REUNION

 

 

 

            Au rayon vins, Jean-Paul considère les bouteilles en pensant à son avancement. Pas l'avancement qu'il espère, non. L'avancement qu'il vient d'obtenir. "Responsable Méthodes et Moyens Coordination Qualité", ça fait, dans une débauche de majuscules et une syntaxe curieusement privée d'articles. Il ne sait pas bien en quoi ça consiste, sûrement peu ou prou en la même chose que ce qu'il faisait avant, puisque ça s'articule toujours autour de dossiers, d'un ordinateur et de fréquentes réunions où l'on dit des mots comme "synergie", "identification" et "décliner" ; "coordination" - comme le métier de Jean-Paul - et "réunion" aussi, flanqué de l'adjectif "ultérieure", on les dit beaucoup ceux-là. A l'exception des deux derniers, des mots dont l'imprécision n'a d'égale que la prétention à l'exactitude, mais que Jean-Paul a appris à croire comprendre, à force. Des mots comme on lui en a dit beaucoup pour lui décrire ses nouvelles fonctions, et qu'il a bien compris puisqu'il a hoché régulièrement la tête à leur énoncé. Ce qui ne lui a toutefois pas permis de comprendre en quoi consiste son nouveau poste, si ce n'est que ce sera à peu près comme avant. Il verra à l'usage. Pour l'heure, l'essentiel n'est pas là. L'essentiel, c'est que son nouveau salaire le fait officieusement passer dans une sphère certes mal définie mais où en tout cas évolue avec lui M. Tissard, du bureau d'à côté du nouveau bureau de Jean-Paul et son désormais supérieur direct. M. Tissard est, lui, "coordinateur" de quelque chose à l'énoncé vague et long, comme ce dont Jean-Paul est "responsable". Et un coordinateur, c'est au-dessus d'un responsable, mais juste au-dessus. Ainsi, tout un mécanisme officieux et vague mais connu, éprouvé et repecté dans les couloirs et les bureaux veut que quelqu'un comme Jean-Paul, se retrouvant à la position qui est maintenant la sienne, invite à dîner chez lui quelqu'un comme M. Tissard, une façon de recueillir une sorte d'adoubement qui semble indispensable. Voilà pourquoi Jean-Paul pense maintenant à son avancement en considérant les bouteilles au rayon vins. Les bouteilles parmi lesquelles il lui faut choisir celle qui accompagnera le repas auquel il a convié M. Tissard, comme il est de bon ton de le faire en cas d'avancement.

 

            A ce moment-là, il s'en passerait bien, de son avancement, tant son ignorance totale de l'Œnologie lui rend le choix difficile. Si son père était là... Lui, il s'y connaît, son père. Un passionné, une passion qu'il a bien essayé de faire partager à son fils, mais depuis son adolescence Jean-Paul regardait défiler sans beaucoup d'intérêt les crus que son père lui présentait avec verve. Il trempait les lèvres dans chaque verre, ce qui lui causait une sensation de goût pas très agréable et lui faisait craindre des brûlures d'estomac. Jean-Paul à vrai dire n'aime guère l'alcool en géneral, ni le boire ni en parler. Il préfère, par exemple, parler de la Bourse et des actions qu'il manipule en amateur, mais là, c'est son père que ça n'intéresse plus. Ou alors il lui dit des choses bizarres, que ça lui rapportera plus de savoir apprécier un bon vin que de faire un coup en Bourse avec son portefeuille d'actions. Personne n'a jamais gagné un centime en buvant une bouteille de vin, pense alors Jean-Paul en haussant intérieurement les épaules. Bref, son père a fini par céder en ne s'informant plus que de loin en loin de l'évolution de la carrière de son fils, et en trinquant aux repas de famille avec d'autres convives, plus disposés à disserter avec lui des mérites des bouteilles généreusement mises à disposition. Jean-Paul a beaucoup d'affection pour son père, comme on doit en avoir, même s'ils ne se parlent pas beaucoup. Il le tient au fond pour un farfelu.

            Pour la première fois ce soir-là, au rayon vins, il pense pourtant que ce farfelu lui indiquerait à coup sûr quelle bouteille choisir pour flatter le palais à n'en pas douter délicat de M. Tissard. Il entr'aperçoit même, du coup, les avantages quasi matériels qu'il pourrait tirer d'une meilleure connaissance des grands crus. Un peu tard pour rectifier le tir... Jean-Paul se fixe une gamme de prix, ni trop peu ni surtout trop, environ à hauteur de regard, et décide de se laisser convaincre par les commentaires des étiquettes, quatrièmes de couverture des ouvrages du rayon vins.

 

            Juste pour rire, il commence par la présentation d'un vin issu d'un cépage du Maghreb. L'étiquette dit : "...personnalité chaleureuse et typée... cuisine riche en saveur : couscous, méchouis, merguez, moussaka" - Jean-Paul sait pertinemment que son épouse Angélique est en train de faire mijoter un gigot - et, dernier paragraphe : "C'est le soleil des terres du sud qui accompagne les bons moments, les multiples instants de fête, les repas imprévus entre amis." Touchant, mais on voit bien que les gens qui ont écrit ça ne connaissent pas M. Tissard, pense Jean-Paul en reposant la bouteille, qui de toute façon est trop bon marché. Et puis, en parlant de connaître... Même s'il lui parle chaque jour, au moins pour le saluer, depuis plusieurs années, Jean-Paul non plus, au fond, ne connaît pas Tissard. Et Angélique et lui n'ont jamais auparavant passé un dîner entier en "têtes à têtes" (car Mme Tissard est aussi de la partie) avec un couple qu'ils ne connaissent ni d'Eve ni d'Adam. En géneral, ils dînent avec leurs amis. De quoi vont-ils bien pouvoir parler? Renseignements discrètement pris, au bureau, personne n'a pu préciser les hobbies, même hypothétiques, de Tissard. Ni le golf, ni la chasse, ni même les vieilles pierres. Peut-être qu'il n'a pas de hobby, après tout, cet homme. La Bourse, peut-être? (Jean-Paul, pernicieusement, inconsciemment, essaie d'amener le débat sur son terrain.) Il se ravise vite : trop dangereux. Quel embarras si les options de gestion de Tissard s'avèrent distinctes des siennes... Si naît un désaccord... Non. De même, bien sûr, ne pas parler de politique. Pas de danger, d'ailleurs : Jean-Paul ne s'y intéresse absolument pas, et Angélique non plus.

On verra bien. Une émission de télé, n'importe quoi. Le tout étant de commencer,  Angélique trouvera bien quelque chose pour parler.

Le regard de Jean-Paul erre sur le rayon. "Bordeaux". Voyons... “...grands Bordeaux... riches de leur diversité... avec sa propre passion et sa personnalité" - une manie, ça, décidément, la personnalité... Personnalité, personnes... Jean-Paul pense à ces personnes avec qui il va dîner ce soir, dont il ignore tout, à lui et à Angélique. Il ne sait rien, strictement rien de Tissard qu’il côtoie depuis des années, mais peut-être est-ce quelqu’un de très bien, ce Tissard. Ne semble-t-il pas par exemple dépourvu de hobbies... comme Jean-Paul (si ce n’est la Bourse... Mais non). Pourtant, à bien y réfléchir, Jean-Paul en vient à se dire que toutes ces “responsabilités”, même soigneusement assaisonnées de “coordination” et lardées de “synergie” à longueur de fréquentes réunions, ça ne crée pas les liens qui font qu’on a envie de dîner ensemble. Au contraire même... Jean-Paul réalise doucement combien ça va être gênant de lui dévoiler, à cet inconnu de Tissard, son intérieur, les tableaux qu’Angélique et lui ont choisi d’accrocher au mur, les meubles et les bibelots qui leur plaisent. Cet inconnu auquel il s’efforce depuis des années, au fil des rencontres dans les couloirs ou les réunions, de donner l’image la plus neutre, lisse, conforme. Bref, celle qu’il est convenu et recommandé de laisser au travail, en effaçant, justement, cette fameuse “personnalité” que célèbrent, on se demande bien pourquoi, ces maudites bouteilles. A moins que ce soit pour rappeler à Jean-Paul qu’il en a une, tout comme Tissard, tout comme tout le monde, et que tous ses efforts pour l’occulter  voleront en éclats à la minute où Tissard mettra le pied chez lui avec sa femme et se désagrègeront ensuite à petit feu dans un long repas où  seuls les bruits des couverts et des mâchoires résonneront dans un vide que Jean-Paul se sent incapable de combler. Rien ne sera plus pareil : comment, par la suite, osera-t-il assister à une réunion en présence de Tissard, celui qui aura violé son intimité ; qui pourra, s'il le décide, révéler à tout le service la couleur du sofa de Jean-Paul, les motifs de son papier peint, la teneur du pot-pourri de ses toilettes ? Révéler que chez Jean-Paul, au dîner, on s’ennuie, car il est incapable d’animer une conversation ?

Evidemment, puisque dans ces réunions professionnelles, le thème de la conversation est fixé à l’avance, alors que là, il ne sait même pas ce qu’ils vont boire... Jean-Paul reprend conscience du poids de la bouteille dans sa main - "...château à la robe vive, aux accents fruités et mûrs... Dans la région, on le sert aussi avec la lamproie à la bordelaise" Bon, ça fera peut-être l'affaire. Mais tous ces grands mots pour trois-quarts de litre d'alcool de raisin. Et puis Angélique a préparé un gigot, elle...

 

Jean-Paul repose la bouteille, abattu. C'est alors qu'il est sur le point de se rendre compte combien il est absurde de s'être laissé enfermer dans le piège de ce repas dont il n'a pas envie ; combien elle va être pénible, cette corvée protocolaire sans raison, sans chaleur. Que pour Tissard aussi c'est certainement une corvée, un travail, pas très loin en somme d'une des nombreuses réunions qu'il a déjà eues avec Jean-Paul. A cet instant, il pourrait presque consulter sa montre et voir qu'il est encore temps de téléphoner à Tissard pour lui demander :

 "Franchement, M. Tissard, vous en avez vraiment envie, de venir passer votre soirée chez moi ? De quoi on va bien pouvoir parler, M. Tissard, nous qui n'avons jamais parlé que de travail ? Rien que ça, de quoi on va bien pouvoir parler, vous pouvez me le dire?"

Ecouter un peu son interlocuteur bredouiller au bout du fil et reprendre :

"Bien sûr que non. Bien sûr que non, que vous n'en avez pas envie. Moi non plus. Et c'est normal. Alors vous savez ce qu'on va faire, M. Tissard ? Ce soir on va rester tranquillement chez nous à faire ce qu'on voudra. On a des mois, des années même peut-être devant nous pour sympathiser, si tel doit être le cas, et pour que l'un invite l'autre à dîner un soir, sincèrement, naturellement, et pas comme si c'était une réunion, sans se gratter la tête des jours avant pour savoir comment éviter que tout le monde s'ennuie à mourir, pour ne pas souffrir le martyre rien qu'en choisissant une bête bouteille de vin. Pour faire comme des gens normaux, en somme, M. Tissard. C'est d'accord, donc ? "

Il y est presque, Jean-Paul, mais c'est encore un tout petit peu trop pour lui : en commençant à penser tout ça, il a l'impression de ne plus penser à rien. Alors il se secoue et poursuit son exploration. Et il la voit : "Côteaux d'Aix-en-Provence" (c'est joli, la Provence). En-dessous, enfin une présentation claire :

"Cépages :" quelques noms.

A la ligne : "Terroir : ...département du Var."

"Vinification : moderne et traditionnelle." (Très bien, ça ! )

"Description: couleur franche, bel équilibre en bouche."

"...température ambiante sur viandes rouges..."

            Marché conclu. Ça le rassure, Jean-Paul, cette étiquette sans tous ces mots un peu trop remuants (passion, soleil, etc.). Là, c'est clair, organisé en paragraphes... Et puis c'est neutre, surtout (moderne, traditionnel, température ambiante, ...). Neutre et sérieux comme dans les réunions avec M. Tissard.