QUELQUES MUSCLES DU VISAGE

 

 

 

 

Ce matin-là, un matin sec et d’un gris transparent, je me suis réveillée très tôt. J’ai bu un café à un bout de la grande table, les pieds nus sur les carreaux d’argile. Puis je me suis habillée et j’ai marché jusqu’au village. Sur la route j’avalais sans y penser l’air silencieux. Le soleil se levait juste. On voyait loin.

Les rues du village étaient désertes, et la moitié des maisons, fermées. En faisant un tour je n’ai rencontré que quelques chiens, et devant une des maisons bordant le champ de foire, deux femmes qui s’occupaient du moteur d’une voiture beige. En sortant du champ de foire je me suis arrêté à une vingtaine de mètres d’elles. L’une des femmes s’est redressée et, les mains appuyées sur la carrosserie, a hoché la tête d’un air découragé. Puis elles m’ont vu. Je ne les connaissais pas. Elles devaient être surprises de me voir et je crois qu’elles ont fini par s’étonner de leur propre présence, si tôt le matin, en train d’essayer de réparer leur voiture beige le long du champ de foire. On ne s’est rien dit, je ne suis pas allée vers elles, j’ai continué mon tour.

Quand je suis arrivée sur la rue principale, en descendant, une femme était assise dans l’abribus devant moi. J’ai décidé d’en profiter pour parler un peu avec quelqu’un.

« Bonjour, j’ai dit. Il passe aussi tôt que ça, l’autocar ?

- Non, je ne pense pas. » Elle articulait assez soigneusement, avec un accent étranger que je n’ai pas reconnu. « Il y en a un qui passe le matin, reprit-elle. Je ne sais pas quand exactement. Plus tard, mais pas trop tard.

- Et qu’est-ce qui vous a pris de venir l’attendre si tôt ?

- C’est qu’il fait une température idéale pour être dehors, vous ne trouvez pas ?

- Je ne sais pas. J’habite par là, à deux petits kilomètres. Je me suis réveillée très tôt ce matin. J’ai bu un café et j’ai décidé de venir faire un tour du village, à pied.

- Maintenant, juste maintenant, on est mieux ici qu’à l’intérieur. » Elle continuait de parler comme si je ne lui avais rien dit. « La température idéale. Avant le lever du soleil, il fait trop froid. Plus tard, il fera plus chaud. Mais l’autocar sera déjà passé.

- Vous allez jusqu’où ?

- Loin… Et puis… Vous voyez : personne dans la rue. Je n’ai vu personne depuis que je suis là. C’est comme si elles étaient toutes parties, et qu’un monde commence.

- Vous avez des drôles d’idées, vous.

- Vous trouvez ? Ce sont des idées qui occupent, quand on attend l’autocar, quand la température est idéale, qu’on est bien : un monde qui commence, que je vais bientôt quitter en autocar sans savoir ce qu’il deviendra. Quand je partirai, tout sera pour vous. »

            J’ai pensé aux deux inconnues avec leur voiture beige. Elles étaient bloquées le long du champ de foire. J’avais mes pieds.

 « Pour moi toute seule, j’ai repris.

- Vous voyez… Vous vous levez toujours aussi tôt, d’habitude ?

- Non. Pas plus que ça.

- Vous ne vous demandez pas pourquoi vous vous êtes réveillée aussi tôt, ce matin ?

- Non. Vous trouvez ça bizarre ?

- Non. Moi non plus je ne me demande pas pourquoi je me suis levée tôt aujourd’hui. Qu’est-ce que vous allez faire quand je serai partie ?

- Je serai seule. Je visiterai le monde neuf dans tous les sens. Je serai la reine. Je me demanderai où vous allez. »

            L’autocar est arrivé à ce moment-là. Je pensais qu’il tarderait encore un peu. Elle aussi, probablement. « Tiens, fit-elle simplement, eh bien, au revoir, Majesté. »

            J’ai regardé partir l’autocar, je suis même restée un petit moment à regarder dans la direction où il avait disparu. Puis j’ai continué vers la sortie du village, en souriant un peu. Je souriais très légèrement. À un moment donné, en marchant, je me suis rendu compte que j’avais ce sourire sur le visage. J’ai senti quelques muscles de mon visage légèrement tendus et je les ai laissés comme ça. J’ai décidé d’attendre que ce sourire s’en aille tout seul, sans y penser.

            En passant devant la boulangerie j’ai eu envie d’acheter des croissants avant de rentrer chez moi pour prendre un vrai petit-déjeuner avec les autres. Je me suis assise sur un banc de pierre, en face. Il n’était pas huit heures, c’était toujours le petit matin sec et doucement gris. J’ai fermé les yeux, installée sur mon banc. C’est vrai, la température était idéale. Plus tard il ferait plus chaud. Assise au milieu du banc de pierre, les deux bras allongés sur le dossier, j’ai senti la douceur, la pointe de chaleur douce et invisible du gris me passer sur le visage, pendant que j’attendais à l’intérieur de moi comme si la boulangerie devait vraiment ouvrir.

            J’ai imaginé que j’ouvrais les yeux et que les premières clientes entraient dans le magasin, que je laissais mon banc et que j’allais retrouver des gens, des voix, des mouvements. Ça m’étonnait. La boulangère me prenait au dépourvu en me saluant et en me demandant ce que je voulais.

            « Bonjour… Vous avez des croissants ? je faisais en cherchant du regard.

- Bien sûr. Combien il vous en faut ?

- Trois… Quatre.

- J’ai des paquets de cinq aussi. Treize francs. Dix, pour vous.

- Va pour les cinq. Et une baguette s’il vous plaît.

- Delphine va vous donner ça. »

            Delphine, c’est la vendeuse. En cherchant ma monnaie je lui raconte que je me suis levée tôt, que j’ai déjà fait une petite marche qui m’a ouvert l’appétit. Elle me répond qu’il fait doux, que le village s’est vidé, et je lui dis encore quelque chose. La fille cadette de la boulangère apparaît derrière le comptoir, les yeux gonflés de sommeil. Je me penche vers elle, elle a huit ans, veut se mêler à la conversation. On bavarde là toutes les trois, pas longtemps. Ce n’est pas important qu’une petite file de clientes se forme lentement, calmement, derrière nous.