IMPRESSIONS D'UN VOYAGE AU PAYS DE COCAGNE

 

 

 

 

 

            Alors qu'il venait d'apprendre qu'on l'enterrerait deux mois plus tard, le seize août exactement, V... croisa celui de ses amis qu'il surnommait "l'agité". C'était un individu sympathique et bavard, toujours pressé et riant fort, qui ne manquait jamais, quand l'occasion s'en présentait, de l'interpeller bruyamment en pleine rue, avec un grand sourire :

            "C'est ce vieux V... ! Depuis le temps ! "

            Et, en lui serrant la main avec effusion, comme se souvenant brusquement :

            "Mais au fait, et ce voyage ? Tu as dû en voir, des choses, là-bas ! Tu es rentré depuis longtemps ?

- Dix jours à peine, s'entendit répondre V... C'était formidable, oui, j'en ai vu, des choses. En un mois, tu penses ! Je crois même que j'en ai ramené une.

- Oh, oh ! lui fit son ami avec force clins d'œil entendus. Une chose de vingt à vingt-cinq ans, qui ressemble à ça ? "

            De ses mains qui ondoyaient autour d'invisibles parallèles, il évoquait un corps de femme.

            "Pas exactement, répondit V... en souriant, mi-amusé, mi-gêné. Voilà : tu sais qu'il est conseillé de faire un petit contrôle, après ces voyages. Le médecin a reçu aujourd'hui même les résultats de mes examens. Je sors de chez lui, et il vient de m'apprendre qu'on m'enterrera dans deux mois. Le seize août exactement."

            Son ami "l'agité" fixa V... avec incrédulité.

            "Comment ça, le seize août exactement ? Mais qu'est-ce que tu as donc attrapé, là-bas ?

- Je l'ignore, fit V..., hésitant.

- Tu l'ignores ! Et il ne t'a rien dit, ton médecin ?

- Si. Il m'a dit qu'on m'enterrerait dans deux mois. Le seize août exactement.

- Ça va, j'ai compris ! Mais enfin, on n'enterre pas les gens comme ça, sans raison ! Comment te sens-tu, toi ?

- Bien. J'ai été fatigué, au retour, les deux ou trois premiers jours. Mais maintenant ça va. J'ai même recommencé à travailler.

- Eh bien alors ? ! " explosa "l'agité". Il se reprit très vite. La peur avait disparu de son regard. Il tapota de la main l'épaule de F... en s'excusant :

            "Qu'est-ce que j'ai à m'énerver comme ça, moi... Tu as recommencé à travailler, disais-tu ?

- Oui, avant-hier.

- C'est donc que tout va bien ?

- Ma foi... On peut dire que oui... hésita V...

- Bon, j'ai une course à faire, l'interrompit "l'agité" en souriant, je dois filer. On se revoit un de ces soirs. Il faut absolument que tu me racontes toutes tes aventures. A plus tard, donc ! "

            Il disparut.

 

            Ce soir-là, chez lui, V... regarda longuement, méthodiquement et plusieurs fois les unes après les autres, toujours dans le même ordre, les photos de son voyage. A force, son corps lui-même en arriva à ressentir de nouveau les cahots de telle route, la douceur de telle brise ou la température de telle eau. Dans sa tête résonnaient des cris d'animaux ou les accords chaloupés entendus des nuits entières dans des cafés.

            Quel pays de cocagne c'était ! pensait V... Et tous ses sens retrouvaient la mémoire ensemble, lui ramenant des alternances d'ombre et de lumière sur sa peau, le goût de cocktails fruités et colorés, un défilé de paysages et, accompagnant le tout, une peau, des yeux, des rires et des chuchotements, et certaines réminiscences plus précises encore des faveurs nonchalantes abandonnées par la compagne autochtone rencontrée dans l'hôtel où il avait passé la troisième semaine. Et derrière chaque souvenir, ténue, cette question : " Etait-ce là ? Ou bien là ? Mais quoi, au fait ? V... pensa que son ami avait raison, après tout : on n'enterre pas les gens comme ça, sans raison.

 

            Dès le lendemain, V... retourna donc voir son médecin. Celui-ci le reçut avec étonnement et sans beaucoup d'aménité, et lorsque V... lui demanda avec embarras s'il disposait des résultats définitifs de ses examens, il lui répondit plutôt sèchement :

            "Il me semble que je vous les ai déjà donnés. Vous ne vous en souvenez pas ? Vous serez enterré dans deux mois.

- Le seize août exactement, je sais. Ce qui fait deux mois moins un jour, rectifia V... fort poliment. Mais pourquoi ?

- Pourquoi ? ! Pourquoi... Eh bien, pourquoi, à votre avis ? "

            V..., déjà impressionné par l'autorité du médecin, fut si désarçonné de se voir ainsi retourner sa question, qu'il ne put prononcer une parole.

            "Vous voyez bien, poursuivit le médecin, que vous n'en savez pas plus que moi. C'est que les examens ne disent pas tout, Monsieur... - il fit un bref effort de mémoire, puis le dissipa d'une vaguelette de la main - Mais enfin, ils disent l'essentiel. Car l'essentiel est là, n'est-ce pas ? Enfin, il sera bel et bien là dans deux mois."

            Il appuya ces derniers mots et se pencha vers V..., par-delà son bureau, pour conclure avec sévérité :

            " Et puis, croyez-vous que lorsqu'on va être enterré dans deux mois, dans moins de deux mois même, il est encore temps de se préoccuper de ce genre de détails ? "

            V... repartit de chez son médecin avec les idées bien en place, et décidé à prendre toutes les dispositions s'imposant à une personne qu'on doit enterrer dans moins de deux mois.

 

*

 

            C'est quelques semaines plus tard que l'ami que V... surnommait "l'agité" rencontra par hasard, dans un café, cinq ou six individus de leur cercle d'amis communs, auxquels il se joignit. La conversation roula un moment sur la hausse du prix du café, puis sur un possible et imminent remaniement ministériel, avant que quelqu'un ne lance :

            "Et ce vieux V... qu'on enterre le seize août, au fait ! Quand va-t-il se décider à nous convier à un repas d'adieu ? "

            Tous l'approuvèrent en riant et "l'agité" s'écria, abasourdi :

            "Ça ne lui a pas encore passé, à V..., cette idée fixe ?

- Quelle idée fixe ?

- La dernière fois que je l'ai croisé il était déjà persuadé qu'on l'enterrerait le seize août, soi-disant parce que son médecin en avait décidé ainsi. Ça ne lui a pas encore passé ?

- Et pourquoi voudrais-tu que ça lui passe ?

- Parce qu'on ne va pas l'enterrer le seize août, pardi ! Vous n'allez pas me dire que vous aussi vous croyez à ces histoires ! "

            Les répliques fusèrent de tous côtés :

            "Comment ça, des histoires ?

- C'est V... lui-même qui me l'a dit...

- Et puis personne ne l'a inventé. V... a vu son médecin, et les résultats de ses examens sont formels.

- D'ailleurs, ajouta un ami qui était aussi un collègue de travail de V..., il a commencé à s'occuper de tout, au bureau : il est actuellement en vacances, pour éponger ses congés, et il reviendra les deux premières semaines d'août pour former son remplaçant.

- C'est vrai que c'est une sacrée affaire d'être enterré comme ça.

- Surtout qu'il l'a su très tard ! Moi j'ai trouvé ça un peu exagéré. Pas vous ? "

            Sans comprendre, "l'agité" regardait tour à tour les personnes attablées avec lui. Comme derrière la vitre d'un aquarium, il les voyait trinquer et sourire en évoquant avec bonhommie le prochain enterrement de V... Or, "l'agité" en restait convaincu, on n'enterrait pas les gens comme ça, sans raison. Sa pensée le lui martelait et en même temps il voyait bien qu'il était le seul, autour de la table, à être de cet avis ; que, pour convaincu qu'il fût, il était incapable, avec toute sa faconde et sa véhémence, d'expliquer aux autres, et à V... lui-même peut-être, ce que leur attitude avait d'indicible anormal ; qu'au train où allaient les choses V... allait peut-être bien être enterré à la date prévue ; qu'il fallait être complètement fou pour se mettre à envisager une chose pareille.

            Son sentiment d'isolement grandit encore et, profondément seul, tout en continuant à voir ses amis comme au travers d'un aquarium, il réalisa avec horreur de quel côté de la vitre il se trouvait en réalité.

 

*

 

            "... le seize août exactement."

            V... n'avait pas fini sa phrase que sa compagne pleurait déjà doucement.

            Il avait profité de ses congés pour aller la rejoindre à l'hôtel où ils s'étaient rencontrés un mois auparavant. A vrai dire il ne savait pas si elle y travaillait, ni même si elle vivait à proximité ou si elle s'y était trouvée simplement de passage, ce qui rendait une seconde rencontre fort peu probable. Il ne savait rien d'elle mais avait l'inexplicable certitude qu'elle serait là, dans cet hôtel. Tout ce qu'il craignait, c'était de la retrouver blottie contre un autre voyageur dans un des sofas du hall où il l'avait vue pour la première fois. Ce fut d'ailleurs le cas, mais elle abandonna son compagnon avec un grand sourire pour aller se pendre au cou de V... dès qu'elle le vit entrer. Ils ne se demandèrent rien, et tout recommença.

            Un soir qu'ils rentraient à l'hôtel dans la nuit tiède, V... lui dit :

            "Mon avion part demain matin.

- Je le sais bien, répondit-elle. Je sais que tu as fait ta valise cet après-midi pendant mon absence. Je t'accompagnerai à l'aéroport. Allons dormir."

            V... avait donc attendu le dernier moment, quelques minutes avant d'embarquer, pour lui annoncer qu'il serait enterré quinze jours plus tard.

            "Je ne te reverrai plus, sanglota-t-elle.

- C'est à dire... De toute façon je ne t'avais pas dit que je comptais revenir.

- Mais je pensais que tu le ferais. Tu es bien revenu une fois... Ecoute, reste ! N'y va pas, reste avec moi ! "

            V... lui sourit pauvrement :

            "Tu sais bien que c'est impossible : comment veux-tu que l'on m'enterre, là-bas, si je reste ici ? "

 

*

 

            Le seize août, V... se réveilla comme d'habitude avant huit heures, et sa première pensée fut qu'il n'avait pas à se rendre à son travail, puisque le jour de son enterrement était arrivé. Du reste, son supérieur direct et même le propre chef de celui-ci, qui travaillait deux étages au-dessus de V..., avaient officiellement pris congé de lui la veille à la fin de la journée, en présence des membres du service, lors d'une brève cérémonie que tout le monde avait trouvé émouvante et très réussie. Après quoi V... était allé prendre plusieurs verres avec ses collègues les plus proches, dans leur bar habituel. Plutôt compassé une heure auparavant, le petit groupe de V... avait alors retrouvé toute son aisance.

            "Ce qu'ils étaient coincés, les grands chefs ! - Mieux vaut en rire qu'en pleurer ! - C'est pas la fin du monde ! - Sacré V... On va te regretter, tout de même ! "

            V... souriait et parlait à tous, et rentra tard chez lui.

 

            "L'agité" arriva seul peu après neuf heures, alors que V... s'était lavé et finissait de prendre son petit déjeuner.

            "J'espère que je ne te dérange pas, lui fit-il nerveusement. Tu... Tu n'es pas encore parti au travail ? "

            V... le regarda comme s'il s'était agi d'un de ces enfants chroniquement distraits qui disent à brûle-pourpoint le contraire de ce qu'on leur a longuement expliqué un instant auparavant.

            "Tu sais bien qu'on m'enterre à onze heures, voyons. J'ai rendu les clés de mon bureau hier. D'ailleurs on m'avait préparé une...

- Mais pourquoi donc veux-tu absolument qu'on t'enterre ? le coupa "l'agité", avec brusquerie, mais d'une voix blanche.

- Moi, je ne veux rien. Mais tu sais bien : les examens, le docteur...

- Ce ne sont quand même pas des raisons suffisantes !

- Et qu'est-ce qu'il te faudrait de plus ?

- De plus ? répéta "l'agité" totalement désarmé. Est-ce que je sais... Mais enfin... Tu ne crois pas... Et tes parents, tiens ? Qu'est-ce qu'ils disent, tes parents ?

- Et que veux-tu qu'ils disent ? C'est comme ça... Tu vas les voir, d'ailleurs. Ils ne devraient plus tarder.

            "L'agité" balbutia un peu en se tassant dans le fauteuil où il avait pris place. Un peu inquiet, V... se pencha en avant pour le regarder en lui disant :

            " Ne te mets donc pas dans des états pareils. Ça pourrait être pire, tout de même.

- C'est à dire que moi, je ne le vois pas bien, comment ça pourrait être pire."

            V... sourit comme à une boutade, on sonna, et il se leva pour aller ouvrir.

 

            A mesure qu'arrivaient les visiteurs, "l'agité" les saluait d'un murmure avant de se retrancher dans des recoins toujours plus étroits et reculés de la maison, comme l'impasse où il se démenait. Accablé, il regardait V... distribuer verres, biscuits, sourires et paroles aimables. Dès qu'il le pouvait, ce dernier venait d'ailleurs lui prodiguer un mot ou une petite tape de réconfort. En effet, la mine décomposée de "l'agité" tranchait sur la bonne humeur générale de cette réunion d'amis et de parents.

            "V... doit se demander ce que j'ai." se surprit-il à penser, ce qui le fit enrager.

 

            Le corbillard se stationna devant chez V... à dix heures précises. On en descendit le cercueil qu'on posa sur la grande table du salon où tous se rassemblèrent. "L'agité" s'y retrouva coincé entre un buffet et un guéridon.

            "Pourquoi ? " souffla-t-il en voyant son ami s'avancer.

            V... l'entendit et regarda autour de lui. "L'agité" le fixait avec des yeux suppliants et rouges, et tous les autres lui souriaient avec affection. Il chercha alors une bonne raison de ne pas s'allonger dans le cercueil, et n'en trouva aucune. Plus tard, au cimetière, "l'agité" assista à l'inhumation loin à l'écart du groupe qui devisait sous le soleil. Il avait doublement honte : honte de pleurer, et honte d'en avoir honte.