DÉPART SUPPOSÉ DU RÊVEUR INVERSE

 

 

 

 

Il y a maintenant plus de trente ans que le Diseur et moi nous sommes dit au revoir ; trente ans que j’espère le moment de revoir un homme dont je ne sais presque rien : comme on le verra, cette dernière conversation est absolument tout ce que j’ai de lui, et j’y veille comme sur un trésor, pour ce que son souvenir a de miraculeux et d’inespéré.

C’était, comme il convient, au début d’un crépuscule tiède et prolongé, à l’une ou l’autre extrémité de la belle saison. J’arrivai chez le Diseur à l’heure convenue et entrai sans sonner. Il m’attendait dans sa chambre au premier étage, où je me rendis en traversant le vestibule et le grand salon du rez-de-chaussée, avec son bureau attenant. Derrière les stores qu’on ne levait plus, l’intérieur de la maison semblait nimbé d’un voile mat de poussière et d’oubli qui me causa une impression très pénible. Les pièces que je parcourais semblaient autant de greniers.

À mon entrée, le Diseur ne se leva pas de son fauteuil. Dans la pénombre à laquelle je commençais à m’habituer, je perçus néanmoins qu’il tournait la tête vers moi et m’accueillait d’un sourire. La chambre avait le même aspect que le reste de la demeure : sans qu’elle fût sale, ce que l’on percevait des meubles et des objets à la lumière rare qui filtrait des volets fermés montrait qu’ils n’étaient plus utilisés ni touchés, ni même considérés. Seul le Diseur, je ne sais comment, semblait éclairer quelque peu ce décor. Assis dans un fauteuil quelconque, souriant et les yeux pleins de ce qu’il avait à me dire, il se montrait suprêmement indifférent à tout ce que son environnement avait de tristesse et de négligence, et possédait au contraire l’attitude supérieurement tranquille de ceux qui ont réussi à vivre dans l’univers qu’ils se sont lentement et exactement choisi et façonné.

« Entrez, me dit-il. Entrez et prenez place confortablement, et laissez votre air désolé à la porte. Je vous ai fait venir pour vous rassurer. Je sais combien vous devez avoir l’âme serrée. J’imagine assez, je crois, à quoi ressemble maintenant cette maison où vous vous êtes tant plu, où nous avons partagé tant de conversations, de disques, de jeux… »

Alors que le Diseur laissait sa phrase en suspens, il me sembla que son attitude n’était pas celle d’un homme se retournant vers les bons moments du passé. Au contraire : penché en avant, les avant-bras posés sur ses genoux, les mains ouvertes vers moi et son regard installé dans le mien, le Diseur était à ce moment-là un mélange d’exaltation et de véhémence, comme pour me convaincre de l’imminence d’un événement, dans un avenir proche et certain. Je crois toutefois me rappeler qu’il poursuivit avant que je puisse prendre suffisamment conscience de ce paradoxe pour m’en étonner à voix haute.

« Au risque de vous ennuyer, je commencerai par vous raconter tout ce que vous savez déjà de cette histoire, depuis les premiers symptômes. Mais j’y ajouterai mon éclairage propre, afin que ma condition présente vous paraisse, au final, tout à fait simple, et que vous quittiez cette maison en paix avec moi, et avec vous-même. »

Il continuait à me parler avec une grande sollicitude, comme à un enfant peureux qu’on prend par la main pour l’emmener se tremper les pieds pour la première fois dans l’océan. Le léger sourire qui avait salué mon arrivée ne quittait pas son visage.

« Les rêves, soupira-t-il. Les rêves… Cela fera bientôt deux mois, je pense. Vous souvenez-vous du premier ? Vous étiez là. Et pour cause : c’était chez vous, je vous ai rendu visite l’après-midi où ce personnage était venu vous enseigner les rudiments de la lyre double qu’il avait reconstituée à l’aide de parchemins étrusques. Tout à la leçon, vous ne vous êtes guère préoccupé de moi, du moins jusqu’à ce qu’il ne parte. Vous me connaissez assez pour savoir que je ne m’en formalise pas. De plus, les explications de votre visiteur étaient assez colorées, et son instrument assez saugrenu, pour captiver, outre l’élève que vous étiez, un auditeur libre suffisamment curieux. Et j’étais sidéré en effet, par l’exposé, bien sûr, mais aussi, et surtout… »

Le Diseur avait de nouveau dissous son propos dans un geste vague, comme lancé à la poursuite d’une phrase imprécise flottant autour de lui sans vouloir se fixer dans son cerveau et sur ses lèvres. Il soupira d’un air profondément satisfait avant de reprendre.

« J’avais tout rêvé la nuit précédente. Dès qu’il fut parti je vous l’ai dit – je me souviens exactement en quels termes : « C’est prodigieux ! déclarai-je. J’ai rêvé de cet homme et de sa lyre » si… inédite… pas plus tard que la nuit dernière. Et je le retrouve là ! »

Vous m’avez regardé alors d’une façon si étrange, inquiète… Je comprends, vous savez. J’ai souvent repensé à ce premier rêve et je comprends maintenant combien j’ai dû vous glacer. Car celui que je venais de désigner par ces mots : « cet homme », comme un parfait inconnu, c’était à coup sûr un de nos proches, avec qui nous jouions aux cartes trois soirs par semaine. Comme vous m’avez regardé ! Comme j’ai repensé à ce regard ! Car vous aviez compris alors. Le temps d’un souffle vous avez tout su. »

Le Diseur posa de nouveau ses yeux dans les miens, et je commençai à ressentir quelque chose qui ressemblait à de la sécurité. Il continua plus posément.

« C’était trop tôt. Bien trop tôt et bien trop vite. Vous avez préféré enfouir cela, en trouvant une raison. On trouve toujours les raisons que l’on veut, et aussi bonnes qu’il faut. Moi-même alors, malgré ce malaise incompréhensible que je décelais en vous, pour rien au monde je n’aurais souhaité aller plus loin. Alors votre regard se détendit et l’incident fut clos d’un accord commun, et tacite. »

Le Diseur fit une nouvelle pause et je restai silencieux. Il n’attendait à l’évidence aucune réponse de ma part. Il paraissait plutôt reprendre ou réunir des forces nécessaires à ce qui devait suivre. Il se remit à parler comme à regret, les yeux vers la fenêtre aux volets clos, comme déplorant de ne rien voir au-delà.

« Vous êtes tout ce qui me rattache à ce monde, à ce côté, avec peut-être ce fauteuil… ce lit… Même les fenêtres me sont devenues improbables. Les autres pièces de cette maison sont pour moi un royaume lointain et flou comme les lieux qui sont peut-être des mythes. Et hors les murs, rien : je ne sais plus rien, qu’un vide qui m’aspire jusqu’à l’imagination. Même si je le voulais, je serais incapable de me faire la moindre représentation de ce qu’il peut bien y avoir dehors.

Ce que j’ai à vous dire à présent paraîtrait au mieux invraisemblable, et au pire pathétique, comme l’avatar d’un esprit détruit, à n’importe qui d’autre que vous. Mais je sais que vous n’aurez aucun mal à me croire, à m’admettre. Vous savez tout, en effet, tout depuis le début, depuis ce regard, et c’est pour ça que vous êtes maintenant le dernier point qui me rattache à ce côté.

J’ai tout gommé. Tout ce qui commence derrière ces murs et s’étend sans doute à l’infini a totalement disparu de mon esprit. De la même façon, les pièces de cette maison, les meubles même et les objets de la chambre où nous nous trouvons s’en sont estompés comme des motifs de vent ; je sens bien, tandis que je vous parle, comme ils n’y sont plus du tout… »

Sans qu’il ait fait le moindre mouvement, le Diseur sembla recouvrer un équilibre intérieur qu’il avait été sur le point de perdre.

« Oui… fit-il avec précaution. Oui… Il n’y a plus que vous… À vrai dire, il y a aussi ce contact où je suis assis, ce soutien dans mon dos, mais cela ne m’intéresse pas. La réalité c’est qu’il n’y a plus que vous. »

Le Diseur regardait loin, son léger sourire semblait ne jamais devoir finir. Alors je laissai avec délices se refermer sur moi sa sollicitude absente.

« Je suis devenu ce qu’on peut appeler un rêveur inverse, articula-t-il. Au contraire de l’adulte qui dans ses rêves exulte ou souffre ce qu’il doit pour maintenir, éveillé, un accord suffisant avec le réel, au contraire surtout du bébé qui revit en rêve ses faits et gestes d’éveillé afin d’assimiler le flot d’information et de savoir-faire qui lui est asséné, ce que je rêve, êtres et choses, disparaissent de ma réalité, et moi de la leur. Qui vous a parlé de moi, ces dernières semaines ? Qui, alors que je vivais reclus ici, à me détacher du monde songe après songe – colossale entreprise d’ailleurs, dont j’ai heureusement compris assez tard, quand elle fut suffisamment avancée, l’enjeu et le but réels, faute de quoi j’y aurais renoncé sans même commencer – qui s’est inquiété de seulement savoir où j’étais ? Ne dites rien. Je comprends, au moyen de quelqu’un comme vous, que je devais avoir bien des amis, et de la meilleure qualité. Sans doute ai-je pris soin de les rêver en tout premier, les débarrassant du souci qu’aurait causé ma trop manifeste absence. Dès lors, vous en avez porté tout le poids. Je me souviens de vos visites où tous vos soins allaient à éviter ce thème. J’imagine assez que vous deviez en faire de même avec nos amis et même, c’est probablement là le plus pénible, dans le secret de vos pensées…

Venons-en maintenant à la partie que vous ignorez. Si mes rêves ont acquis cette faculté « inverse », c’est bel et bien que mon pacte avec le réel s’est rompu. Il n’y eut ni dispute, ni larmes ni mots amers, et les deux parties sont restées en excellents termes. C’est simplement qu’autre chose est apparu. Un autre côté, une autre réalité, différente, donc plus intéressante, donc plus belle. Que vous dire ? Je crois que c’est à peu près comme ici, il y a des villes et des orchestres, les gens vont aux bains de mer… Et tout est distinct… Je pense que savoir en quoi ne vous intéresserait pas. Vous ne le percevriez pas, à moins que l’autre côté ne décide de vous accueillir à votre tour… Quoi qu’il en soit, c’est dans cet autre côté que je me suis peu à peu installé durant ces deux mois, au fil d’une autre série de rêveries, où je le découvrais. Ces autres rêves, brefs au début, alors que mon énergie onirique passait surtout à couper méthodiquement l’infinité de fils qui me retenaient ici, ont gagné en longueur, en clarté. C’est ainsi que j’ai basculé, le long d’un équilibre se déplaçant infiniment lentement, sans rupture, sans point de non-retour franchi comme un sommet laborieusement grimpé, et pourtant, il y a bel et bien de l’autre côté une nouvelle maison avec deux chambres à l’étage. Je suis en ce moment dans la plus vaste, allongé sur le lit. Je dors, et naturellement je rêve à larguer ma dernière amarre. Vous avez bien compris : je rêve tout ceci – et ça n’en existe pas moins, pour vous – moi, vous, cette conversation, dans ce limbe entre nos deux résidences d’esprit ; après quoi chacun d’entre nous repartira dans son réel. Comme pour tous les autres, à ceci près que ni vous ni moi n’oublierons cette dernière rencontre. J’ai bien réfléchi, vous allez voir que tout est en place, qu’il ne peut en être autrement : vous allez me laisser dans quelques minutes en oubliant notre amitié, tous nos moments ; quand vous repasserez devant cette maison, vous ne la verrez plus. Tout ce que vous garderez pour vous c’est cette conversation avec un farfelu aimable. Mais alors vous vous souviendrez de chaque parole, comme elle fut prononcée, ce que vous en avez ressenti, et surtout, envers et contre tout, jamais vous ne douterez de la réalité de cette rencontre. Ce n’est pas là un vœu ou une recommandation : c’est un fait.

Quant à moi, avec ce même souvenir, je vivrai là-bas, découvrant comment on s’y rencontre et de quelle façon poussent les arbres. Ce seront des jours rieurs ou pénibles, peut-être même dangereux. Puis viendra le moment probable, que je n’aurai pas décidé – je serai bien incapable de le faire – où je me remettrai à rêver d’ici. Ce sera le début d’un retour par le chemin qui me voit partir maintenant. Mon premier rêve, bien sûr, sera alors de vous, de la porte que je laisse entr’ouverte de ce côté. J’arriverai et vous me reconnaîtrez et me guiderez vers les lieux et les gens que je déroulerai en songe. Je m’installerai à nouveau. »

Comme le Diseur se tut, je réalisai trop lentement que la coquille de mots où je m’étais logé allait disparaître soudainement, totalement, pour une durée que j’ignorais. Avant que ce ne fût trop terrible, le Diseur ajouta, sur le ton le plus détaché qu’il put :

« Je ne tarderai plus à me réveiller. Je nous souhaite de bons moments. »

 

C’est en me levant de ma chaise que je réalisai que je ne voyais plus le Diseur. Il avait disparu après sa dernière phrase, sans que je m’en aperçoive et alors même que je l’observais, ce qui ne faisait que confirmer son histoire : le Diseur qui me parlait n’était pas vraiment là où je le pensais.

Je gagnai la sortie sans penser à rien, mais avec le contact de la poignée de porte dans ma main surgit ce questionnement affreux : qu’allais-je trouver dehors ? J’arrêtai mon mouvement pour tenter de reprendre mes esprits, et tout ce que je reçus fut la certitude que mon savoir et ma représentation des gens et des décors qui m’attendaient derrière la porte m’échappaient comme de la fumée. Puis cette crainte qui submergea tout : et si l’on venait à m’ignorer aussi ? Alors qu’ici, dans la maison secrète que nul ne savait plus… Je sentis précisément ma place se faire dans cette usure placide, ces ombres accueillantes et sûres. Dans un dernier sursaut j’ouvris la porte et me ruai dehors en étouffant cris et sanglots.