UNE SEPARATION

 

 

 

 

 

            Il faisait presque nuit et tu te trouvais sur ce banc dans le jardin public. En réalité tu te serais attendu à ce qu’il fasse déjà complètement noir et que les grilles du parc soient fermées à ton arrivée, mais c’était la fin d’une de ces premières belles journées de la fin de l’hiver, peut-être en mars, peut-être dès la fin février. Un de ces premiers soirs sans nuages de l’année où tu constates, avec un peu de surprise, que la lumière est encore là plus tard que tu ne l’aurais pensé, et la température plus douce ; où tu sais enfin à coup sûr que l’hiver, encore une fois, finira.

            Pour clore cette journée agréable, oisive, pour savourer le long crépuscule un peu suspendu, tu as pris place sur ce banc et tu as regardé le square et son équilibre d’arbres, de lumière tombante et de lentes promenades. Tu as reconnu les multiples visages de ce premier soir de printemps, de cette parenthèse de paix et de repos : les derniers lecteurs esseulés sur un banc ou une chaise métallique, et un jongleur, là-bas, maniant des massues colorées sous un arbre centenaire ; des amoureux tranquilles et d’autres groupes, parfois plus nombreux, surveillant et régentant doucement un peuple d’enfants, sur les balançoires, le manège, près des cols-verts du plan d’eau. Il y a des gaufres et des poussettes ou des tricycles, un paon qui se fait prier et des poneys blasés. Des parents jeunes ou pas, des grands-mères, quelques gardiens du parc et une voiture qui s’avance doucement par l’allée principale, passe devant toi, s’arrête là, à quelques mètres : une voiture de police. Un gardien qui la rejoint et parle tandis qu’une vitre se baisse :

            « Cinq ans, un manteau blanc et un pantalon rouge… Cinq-dix minutes… Elle ne sait pas où il est passé. »

            Alors tu regardes à nouveau le square où rien n’a changé : ni les arbres, ni la lumière finissante, ni les jeux et les groupes lentement insouciants dans les allées. À peine y a-t-il là-bas cette femme dressée comme un I, quelques gardiens autour d’elle, au bout d’une autre allée et d’un autre jeu qui est allé trop vite, trop loin. Un simple groupe parmi les autres, qui ne fait pas de bruit, se fond dans le paysage. Et pourquoi, d’ailleurs, en serait-il autrement ? Se peut-il qu’au centre d’un moment de bonheur si solide et partagé, là-bas, dans une allée semblable aux autres, un monde tremble, s’émiette, s’écroule peut-être déjà ? S’écroulerait-il d’ailleurs, qui l’entendrait, dans ce coton béat qui ne veut pas savoir ? Toi ? Oui, toi peut-être, après tout.

Tu secoues ta torpeur. Cinq ans, manteau blanc, pantalon rouge. Tu regardes, tu cherches maintenant, tandis qu’une dernière question s’éteint lentement derrière tes yeux : est-il raisonnable qu’au terme d’une si belle journée, dans tant de plénitude, un enfant ait disparu ? Disparu, disparu, oui. Alors que depuis un banc du jardin public tu cherches du regard l’idée d’un enfant de cinq ans, manteau blanc, pantalon rouge, seul ce mot roule maintenant dans tes pensées. Ce mot et son cortège. Disparu. Recherche, attente, questions. Toujours. Pourquoi ? Toujours. Comment, où, quand ? Toujours, toujours jamais. Tu penses aux autres alors, aux affiches, à tous ceux qui ont dû commencer comme ça et qui sont maintenant de longues questions sans fin ni repos. C’est peut-être une autre attente, un autre pire dilaté qui commence là-bas, au bout de l’allée, entre quelques gardiens, dans ce groupe presque comme les autres, presque au diapason du square tranquille et satisfait dans la fin du long crépuscule, du square où tu ne trouves pas cet enfant et que tu ne comprends plus : comment donc ce décor peut-il rester le même, heureux sous la nuit qui tarde à venir ? Tout ne devrait-il pas s’abolir, englouti par ce qui commence peut-être là-bas dans les yeux, le ventre et le cœur de cette femme debout, un peu agitée, inconcevablement fondue dans le décor ? Que se passe-t-il d’autre, dans ce square, qu’elle et son enfant disparu ? Que peuvent peser face à eux, comment peuvent encore exister le crépuscule bonhomme, les rires, les lents marcheurs et le banc même où tu te trouves ? Tu n’en sais rien, tu ne te l’imagines même pas et pourtant tu es bien là. Car tu as cherché, c’est vrai, mais tu es resté , tu n’as pas parcouru le square en tous sens pour retrouver cet enfant coûte que coûte. Personne ne l’a fait du reste, sauf quelques gardiens, et personne d’autre ne le fera, pas même toi, et pourtant tu existes encore, inutile comme le reste, malgré cette femme au bout de l’allée et cet enfant que personne n’a trouvé.

Alors tu pars, tu ne peux rien faire d’autre que ne plus penser et fuir cet univers désormais scindé en deux parties trop séparées, et dont tu ne veux plus.

Tu sors du square et tu ne  comprends toujours pas, tu espères juste que tu oublieras, juste ça. La voiture de police est là et une autre femme en uniforme tend les mains à plat vers elle et les écarte rapidement.

« Il était rentré chez lui, tout seul », dit-elle.

Tu lèves la tête parce que les lampadaires s’allument, pour t’éclairer jusque chez toi et pour laisser enfin tomber la nuit.