LE SURSAUT ET LE MYSTERE

 

 

 

 

 

              Là où les badauds de la salle des ventes ne voyaient qu’un incompréhensible tableau

inachevé, je perçus le sursaut et le mystère qui retinrent mes pas.

              Le sursaut : celui du personnage principal, et unique alors, du tableau. Assis  à son bureau, totalement excentré vers la droite ; une lampe allumée posée sur le meuble et derrière lui ce qui pouvait être une fenêtre donnant sur une nuit faiblement étoilée. Il tenait une plume et sursautait, relevant brusquement les yeux vers l'autre extrémité de la pièce et du tableau. J’ai stoppé devant ce sursaut, cette brièveté figée, cette attitude qui ne dure qu'une fraction de seconde captive dans une éternité de toile et de peinture.

              Mais pourquoi ce mouvement, cette surprise un peu effrayée ? C’était là le mystère : le regard du personnage entraînait avec lui la lumière de la lampe et lui faisait traverser par un invisible procédé le reste du tableau, entièrement noir, pour aller s’élargir à son extrême gauche en un halo à peine discernable où n’apparaissait rien.

              Ce mystère m’a retenu. La cause de ce frémissement, ce qui faisait se crisper cette main autour de cette plume éternellement suspendue, la raison d’être même du tableau ainsi cachée, omise, bâclée ? C’était mieux que ça, bien sûr : le pâle cocon de lumière vide était simplement livré en pâture à l’imagination ! Et quel cadeau ! “Inachevé”, disaient-ils, dédaigneux, et ils partaient voir ailleurs ! S’ils avaient su comme moi se laisser aspirer par cette incomplétude, ils y auraient trouvé les limites de leurs plus improbables fantaisies…

              Auteur inconnu, valeur marchande indéfinie, ce tableau était pour moi et j'en devins facilement le propriétaire.

              Je le pendis dans mon salon le soir même et passai la nuit assis face à lui, à m’enfoncer en ce qu’il avait de manquant, d’ouvert.

 

              Ce que j’attendais commença dès les premières lueurs de l’aube : je distinguais alors nettement la porte ouverte et la haute silhouette d’un second personnage entrant dans le tableau. Dès lors, la lumière de la lampe restait confinée au bureau et ne traversait plus la toile par des chemins invisibles et absents. Restaient l'ineffable sursaut figé, l'équilibre général rétabli par la simple et sombre silhouette du mystérieux visiteur, et toujours dans mon esprit les questions et les songes qu’agitait la toile toujours incomplète. J’eus peur toutefois, peur que mon tableau ne se termine, ne se conclue tout à fait, catégorique, indiscutable, insupportable. Ainsi, dans l’après-midi, le personnage principal ne sursautait plus. Ce moment et cette attitude si habilement captés par l’artiste s’étaient échappés en se prolongeant : après avoir si longuement tressailli, mon personnage s'était raidi et dans son regard la surprise avait définitivement fait place à la peur. Par la fenêtre du tableau on voyait encore la nuit, mais la pièce semblait s'être éclaircie, et surtout le visiteur était maintenant  bel et bien entré et non plus, comme le matin, en partie masqué par la porte. Au crépuscule enfin je vis précisément le chapeau à large bords, le nez à l'arête brisée et le manteau usé d'un homme de grande taille. Je me rassurai alors : parvenu assez loin dans la béance de la peinture inconclue, j’avais trouvé dans un de ses recoins une intrigue en suspens, qui n’attendait que mon regard pour reprendre son cours et atteindre son terme, si tant était qu’elle en eût un. Je ne me souviens pas avoir quitté mon fauteuil, mais qui sait de quel pli de mon abîme de toile j’examinais alors la scène, toujours plus claire malgré l’obscurité qui enveloppait la pièce.

La nuit venue, le sinistre visiteur s'était encore avancé de deux pas, et le visité avait lâché sa plume pour se placer complètement de profil, les traits plus que jamais marqués par la terreur. Il était encore assis mais donnait l'impression d'être sur le point de se lever ou de tomber à la renverse. Mon impression (ou mon désir?) d’être incrusté dans la toile était totale, et je décidai de ne plus perdre une miette de l'action, de ne plus me contenter de surprendre mes personnages dans des postures chaque fois différentes, mais de les voir enfin se quereller, lutter ; assister, qui sait, à un crime ! Absorbé par ces pensées, je cessai un instant de regarder, et ce fut suffisant pour qu’une nuance de colère vînt se mêler à l'effroi ressenti par le personnage du bureau. Sans le quitter des yeux et prisonnier en lui, j'imaginais autour de mon tableau bien des histoires que je n'aurai pas le temps d'écrire (et que, toutes, je redoutais de voir finir, tant j’avais l’impression que le tableau, en arrivant ainsi au terme de son parcours, en s’achevant, ne pouvait que se refermer sur moi comme un tombeau).

Qu'est-ce qui valait à mon personnage la visite, l'intrusion nocturne de ce colosse ? Etait-il rejoint par une vengeance qui le poursuivait depuis des lustres ? Etait-il sur le point de payer le méfait originel qui lui avait permis de s'installer à cet élégant bureau, dans son hôtel particulier ? Car l'autre était furieux et venait pour tuer, j'en étais certain maintenant, et d'autant plus passionné et anxieux. Combien d'heures les ai-je donc surveillés sans qu'ils bougent ? Je gardais les yeux rivés sur eux, convaincu qu'ils allaient finir par céder, mais c'était pour somnoler et me réveiller parfois en sursaut devant une scène toujours différente. De cette nuit je garde le souvenir d'un sommeil habité par un géant renversé dans la boue devant un fiacre et d'un rire de femme moqueur. Puis, devant moi, deux personnages qui se font face, la lame d'un couteau près de la lampe. Un duel, une dispute et des coups échangés devant une taverne, un homme qui se jette d'un pont et le rire qui se brise en sanglots pour un homme qui déchire sa robe de nuit en la traitant de putain alors que sous mes yeux c'est le bureau bousculé, la lueur d'un presse-papiers qu'on jette et enfin, peu après l'aube, quand je me réveille tout à fait, le grand inconnu seul derrière le bureau et les papiers en désordre. Debout, les bras le long du corps, il regarde devant lui, hors de la toile, sa victime.

              Mon tour est venu : épuisé et furieux, je me jette sur le visiteur - et tombe nez à nez avec une toile devenue noire, d'où émergent quelques points comme des étoiles trop pâles.

 

              J'ai placé le tableau dans mon bureau. Je l'ai suspendu devant la fenêtre, qu'il recouvre complètement. Ainsi, malgré le soleil du dehors, ici, dedans, c'est la nuit. La pièce n'est éclairée que par la lampe allumée près de moi. Je finis d'écrire sur des feuilles volantes ce que je sais de cette histoire encore inachevée. J'ai à portée de ma main un lourd presse-papiers de bronze, et comme il est temps de mettre un terme à cette malédiction, j'ai pris soin de placer dans mon tiroir un revolver. Bientôt il me faudra encore envoyer du regard un peu de lumière vers la porte qui s'ouvrira en me faisant surs