LE JARDIN QUI PARLE
- Pourquoi avoir écrit Le Jardin qui parle ?
- C’est une question… Je peux y répondre, mais ça risque de prendre du temps.
- Peu importe.
- Vous pourrez toujours couper, vous verrez…
- Exactement. On fera le tri si besoin est.
- Je ne sais pas bien par où commencer. Bon. Il se trouve que j’ai parfois – comme tout le monde, en fait – des sortes de visions… Rien de mystique, des images qui se forment dans mon imagination, et plus rarement des phrases… Non, en fait, ça a vraiment commencé à un concert. Un concert de Magma. Vous connaissez Magma ?
- …
- Ça n’est pas facilement descriptible, comme musique. Disons – et c’est tout ce qui nous importe – qu’ils chantent dans une langue – le kobayen – qu’ils ont inventée eux-mêmes, pleine de trémas, de « thük », de « ösz », quelque chose de germanique, de percutant, comme ça. En les écoutant j’ai pensé à l’histoire d’un écrivain qui créerait ses propres langues, selon les situations qu’il dépeint. Une langue pour les scènes d’amour, une autre pour les rêves, une pour les beuveries dans les rades d’Anchorage ou pour les pensées d’un vieux prisonnier à perpétuité qui a fini par se prendre pour le démiurge d’un monde qu’il a réinventé hors de sa cellule. Un livre de plusieurs milliers de pages, qui commencerait en français et finirait comme un de ces livres de la Bibliothèque de Babel selon Borges, qui sont incompréhensibles simplement parce qu’ils sont écrits dans une langue qui n’existe pas, ou pas encore. Après on peut imaginer un travail sur des sons, des grammaires imaginaires et autres structures, les alphabets par exemple, de telle sorte que les gens comprennent quand même le texte, que quelque chose comme… je vous l’écris … comme ça : « Na’ℓa ~ Na’ℓx » , que ça fasse sens, que ça évoque quelque chose chez le lecteur. Bref, tout ça n’est pas très facile. Tout ce qu’il en est ressorti c’est donc, dans le Jardin, le personnage de Pierre, qui devait être le personnage central, parce qu’il était porteur de ce qui devait être le thème central, mais qui n’a pas pu l’être parce que ç’aurait été beaucoup trop vaste. Un centre comme ça, c’est impossible. Ça engloutit tout ce qu’il y a autour, et alors c’est non seulement le centre, mais aussi le bas, le haut, les côtés et même les limites, donc ça n’est plus rien du tout, ou bien ça se dissout, au contraire, dans l’environnement, ça n’y apparaît plus que sous forme de traces, et on a alors quelque chose de diffus, d’incertain, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive qu’un autre axe s’est vaguement formé sans qu’on l’ait choisi, et on s’en contente. C’est ce qui s’est passé pour le Jardin. Parce qu’en plus une phrase – ce dont je vous parlais au début – est venue interférer avec tout ça… Au départ en fait il y avait une espèce de petite fable, l’histoire d’un homme qui se réveillait un matin et partait marcher dans la rue. Il voyait quelqu’un manquer un autobus, il saluait un cycliste, il continuait à marcher et finissait par arriver à la campagne, toujours à pied. Il remarquait un arbuste avec de grosses fleurs – trop grosses pour un arbuste – et entrait dans une grotte au flanc d’une colline. Après quoi il se réveillait de nouveau chez lui, ressortait dans la rue, voyait les mêmes scènes, l’arbuste, la grotte, se réveillait encore, etc. J’ai écrit cinq ou six « journées » comme ça. C’était une expérience, pour voir si de la répétition quelque chose pouvait émerger pour me permettre de m’en sortir. Ça n’a pas marché. Notamment, je n’ai jamais pu me faire la moindre idée de ce qu’il y avait dans la grotte. Je sais juste que ce n’était pas le Jardin qui parle, si c’est à ça que vous pensez. Tout ce que j’ai trouvé c’est un début à la première personne, qui remplaçait le moment du réveil. C’est cette fameuse phrase : « Quand untel (ou une telle) est mort(e) je me suis mis à marcher droit devant moi jusqu’à ce que la ville disparaisse. » Je dis untel (ou une telle) parce que je n’ai jamais réussi à trouver un nom satisfaisant, à la fois complètement imaginaire et assez androgyne pour garder ce « mort(e) ». C’est probablement pour ça que le Jardin ne commence pas par cette phrase, parce qu’elle est incomplète, et pourtant c’est bien elle qui propulse toute l’histoire. Vous êtes déjà sorti d’une ville à pied ? D’une grande ville ?
- …
- Moi non plus. Je ne pense pas que beaucoup de monde l’ait fait. Ça ne doit pas être très facile d’ailleurs, à cause des ceintures périphériques. Toujours est-il que quand on sort d’une ville, quand on en sort suffisamment, je suppose qu’on se retrouve à la campagne, qui n’est rien d’autre qu’un grand jardin. Là, le narrateur rencontre Pierre qui voudrait lui raconter un tas de choses qu’il sait ou croit savoir sur les mots, le langage, ce que je vous ai expliqué, mais c’est trop tard, parce qu’il y a déjà là un personnage qui est sorti d’une ville à pied. Ensuite tout ça n’a plus qu’à se mélanger et s’homogénéiser de la manière que l’on sait, et c’est justement à cause du mélange qu’on peut y trouver beaucoup de sens différents. Pour ma part, maintenant que je commence à avoir un peu de recul, je pense – et c’est une interprétation qui n’engage que moi – que tout compte fait Le Jardin qui parle ne traite que de l’effort d’un citadin sans doute stressé pour échapper à la ville, à ce qu’elle a d’artificiel, de clinquant. Un cliché, un lieu commun comme il y en a peu. Il semblerait que je sois le seul à y voir ça, mais pourquoi pas ? Et accessoirement c’est aussi l’histoire de l’échec de ce personnage, de l’échec du silence et de la solitude, puisque le narrateur finit par retrouver avec plaisir le bourdonnement vide des avenues et des cafés dans l’assemblage lexico-végétal de Pierre. C’est tout.