me laissant le bas du corps, à partir du bassin, sur le côté. Tête-bêche avec moi, je le sentais pivoter sur ma hanche en tendant le bras vers ma jambe qu’il escomptait sans doute étirer pour terminer ainsi de m’aplatir et triompher. Cette position le plaçait momentanément en déséquilibre, et sans savoir pourquoi, sans même comprendre au juste ce que je faisais, je le fis rouler sur le dos en relevant les fesses par une poussée des coudes et des genoux, avant de terminer mon mouvement pour me retrouver assis en travers de son estomac, bloquant ses bras du postérieur et des mollets. Je demeurai quelques secondes immobile au milieu du salon silencieux et saturé d’ombres, puis ma surprise se dissipa et je me relevai.

            Il était resté au sol et fulminait.

            « Nous ne le tolérons pas ! Qu’on le saisisse ! Il sera pendu dans une heure ! »

            D’abord aucun mouvement n’émergea de l’assemblage de mobilier et d’individus qui bordait les murs. Puis quelques-uns, les plus tristes ou les plus serviles, se mirent à applaudir un peu, à tout hasard. Ils cessèrent quand il se leva pour aller se placer près d’un angle de l’arène, où la pénombre le recouvrit suffisamment pour qu’il n’ait personne à regarder.

            « À la réflexion, fit-il avec une sévérité contenue, vous laisser en vie rendra votre geste plus condamnable encore. Le monde comprendra. Adieu. »

            J’aurais voulu alors être moi aussi faible et stupide et pouvoir m’agripper à lui et le supplier, l’accabler de sanglots, mais c’était parfaitement impossible. Après un moment je dus me contenter de partir les yeux secs et le souffle calme.

Bien sûr, je ne l’ai jamais revu, j’ai simplement appris plus tard à reconnaître sa tour et sa fenêtre depuis les hauteurs de la ville. Parfois, de moins en moins souvent, je vais l’observer. À cette distance, je suis sûr de ne rien deviner des silhouettes qui ont peut-être disparu et des explications dont personne ne veut.