MECHANISMS OF CONDUCTION

 

 

 

 

 

La boutique[1] d’Elias est restée intacte, si ce n’est la poussière que les ans ont déposée sur les rayonnages, les outils, les œuvres tourmentées du démiurge qui y vécut. Seule, Ida a disparu de son jardin d’enfants, sa cage ou sa forêt, comme elle l’imaginait : trois jours après sa mort, Fro se décida à aller l’enterrer. Elle est intacte, cette parcelle emmurée, à la fois rabougrie par la surabondance d’étagères sombres et hiératiques où elle étouffe, et démultipliée, dilatée par l’empilement frénétique et éternel d’objets, ce qui reste, ce qui est l’univers qu’Elias a voulu et qu’il était en train de rater, qui a fini par le tuer, une fois l’échec consommé. Elias a disparu, et avec lui le moteur et l’entropie de son monde avorté. En s’égarant dans sa boutique, on ne voit plus, à travers les choses, que les deux piliers, les deux épaules tordues de l’Atlas imbécile sur lesquels il voulut construire un tout de bric et de broc qui ne fut jamais rien, l’infini et l’absurde, base de tout univers concevable, qui semblent encore clamer, par la voix d’Elias :

            « Je savais ! Sur ces deux dimensions-là, n’importe quoi pouvait tenir lieu de troisième. Pourquoi ai-je échoué ?

- Mais parce que, maladroit, tu as fini par laisser le mensonge chasser l’absurde de ton plan ! Tu l’as bien aidé, du reste : que faisais-tu d’autre quand tu racontais à une douzaine de villageois ébahis qu’il n’y avait rien de plus facile que de créer un monde d’avortons blafards brûlant leurs forces à ressasser une mythologie ridicule et bigarrée où tu occupais la place centrale sous la forme d’un aigle, d’une licorne, d’une émeraude, mais que non, ces broutilles ne t’intéressaient plus, que tu étais désormais tout au Secret et à ton Œuvre, qui dépassaient le concevable, ne pouvaient tenir dans un esprit mortel, n’auraient même pas pu tenir dans le tien s’ils n’étaient venus te visiter et te posséder, toi, l’Elu, le Maudit ! »

            Mais à quoi bon, à présent, arracher à ta vie, à ton projet, leurs derniers haillons, le sublime et le désespoir ?


I

 

 

 

            Personne ne se souvient de l’installation d’Elias. Il y a l’époque où il n’était pas là, puis celle où il était installé, permanent. Entre les deux, un flou lentement rempli par le souvenir somme toute commode de s’être réveillé un matin et de l’avoir tranquillement trouvé là, dans son encyclopédie hermétique et éclatée. Tout le village a fini par défiler dans sa boutique par petits groupes de visiteurs badauds qui se renouvelaient doucement tout le jour, tous les jours. Pour quoi faire ? Nul ne le sut jamais, ni ne se le demanda, d’ailleurs. Elias n’avait rien à vendre, ne voulait rien acheter, et les gens allaient simplement déambuler au milieu des sacs d’épices tombées en poussière, contournaient les prédateurs empaillés dont les yeux trop clairs veillaient, de ci, sur des bibles païennes apocryphes, de là, sur des trompes qui avaient sonné au passage des pharaons, ou encore, ailleurs sur des dés biscornus qu’on faisait rouler avec des incantations dans des cités depuis longtemps englouties. C’est Elias qui décrivait ces chimères, qui racontait ces fragments hétéroclites de mondes usés, disparus, oubliés, et surtout disjoints. Il arpentait son dédale poussiéreux, quelques visiteurs à ses trousses, s’arrêtait soudain devant une enluminure.

            « Regardez-la, elle vient du pays des tours de glace éternelle, où le jour dure une année entière, où l’année suivante n’est qu’une nuit. »

            Puis il repartait, s’arrêtait de nouveau.

            « Ces fioles contenaient l’élixir des immortels, qui leur permettait de mourir. »

            Parfois il parlait de son Œuvre, et repartait encore, jusqu'à son établi, au fond de la boutique, près du parc d’Ida, avec son lit d’enfant, sa chaise et sa table minuscule. Ida était cette fillette que les visiteurs pouvaient parfois apercevoir fugitivement, en entrant, quand elle disait : « Ouh ! Je retourne sous les arbres ! », et juste avant qu’elle ne s’enfuie dans son refuge. Elias disait qu’Ida était plus vieille que lui et que bien des objets de la boutique, qu’elle l’aidait à fabriquer les mobiles compliqués et squelettiques qui encombraient son établi et les quelques étagères bancales qui le cernaient, dans lesquels ils traquaient le mystère du mouvement perpétuel, car perpétuel il devait être, aussi perpétuel, au moins, que la pulsation du cosmos, et alors éternel, car indéfiniment mort et relancé, comme l’univers, comme le village, comme nos vies, comme lui, Elias, qui n’était qu’un Elias de plus d’un nouveau cycle du tout identique aux deux infinités périodiques qui le pressaient en tenaille : celle passée et celle à venir.

            Elias disait qu’il était plus vieux que le plus vieux des volcans couverts de mousse, et qu’il était né de la veille, il disait alors qu’il avait fini par étouffer de tant de vies irrémédiables et répétées, qu’il en cherchait la sortie, qu’il l’avait presque, qu’il l’aurait quand vibreraient dans sa boutique la pulsation et le souffle du Secret. Qu’il capte la vibration, que le Secret daigne souffler, et il partirait enfin dans un nouveau monde, son univers, la droite qui l’éloignerait du cercle comme un météore fou, et libre. Mais le Secret soufflerait-il ? Oui, il en était sûr ! Alors quand ? Ça, il ne pouvait le préciser, mais quelle importance ? Quelque part dans l’éternité il soufflerait, et c’était suffisant !

            Elias montrait la lourde porte qui donnait sur sa maison - ou ce qu’on imaginait comme tel, car nul n’y mit jamais les pieds, hormis Fro, Ida, et peut-être Azel - attenante à la boutique et disait que le Secret était là, et qu’un jour, il soufflerait.

 

Elias était donc complètement fou, et cette petite... bizarre, sauvage, c’était ce qu’on disait en sortant de sa boutique, amusé, intrigué, voire un peu inquiet et soulagé de pouvoir s’adonner de nouveau à l’ordre paisible du village, jusqu'à la prochaine visite.


II

 

 

 

            Mais un jour Azel sortit du château. Il y avait des années qu’Azel n’était pas sorti du château. Personne au village, à vrai dire, ne se souvenait de la dernière apparition d’Azel hors de ses murs. De lui, on savait juste qu’il était le maître du château et du village - sans qu’il gouvernât d’aucune manière, mais la communauté se forgeait dans son existence un moteur - qu’il ne se séparait jamais de Fro, un nain antipathique et simple d’esprit, son vassal et son âme damnée, qu’il passait ses jours au château en sa compagnie et, prétendait la légende, celle de créatures moins avouables encore. Bref, personne ne s’intéressait vraiment à lui, jusqu’au jour où il sortit du château en compagnie de Fro. Tout le village apprit alors en un éclair qu’ils étaient entrés chez Elias. Ceux qui avaient pu les observer racontèrent aux autres que les traits nobles mais sans expression, les cheveux gris tirés en arrière et la démarche décidée d'Azel contrastaient avec les formes bosselées, la tignasse impénétrable et le visage révulsé de tics du nain qui le suivait en zigzaguant, en découvrant le village et quelques habitants un peu dégoûtés et apeurés.

            Les trois villageois qui se trouvaient à ce moment-là dans la boutique d’Elias en sortirent aussitôt. Sans qu’on les eût chassés : ils dirent qu’Elias avait regardé et accueilli Azel et Fro comme s’il les connaissait, les attendait depuis longtemps, qu’ils s’étaient retirés vers l’établi où ils s’étaient mis à murmurer, et eux, les villageois, s’étaient sentis de trop...

 

            Azel et Fro sortirent de la boutique au crépuscule. Le maître resta un moment planté devant la porte, promenant lentement son regard d’un bout à l’autre de la rue, et regagna enfin le château d’un pas toujours sûr, sa créature gesticulant sur ses talons.

            Les visites se renouvelèrent, se firent presque régulières, une à deux par semaine. Elias se fit de moins en moins prolixe avec ses visiteurs ordinaires et finit par passer l’essentiel de son temps à l’établi où il élaborait des mobiles de plus en plus tourmentés qu’il finissait souvent par détruire dans des accès de rage muette, avant de donner les derniers débris à Ida, qui les piétinait en riant. Les villageois visitaient de moins en moins la boutique. On ne comprenait pas mieux, ni moins, ce qui se tramait au cœur obscur du labyrinthe, entre la table encombrée des outils d’Elias et le parc d’Ida, mais on avait le sentiment que les règles du jeu avaient changé. Les élucubrations d’Elias n’amusaient plus personne, elles avaient fini par se prendre au sérieux, et personne ne songeait à rire, non plus, en constatant qu’Azel, le maître invisible, n’était descendu au village que pour y devenir fou au contact et par la faute d’un ascète laborantin illuminé tombé de nulle part. Jadis, la boutique d’Elias avait fait sourire, elle fit bientôt grincer. La curiosité et la complaisance qu’elle avait suscitées disparurent devant le ressentiment envers Elias et ses manies, envers Ida, sauvageonne sans manières, envers Azel, envers Fro, qui, désordre, venait trop souvent hanter les rues du village, reniflait les façades en geignant et faisait pleurer les enfants. Ressentiment envers le mystère de la boutique d’Elias, brusquement intolérable depuis que son propriétaire prétendait devenir lui aussi un villageois, et pas n’importe lequel, de surcroît : celui qui dialoguait avec le maître.

            Ressentiment, aigreur, colères plus ou moins rentrées. Nuées, vols de corbeaux, électricité. Il y eut l’Orage.


III

 

 

 

            Azel n’était pas descendu au village, ce jour-là, mais il avait passé les trois journées précédentes enfermé dans la boutique avec Elias, Fro et Ida, et n’était reparti au château, la veille, que tard dans la nuit, en laissant derrière lui et son nain un cran supplémentaire dans la tension des villageois, dans ce qui était devenu de la haine pour Elias, Ida, la boutique et le moindre objet qu’on y trouvait.

            C’était l’été. De lourds nuages s’amoncelèrent dès le matin sur la colline, l’atmosphère était irrespirable. Les animaux piaffaient dans les étables, les enfants poussèrent toute la journée des cris aigus, électriques, que redoublaient les claques nerveuses décochées par les adultes. On maudissait Elias et son fatras, bien sûr, et on maudissait aussi son voisin, sa femme, son père, tous les villageois en bloc, sans raison. Les passants se saluaient à peine, en maugréant, et se soulageaient un peu, trop peu, en lâchant au passage des invectives à la boutique que nul ne visitait depuis longtemps, muette, vibrante, narquoise. À la nuit, tous, excédés, rentrèrent chez eux, à attendre.

            L’Orage éclata comme crève un abcès. Un éclair démesuré, un coup de tonnerre, une trombe d’eau, et un poumon à l’échelle du village lâcha enfin une respiration contenue toute une journée, un souffle liquide qui crépita de plus en plus mollement et changea les rues en boue. Avec la pluie était venue la délivrance, avec la boue vint la folie. Dans la nuit qui saignait de la lumière, il y eut d’abord un cri, les hurlements à l’unisson d’Elias et Ida bondissant de flaque en flaque devant la boutique, et ces bonds et ces hurlements ne formaient qu’un cri, toujours le même, répété, qui voulait barrer la route au temps.

            Quelques curieux, puis d’autres, d’autres encore et bientôt tout le village, ahuri, trempé, pataugea dans la boue devant la boutique et s’enivra de la fureur d’Elias et Ida. Alors la masse humaine se mit à osciller, à geindre, à gronder, à hurler à son tour, et le reste fut une nuit d’absurde sabbat tellurique, de communion dans le bruit, la frénésie, la boue et la gesticulation. Le reste fut la capitulation du village, son ensevelissement et sa noyade dans l’improbable abîme ouvert ce soir-là par Elias.

 

            À l’aube, la foule minérale ne consistait plus qu’en un tapis de corps exténués allongés dans la rue, entre lesquels passaient encore quelques danseurs hallucinés. Aux premiers rayons du soleil les dormeurs se réveillèrent, le village se remit sur ses pieds, un village entier formé du même anonyme infiniment répété dans le même uniforme de boue et de haillons. Chacun, avec stupeur, muet, observait ses multiples clones, se cherchant un autre pour se prouver qu’il était encore lui-même, mais ne trouvait que des identiques sales et hébétés, d’autres atomes villageois indifférenciés.

            Tous alors, c’est certain, voulurent retrouver, appeler à l’aide une autorité, un geôlier qui ouvrirait la porte de la chambre forte où l’on avait provisoirement déposé leurs identités : Azel. Le regard du village, le seul, collectif et monstrueux regard qui existait encore se leva vers le château. Hasard, calcul ? Ce fut le moment que choisit Elias pour sortir de sa boutique et déposer aux pieds du groupe perdu le cadavre d’Azel. Sans traces de coups ou blessures, sans la moindre goutte de sang, son corps et son visage ne portaient que les traces d’une mort froide, mystérieuse, certaine. Comment était-il mort ? Quand était-il arrivé si on l’avait vu rentrer au château la veille ? Pourquoi ? Qui ? Toutes ces questions moururent sitôt posées, trop difficiles, sans intérêt, et dans les yeux démultipliés du village, le regard s’éteignit.

            Resta une foule dégouttant de boue, un cadavre incompréhensible mais catégorique, et un vieux fou absurde qui pleurnichait sur le seuil de son improbable boutique. Le dernier espoir du village résidait alors dans le lynchage d’Elias, mais même ceci échoua : au moment où l’être multiple, ayant dessiné son projet, frémissait, ce fut Fro - calcul, hasard ? - qui sortit de la boutique et vint s’asseoir, impassible - n’étaient-ce ses tics coutumiers - sur le ventre froid de son maître, qui s’affaissa un peu. Alors la conscience unique et collective découvrit la peur et alla vite se murer dans ses habitats.


IV

 

 

 

            Même si quelques personnes quittèrent le village dès le lendemain pour aller s’installer à quelques kilomètres, de l’autre côté d’un coteau voisin, hors de vue, l’agonie fut longue, et morne. Même si la vie reprit rapidement comme si rien ne s’était passé, même si un tabou de plomb tomba sur la mort d’Azel et fit oublier, en surface, jusqu'à ses funérailles secrètes, le village, en perdant ce chef inactif et ignoré, seulement présent, puis honni, avait également perdu le noyau et le magma d’où émanait l’énergie tiède porteuse de l’illusion que son activité, sa petite existence au jour le jour s’inscrivît dans quelque chose de plus grand, qui dépassait tous ses habitants, leur importait bien peu, après tout, mais qu’ils s’efforçaient d’entretenir, de pérenniser. C’est en sentant disparaître cette chimère après laquelle ils couraient sans le savoir qu’ils réalisèrent son existence, et il était insupportable que le prix de cette révélation fût précisément la mort de l’illusion vitale. Enfin, personne n’avait retrouvé une once de ces individualités à jamais enfouies, pour une nuit d’abandon, dans un puits insondable et saturé de glaise. Le village était mort, mais les clones de son spectre s’obstinèrent longtemps à arpenter son cadavre, de moins en moins nombreux au fil du temps : chaque semaine, un nouveau groupe partait s’installer derrière le coteau.

            Elias s’était remis, dans l’ombre de son établi, à élaborer des mobiles. Fro vivait là et poursuivait avec Ida une relation puérile autant qu’obscène, perverse et platonique. Dans l’indifférence absolue, ils laissaient parfois déborder sur la rue des attouchements où le débridement le plus morbide ne pouvait s’affranchir d’un corset de peur et de stupidité larvées. De cet univers-là aussi, le ressort était cassé, et son naufrage fut le plus prompt. Toujours dans l’indifférence, Fro déposa un matin le cadavre épuisé d’Elias devant la boutique. Il le laissa là, rentra jouer quelques heures avec Ida, puis alla l’enterrer en grognant au bord de la route, à la sortie du village. Il ne restait plus alors qu’une petite vingtaine de personnes, et certaines d’entre elles s’exilèrent le jour même. Pour la poignée qui restait, le signal du départ fut donné dix jours plus tard par la mort d’Ida, qui s’était laissée dépérir.

 

Seul, je suis resté, dans la maison qui fait face à la boutique. Seul, j’ai supporté les gémissements décérébrés de Fro, prostré toute la journée dans la rue près du cadavre. Seul enfin je le vis rentrer dans la boutique au crépuscule, chargeant Ida sur ses épaules. Sans sortir de chez moi, j’imaginai l’inimaginable qui se tramait derrière la porte que je scrutais de ma fenêtre pendant trois interminables jours au terme desquels Fro sortit enfin, les épaules toujours chargées, pour aller creuser un trou là-bas, près de celui d’Elias.


V

 

 

 

 Elias avait raison.

            La communauté s’est reformée à quelques kilomètres de là, et le village où je vis est devenu un substitut du château. Fro, pour sa part, a pris la place de son maître. Tous les trois jours environ, il vient s’enfermer dans l’arrière-salle d’Elias une matinée et parfois une journée entière. De la rue, on entend ses grognements et ses plaintes, et surtout une autre voix, démente, hachée, qui profère inlassablement des phrases incohérentes, comme des incantations. C’est ainsi que j’ai appris que le Secret était vivant, et que Fro, comme Elias autrefois, lui parlait un langage de fous abandonnés, de navires sans gouvernail ballottés en haute mer. Après ces visites, Fro retourne vers le nouveau village - je l’ai suivi un jour - qu’il parcourt en répétant les diatribes du Secret. Personne ne fait attention à lui, mais tout est rentré dans l’ordre. Par un mouvement collectif instinctif, Fro et les villageois ont de nouveau agencé les éléments du puzzle qu’ils avaient défait par mégarde, une nuit. Dans le sentiment d’un nouveau château hors de leur portée, dans la présence d’un nouveau maître difforme et benêt qui leur récite des monologues soufflés par un monstre, ils ont retrouvé une raison, une impulsion pour continuer à exister. S’il faut un ordre, celui-là n’est pas pire qu’un autre...

Et moi, sans le faire exprès, j’en suis sorti. Je me suis rendu compte, en descendant au village, que j’étais totalement hors de cet ordre-là. Je suis resté dans l’ancien, qui est mort, donc je suis libre. Fortuitement, c’est moi qui ai fini par gagner le combat d’Elias.

 

Ce matin je suis entré avec Fro dans la boutique. Il n’a pas bronché, n’a même pas semblé remarquer ma présence - c’est normal, puisque je ne fais pas partie de son univers. J’aurais pu, je suppose, le suivre dans l’arrière-salle et y découvrir le Secret, mais ça ne m’intéressait pas, au fond. J’ai préféré errer un long moment entre les étagères, dans le labyrinthe de l’univers effondré d’Elias, puis je suis sorti, sans même entendre le délire qui grondait dans la pièce voisine. Ainsi la boutique d’Elias est restée intacte dans ma tête et dans ces lignes. En dehors de ça, elle n’existe plus. Quand Fro est parti, cet après-midi, je suis allé barricader de l’extérieur toutes les issues de la maison d’Elias, et j’y ai mis le feu. La boutique et le Secret, qui a beaucoup hurlé, ont mis toute la nuit à brûler. Quelle surprise pour Fro, à son retour ! Je sais qu’il sera bien incapable, seul, d’inventer les formules qui donnent au village la force d’exister. Peut-être le tuerai-je lui aussi, après tout, et on verra bien ce qu’il adviendra.

 



[1] J’ai fini par sélectionner ce mot, pour ce qu’il a d’assez neutre et à la fois évocateur d’une vague activité – même si Elias n’était pas à proprement parler un marchand – dans la liste disparate qui m’assaillit quand je voulus décrire la chose, le débarras, le laboratoire, la maison, l’atelier, le musée d’Elias. Son temple, son palais et son cachot, sa ville et son désert, j’ai fini par l’appeler sa boutique, mais il me faut préciser combien ce terme, comme tous les autres, est inexact, infidèle.