RÊVER LE MONDE
Nosotros (...) hemos
soñado el mundo.
Lo hemos soñado
resistente, misterioso,
visible, ubicuo en el
espacio y firme en
el tiempo ; pero hemos consentido en su
arquitectura tenues y
eternos intersticios
de sinrazón para saber
que es falso.*
Jorge-Luis BORGES : Discusión, 1932
À la sortie du tunnel mes yeux se reposent sur le livre mais je n'ai plus envie de lire. J'étais de sale humeur avant-hier soir. J'aurais pu faire un effort et... Si seulement Philippe avait le téléphone. Je lève la tête et je suis là, dans la vitre, les traits un peu flous à cause du mouvement du train. La campagne défile sur mon visage, plus floue encore, plus illusion. La petite fille revient s'asseoir. Catherine, ce soir, je crois qu'elle... Ce sont des Allemandes, en tout cas. Qu'est-ce qu'elle lui raconte? Ce doit être sa grand-mère. Heureusement que tout le monde parle anglais à Berlin. À Berlin-ouest... - il ne faut plus dire ça. Dans ce qu'on appelait Berlin-ouest, du moins, tout le monde parle anglais. Comme ça, si Philippe n'est pas là...
La campagne défile sur mon visage.
Combien de temps qu'un arbre succède à un autre arbre, dans cette vitre?
Combien
de temps, et pendant combien de temps? Parfois passe aussi un village, d'autres
fois on traverse une ville, dans combien de temps la prochaine? Ici dans la
vitre on mesure le trajet dans les deux sens, on connaît ses champs et ses
villages. Mais c'est le jour baissant, la poussière des manteaux qu'on remue,
les heures entre les gares qui altèrent ton reflet, pas le paysage qui le
traverse. Ici l'espace défile mais tu habites dans la durée. Le temps est là,
qui d'autre fait se succéder un arbre à son voisin, un champ à une maison, une
gare à la suivante? Bien sûr, le train avance, et son mouvement est l'apparence
du temps.
Je regarde mon reflet et la campagne
défile sur mon visage.
Je lui laisserai un mot et j'irai
l'attendre dans un café du coin. Ce soir, au moins, Catherine pourra sortir où
elle voudra sans faire de comédie pour que je la suive. Enfin, je trouverai
d'abord un café et je lui dirai où je suis dans le mot, on finira bien par se
rencontrer. Demain, il fera jour.
Ça...
Mais à Berlin.
C'est sur la campagne que tombe la
nuit, et c'est sur Berlin que le jour se lèvera. Moi, on m'emmène.
J'enverrai
une carte à Catherine, allez... J'espère que Philippe a reçu la mienne, au
fait... Et quand je reviendrai, on ira les voir, ses copains. La conversation -
le monologue - de la petite fille continue. C'est sûrement sa grand-mère.
J'étais vraiment de sale humeur, l'autre soir, et puis ses copains, hein...
Catherine
est à Paris, loin à cause de ce bout d'espace qui grandit à chaque instant en
proportion infinitésimale, et si près : tu te demandes ce qu'elle fait en ce
moment. Elle est dans la vitre elle aussi, dans une vitre à Paris et des
voitures passent sur son visage ; dans le miroir d'un café ou dans les yeux des
gens qui l'accompagnent. Tu ne trouves pas qu'elle est infatigable, la
petite? Elle ne voit pas passer les
minutes, elles vont tellement lentement pour elle. Tu l'as laissée et elle est
la même, tu es parti et tu es le même. Vous avez fait l'amour et vous êtes là,
elle à Paris et toi dans un train. Une soirée, une dispute, un peu de cet
espace, mais pas de celui qui sert au temps : celui-là, le temps l'avale et le
rejette comme une bouffée de cigare, mais la proximité de deux êtres, l'espace
aboli entre deux corps, il l'emmène avec lui, avec toi, il s'en nourrit.
Une lettre peut bien faire
Paris-Berlin en cinq jours, non? Si Philippe a son courrier avant de partir, le
matin... Plutôt immatériel, ce paysage qui court sur la vitre, qui change sans
arrêt. Secondaire, c'est le mot : tout ce qu'il y a en ce moment, c'est un
train qui balade mon reflet, qui m'emmène à Berlin. Une petite fille qui parle
allemand... Un village. Combien de temps avant le prochain arbre, le prochain
champ? On va passer à la gare de...? Loupé! On verra au retour, elle sera
toujours là je suppose. Ce paysage dans la vitre est une apparence d'espace et l'illustration
du train qui m'emmène. Un arbre qui
défile sur ton visage, un fantôme d'étendue, un signal de durée. Je l'aime
bien, Catherine, dans le fond ; dans une semaine... De toutes façons j'avais
écrit à Philippe, et on ne va pas tout perdre parce que ses copains faisaient
une soirée et moi, j'étais de sale humeur.
C'est toujours un peu mystérieux, un
enfant. C'est encore plus mystérieux quand ça parle une autre langue. Je sais
que je peux parler avec un adulte anglais, par exemple, mais un enfant anglais,
j'ai peur de ne pas pouvoir entrer dans son monde. Alors, une petite fille
allemande... Est-ce que Philippe parle avec des enfants allemands? Ceux de ses
voisins, qui sait? D'ailleurs, s'il n'est pas là, peut-être que ses voisins...
S'ils ne sont pas du genre des copains de Catherine, d'avant-hier soir. Non,
décidément, les voir une fois par quinzaine, ça suffit. Ils doivent parler
anglais. Seulement, si je tombe sur les enfants, des enfants allemands... Les
enfants pensent que les adultes sont normaux. Mais chaque minute, chaque instant a commencé à peser sur toi. Le
passé, mesuré, précipite le présent dans un futur estimé, jaugé, espéré, subi.
Les enfants croient qu'on peut encore entrer dans leur monde à l'aube du temps, puisqu'il est grand
ouvert. Ils ne s'imaginent pas qu'on puisse buter sur des obstacles aussi
ridicules que leurs mots de tous les jours, qu'on puisse hésiter au seuil de
leur monde grand ouvert.
De l'autre côté du passage, la
petite fille parle toujours à la vieille dame (certainement sa grand-mère) qui
lui répond de temps en temps en lui souriant, des fois avec l'air un peu las
des grand-mères qui répondent pour la quinzième fois à la même question de leur
petite-fille. Elle lui demande sûrement combien il reste de kilomètres. En voyage,
les enfants veulent toujours mesurer
l'espace qui reste à parcourir. Que leur importe le temps qui reste, si chaque
instant est si lent, comme immobile. Ils ne savent pas encore que la somme des
instants des jours, peut faire un lustre, vingt ans, leurs vies, mais ils
sentent que la durée est là, et la dépouillent peu à peu de ses oripeaux, de
ces avatars d'espace, les kilomètres, qu'ils interprètent déjà confusément.
Seulement, les minutes ne pèsent pas encore sur eux, tellement lentes.
Les
enfants n'ont qu'un présent, que nul passé ne presse à fuir. Alors ils traquent
même le futur le plus immédiat sous les hardes de la durée. Aucune minute,
aucun instant ne pèse encore sur eux comme ils commencent à peser sur toi,
comme ils pèsent de tout leur poids sur la vieille dame. Elle répond à la
question de l'enfant, et garde pour elle la réponse à l'autre question, non
formulée, pas encore conçue : il reste tant d'heures ; et elle sait que ces
heures s'écouleront de toutes façons, elle les jauge et les connaît.
Elle
ne regarde pas la vitre qui est devant elle, elle n'a pas besoin comme toi de
voir s'y précipiter ces avatars d'espace, ces apparences du temps qu'elle
connaît bien. Sans les voir elle mesure ce que gagnera son parcours, un peu de
temps de grand-mère en voyage avec sa petite-fille. C'est beaucoup et pourtant
trop peu pour infléchir le cours désormais tranquille et obstiné de la durée,
de sa durée.
Depuis la vitre, mon reflet me
considère.
Philippe a dû recevoir ma lettre,
pas de problème. Et sinon, qu'importe, j'ai son adresse et il est à Berlin,
installé à Berlin. Dans la vitre, le paysage, son fantôme, ne passe qu'un
instant, moins qu'un instant. Ça tombe bien, cette semaine en Allemagne, après
je rentrerai à Paris et Catherine... Philippe n'habite pas très loin d'un café,
c'est sûr.
Philippe
sera à Berlin comme tu es dans la vitre. Ton temps t'emmène et croisera le sien
quand vous aurez grandi de ce voyage, que votre cours se sera infléchi une fois
de plus, un autre temps, le temps. Le reste est arbres, et avatars, espace.
Qu'importe qu'il n'ait pas le
téléphone s'il est là-bas, après tout, s'il y a des trains, si une petite fille demande combien il reste de
kilomètres et si sa grand-mère lui répond en souriant, l'air un peu las. Si Catherine
sort ce soir et si des miroirs captent son image, ou celle de Philippe, dans un
décor mouvant. Si mon reflet me considère depuis la vitre.
Des ombres qui s'allongent défilent
sur mon visage, mais il n'y a en tout qu'un train qui m'emmène à Berlin, qui
balade mon reflet.
Des villages.
Un voyage, des heures.
Des arbres,
depuis...?
Pendant combien de temps?
Un voyage, des heures, des années.
Un village, Berlin. Paris
et des arbres
de temps en temps.
*
* *
Dans la vitre,
la lumière du jour a décliné et fini par s'effacer devant un ciel étoilé ;
lui-même ensuite a cédé la place à des édifices baignés d'éclairage urbain et
finalement un mur, immobile, pour un instant, moins qu'un instant hors du
temps. Berlin. Au mur se superpose un mouvement de valises retrouvées et de
manteaux enfilés, de sacs, de mains et d'avancées à petits pas vers la sortie
du wagon. Quand tous seront sortis, même ma voisine et sa petite-fille (combien
de temps?), le jour qui pointe déjà aura presque repris possession de la vitre.
Plus tard encore, le train repartira. Combien de temps se succèderont immeubles
et tunnels jusqu'à...?
Je
bâille en étirant des jambes un peu engourdies. Je range le livre dans son sac,
regarde un peu partout, n'oublie rien. Je prend le sac et la veste, se lève et s'en va.
* Nous avons rêvé le monde. Nous l’avons rêvé résistant, mystérieux, visible, omniprésent dans l’espace et ferme dans le temps ; mais nous avons laissé dans son architecture de ténus et éternels interstices de déraison pour savoir qu’il est faux. (Traduction de l’auteur)