TRIPTYQUE
« Je
cherche en même temps l’éternel et l’éphémère. »
Georges Perec
VISITE
Un sursaut qui m'a stoppé : celui du
personnage principal, et unique alors, du tableau. Assis à son bureau, totalement excentré vers la
droite ; une lampe allumée posée sur le meuble et derrière lui ce qui pouvait
être une fenêtre donnant sur une nuit faiblement étoilée. Il tenait une plume
et sursautait, relevant brusquement les yeux vers l'autre extrémité de la pièce
et du tableau. C'est cela qui a retenu mes pas dans la salle des ventes où je
flânais : ce sursaut, cette brièveté figée, cette attitude qui ne dure qu'une
fraction de seconde captive dans une éternité de toile et de peinture.
Puis son regard, un regard qui
entraînait avec lui la lumière de la lampe et lui faisait traverser par un
invisible procédé le reste du tableau, entièrement noir, pour aller suggérer à
son extrême gauche - suggérer, car alors rien de cela n'était encore peint ou
révélé - une porte entrouverte et une haute silhouette qui s'apprêtait à entrer
mais n'était encore qu'en dehors du tableau.
Auteur inconnu, valeur marchande
indéfinie, ce tableau était pour moi et j'en devins facilement le propriétaire.
Je le pendis dans mon salon le soir
même.
Le lendemain, mon premier regard fut
pour lui et m'apporta une première déception : je distinguai nettement la porte
ouverte et la forme du second personnage qui entrait dans le tableau. Ce que
j'avais pris, engoncé dans les ombres de la salle des ventes, pour une géniale
et inexplicable suggestion de l'artiste
n'était plus, avec le grand jour qui entrait dans mon salon, qu'une simple
représentation. Dès lors, la lumière de la lampe restait confinée au bureau et
ne traversait plus la toile par des chemins invisibles et absents. Restaient
toutefois l'ineffable sursaut figé et l'équilibre général rétabli par la simple
et sombre silhouette du mystérieux visiteur.
Le reste de la journée précipita la
flétrissure des mérites que j'avais décelés dans mon tableau. À
la lumière de l'après-midi, l'examen de la toile me montra que le personnage
principal ne sursautait plus. Ce moment et cette attitude si habilement captés
par l'artiste s'étaient échappés en se prolongeant : après avoir si longuement
tressailli, mon personnage s'était raidi et dans son regard la surprise avait
fait place à la peur. Déçu, je continuai tout de même d'examiner la scène, car
avec ma déception croissait l'attraction que le tableau exerçait sur moi. Je ne
sortis pas de la journée et inventai à mon seul usage des prétextes futiles qui
me permettaient de rester au salon pour jeter à la toile des regards de plus en
plus longs et rapprochés. Même si, par la fenêtre, on voyait encore la nuit, la
pièce semblait s'être éclaircie, et surtout le visiteur était maintenant bel et bien entré et non plus, comme le
matin, en partie masqué par la porte. Au crépuscule je voyais précisément le
chapeau à large bords, le nez à l'arête brisée et le manteau usé d'un homme de
grande taille. Je sus alors que mon tableau me disait une histoire et que pour
m'en faciliter l'examen le personnage du bureau me prêtait ses yeux plus
habitués que les miens à l'obscurité qui enveloppait la pièce.
Le temps pour moi de fermer les
volets du salon sur la nuit venue, le sinistre visiteur s'était encore avancé
de deux pas, et le visité avait lâché sa plume pour se placer complètement de
profil, les traits plus que jamais marqués par la terreur. Il était encore
assis et donnait l'impression d'être sur le point de se lever ou de tomber à la
renverse. Alors je décidai de ne plus perdre une miette de l'action, de ne plus
me contenter de surprendre mes personnages dans des postures chaque fois
différentes, mais de les voir enfin se quereller, lutter ; assister, qui sait,
à un crime, confortablement assis dans mon salon! Je plaçai rapidement un
fauteuil face à la toile, et quand je reposai les yeux sur elle une nuance de
colère était venue se mêler à l'effroi
ressenti par le personnage du bureau. Sans le quitter des yeux, j'imaginais autour
de mon tableau bien des histoires que je n'aurai pas le temps d'écrire.
Qu'est-ce qui valait à mon personnage la visite, l'intrusion nocturne de ce
colosse? Etait-il rejoint par une vengeance qui le poursuivait depuis des
lustres? Etait-il sur le point de payer le méfait originel qui lui avait permis
de s'installer à cet élégant bureau, dans son hôtel particulier? Car l'autre
était furieux et venait pour tuer, j'en étais certain maintenant, et d'autant
plus passionné et anxieux. Combien d'heures les ai-je donc surveillés sans
qu'ils bougent? Je gardais les yeux rivés sur eux, convaincu qu'ils allaient
finir par céder, mais c'était pour somnoler et me réveiller parfois en sursaut
devant une scène toujours différente. De cette nuit je garde le souvenir d'un
sommeil habité par un géant renversé dans la boue devant un fiacre et d'un rire
de femme moqueur. Puis, dans le tableau, deux personnages qui se font face, la
lame d'un couteau près de la lampe. Un duel, une dispute et des coups échangés
devant une taverne, un homme qui se jette d'un pont et le rire qui se brise en
sanglots pour un homme qui déchire sa robe de nuit en la traitant de putain
alors que dans le tableau c'est le bureau bousculé, la lueur d'un
presse-papiers qu'on jette et enfin, peu après l'aube, quand je me réveille
tout à fait, le grand inconnu seul derrière le bureau et les papiers en
désordre. Debout, les bras le long du corps, il regarde devant lui, hors de la
toile, sa victime.
Epuisé et furieux, je me jette sur
le visiteur - et tombe nez à nez avec une toile devenue noire, d'où émergent
quelques points comme des étoiles trop pâles.
J'ai placé le tableau dans mon
bureau. Je l'ai suspendu devant la fenêtre, qu'il recouvre complètement. Ainsi,
malgré le soleil du dehors, ici, dedans, c'est la nuit. La pièce n'est éclairée
que par la lampe allumée près de moi. Je finis d'écrire sur des feuilles
volantes ce que je sais de cette histoire encore inachevée. J'ai à portée de ma
main un lourd presse-papiers de bronze, et comme il est temps de mettre un
terme à cette malédiction, j'ai pris soin de placer dans mon tiroir un
revolver.
Bientôt il me faudra encore envoyer
du regard un peu de lumière vers la porte qui s'ouvrira en me faisant surs
ÉPILOGUE
Sur le feu, le couvercle de la
casserole, ballotté et impuissant, ne peut retenir les bouffées de vapeur qui
lui échappent comme des soupirs de rage. Dans la poêle voisine mijotent
ensemble tomates, thon, origan... Un cendrier avec quelques mégots froids, sur
la table collée contre la paroi où s'ouvre le passage vers le salon. Là, sur la
table, une guitare, ou quelque chose de ressemblant, abandonnée ; une enveloppe
décachetée, une lettre, une photo : un couple, sa main dans ses cheveux, ses
bras autour de sa taille, posant devant un monument parisien ; un autre
cendrier, avec d'autres mégots froids.
Et plus loin, sur le balcon, l'homme
regarde dans la rue, quelques étages plus bas.
C'est le soir qui tombe et un cercle
de voitures aux phares allumés, un concert de klaxons frénétiquement actionnés
par des entités rabougries et sourdes, dans la rue. De part en part du cercle,
le ruban de bitume est agité de convulsions, de soubresauts dont les flux et
reflux viennent mourir sous les pneus des voitures, et sur le tremblement de
terre rageur et minuscule, tout en luttant pour conserver leur équilibre, le
sphinx et la licorne se lancent par-delà les murailles grises et mouvantes de
vains sortilèges hagards, denses, électriques et bleus. Mêlée crépitante de sol
compact et de sabots, grincement d'asphalte et de membres griffus, colère
tourbillonnante des deux créatures dansant dans les lumières de la malédiction
et de l'immobilité hystérique qui les contient, fureur contemplée par un
spectateur impavide, sur un balcon, quelques étages plus haut. Il ne sourcille
pas quand les ondes de bitume se font graduellement plus brèves et molles, puis
finissent par disparaître complètement, tandis que toutes les constructions de
la ville commencent à fondre, à s'abîmer dans la bonace grise qui s'étend en
éloignant vertigineusement les uns des autres protagonistes et spectateurs
d'une bataille déjà oubliée. Il ne soupire pas quand les klaxons finissent par
se noyer dans la distance et quand le tapis obstiné, opaque et plan qui s'étend
vers le sud dans un couloir de montagnes semble buter sur l'horizon, au-delà
duquel on ne perçoit plus sa progression. Quand il ne reste plus, quelque part
dans cette immensité, qu'une colonne de lumière alliant la consistance de la
lumière à la couleur d'un cri, l'homme a juste le temps de se demander si son
immeuble n'a pas fondu comme les autres, puis il se retrouve seul, debout dans
le désert nu et dur qu'il a vu naître quelques étages sous ses pieds. À
peine amorce-t-il un coup d'œil circulaire qu'un souffle paraissant la course
d'un sphinx le précipite dans le puits béant derrière lui. Dans sa chute il
tend le bras vers la paroi et c'est un raclement de griffes sur un matériau
glacé et rugueux ; il veut voir où il tombe mais il est aveuglé par sa crinière
que le vent rabat devant ses yeux.
*
Quand le sphinx revint à lui, il se
souvint de sa chute mais pas d'avoir heurté le sol. Il était pourtant bien
couché dans une pièce nue, baignée d'une lumière dure et incolore qui
n'émergeait de nulle part, si ce n'était de la dizaine de colibris transparents
qui s'ébattaient dans une cage invisible pendant du plafond. Quand il se
redressa et perçut la présence du nain, il ne sut si celui-ci venait d'entrer
(mais par où?) ou s'il avait toujours été là à attendre son réveil.
Le petit homme soupira puis dirigea
vers le sphinx un regard fatigué escorté d'un vague sourire, tandis qu'il
prononçait :
"Bon... Jouons."
en
lui lançant un dé qui rebondit sur le sol et disparut avec un petit bruit mou
au moment où la griffe du sphinx allait l'aplatir.
"Un vieux chiffre, qu'on a tous
oublié depuis longtemps, dit le nain. Il revient, parfois, gratter la porte de
la mémoire, mais c'est pour se replonger aussitôt dans l'oubli. Par dépit, je
suppose.
-
Ou par moquerie? avança le sphinx.
-
Non, par dépit... Et puis par colère, par rancune. Nous n'avons pas su le
conserver, c'est bien fait pour nous."
'Les jeux sont faits, alors"
reprit le nain après une pause. Puis il tourna le dos au sphinx et sembla se
diriger vers une porte imaginaire que lui seul pouvait voir dans la paroi lisse
qui lui faisait face. Il se retourna avant de sortir :
"Et d'ailleurs, quelle est la
couleur de l'amour? Prends bien ton temps avant de répondre."
Puis il disparut, alors que le
sphinx survolait déjà une spirale de pièces identiques à celle où il s'était
réveillé, chacune avec son sphinx, son nain et son lumineux tumulte de
colibris. Il s'immobilisa enfin dans un espace vide. Ses pattes reposaient sur
un sol ferme, un peu accidenté, invisible. Deux apparitions, enveloppées dans
des toges de cristal mélodieux, se matérialisèrent devant lui et enveloppèrent
son corps dans un tourbillon d'images éphémères, exténuantes : une femme, la
cuisine puis la lettre, un homme planté sur un balcon, en train de regarder sa
main jouer dans les cheveux blonds d'une compagne qui sourit devant un monument
de papier glacé puis, devant lui, arrogante, pure assurance, pur défi, son
ennemie la licorne, les yeux en feu, un sort bouillant sur les lèvres. Le
sphinx lança sa griffe en rugissant, mais son adversaire avait déjà disparu, et
il n'eut pas le temps de finir son geste qu'une corne démesurée, tonitruante,
le transperçait de part en part.
Il se retourna, furieux, tous ses
muscles tendus pour desserrer l'étreinte de la douleur. Personne. Seul le nain,
revêtu d'une toge volée à l'une des apparitions, riait bruyamment,
narquoisement, en le regardant. Pour lui arracher le secret de la couleur de
l'amour, le sphinx bondit vers lui.
*
Il retombe sur le néant d'asphalte
et se met à tourner sur lui-même, furieux, écumant. Puis elle est là, devant
lui, seule et souriante devant le monument. Elle danse, une danse de joie et de
solitude insouciante. Elle ne pose pour aucun photographe, et ses bras ne
cherchent pas, pour l'étreindre, la taille d'un compagnon. Il court vers elle
et elle danse en reculant à toute vitesse, avec le monument, jusqu'aux confins
de l'esplanade qui noie la vallée, de plus en plus lointaine et minuscule, de
la taille, enfin, de la photo posée sur la table près de la guitare, de
l'enveloppe, des mégots froids et de l'homme qui pleure. Dans la cuisine, le
feu est éteint et le couvercle est retombé, immobile, sur la casserole.
Il pleure parce qu'on ne peut pas
lutter toujours. Il pleure parce qu'elle ne l'aime plus, ou ne l'a jamais aimé,
parce qu'il est trop loin. Il pleure l'amour qui sait s'habiller de multiples
couleurs et qui a pris pour lui, ce soir, la couleur du chagrin.
RADIO-RÉVEIL
J'ai encore le radio-réveil que mes
parents m'ont offert pour mes dix ans. Toute ma vie, depuis, il aura baigné mes
nuits d'une lueur verdâtre, électrique et douce, sans troubler le moins du
monde mon sommeil. À l'école, au collège, à l'université, à Paris,
Londres ou Buenos Aires, il m'a réveillé chaque matin avec, au hasard, de la
musique ou des actualités. Tchernobyl, le Mur de Berlin, le coup d'état à
Washington et la mort de Carlos Velasquez, c'était lui. Sinon, en dehors de ces
circonstances exceptionnelles, j'ai vite pris l'habitude, avant de me réveiller
pour de bon, de le rêver quelques minutes sous la forme d'un présentateur
compassé piégé dans un poste de télévision ou comme un chanteur faisant son
numéro pour moi seul dans le hall de gare où j'étais installé dans un
confortable fauteuil d'orchestre tandis que le reste du public courait,
indifférent, vers des trains ou des fusées, quand ils ne se penchaient pas sur
des assiettes indistinctement remplies, pour peu que la gare, un peu à mon
insu, se soit transformée en restaurant ; en terrain de football, en forêt, en
cimetière... auquel cas je me réveillais tout à fait. Je finissais toujours par
me réveiller, de toute façon. Alors j'ai appris à utiliser la touche magique et
sournoise, la seule du radio-réveil qui ne s'enfonce pas, qui réagit au simple
toucher. La plus grande aussi, assez grande pour qu'en posant au hasard, dans
le noir-vert électrique, la main sur l'appareil, on ait toutes les chances de
la toucher. La plus tentante.
Par la vertu d'un geste assez simple
pour se muer rapidement en réflexe, l'insolent appareil - qui s'ingéniait à
sonner le glas de mes rêves au moment le plus mal choisi - replongeait dans le
silence pour neuf minutes. Neuf minutes de rien. Neuf minutes qui
n'appartenaient plus à une nuit déjà finie. Pourtant, je me rendormais alors,
et j'ai même développé la faculté de reprendre le cours d'un rêve trop cruellement
interrompu, en pleine conversation avec un ami disparu, au moment de dégrafer -
enfin! - le soutien-gorge d'une amie ou de l'inconnue croisée la veille dans
une boulangerie, au moment de dribbler le dernier défenseur allemand devant un
but désert. Et je rappuyais autant de fois qu'il le fallait, jusqu'à ce que je
tire sur le poteau ou que j'avale de travers une grosse miette de pain. Je
rappuyais pour neuf minutes qui n'appartenaient pas à un jour où je n'avais pas
encore la force ou la volonté de plonger. Neuf minutes de rien.
Effleurer cette touche, tourner un
bouton, des gestes simples, trop simples. Et reposer avec un peu de hargne la
tête sur l'oreiller pour aller y chercher un lambeau de rêve supplémentaire,
une petite aumône de plus du sommeil qui file.
J'ai encore le radio-réveil que mes
parents m'ont offert pour mes dix ans. À l'époque, je pensais souvent, sans trop
y croire, au moment où j'aurais trente ans. Et à la suite que, par un raccourci
qu'on n'ose tranquillement qu'à dix ans, je considérais en somme comme la fin.
Trente ans, quand j'étais enfant, ça me paraissait un âge canonique, le 31
décembre et la messe de minuit de l'existence. Je me demandais d'ailleurs
comment les adultes ne sombraient pas dans le désespoir en voyant la fin si proche
- ils étaient tellement différents, de toute façon, allez les comprendre. Mon
cas personnel, par contre, ne m'inquiétait pas encore. Trente ans, c'était si
loin. J'avais toute la vie devant moi, jusqu'à trente ans, et d'ailleurs je ne
pensais pas sérieusement que j'allais avoir trente ans un jour. On est
raisonnable, à dix ans, et puis on réalise, et alors il faut bien se consoler :
je me réveillais parfois la nuit, plus ou moins fréquemment selon l'âge, le
lieu et l'occupation. En ce moment, c'est rare. La voix verte et silencieuse
m'informait aussitôt qu'il était, par exemple, trois heures vingt du matin, et
je me retournais avec délice dans mes draps en pensant à toute cette nuit qui
m'attendait encore. Ou alors, autre exemple, il était six heures trente et je
notais, satisfait, qu'il me restait encore un peu de sommeil. Et les mêmes
réactions, en raccourci, quand je me réveillai pendant les fameuses neuf
minutes. Encore sept? Ouf! Moi qui croyais que c'était fini! Encore deux, et je
me retournais en vitesse contre l'oreiller pour aller chercher le trésor que le
rêve ne m'avait pas encore livré - et qu'en général il ne m'accordait pas.
J'ai vécu comme ça, en pensant à un
futur que je savais limité mais qui m'a toujours paru suffisant, en arrêtant de
le comparer au passé. J'ai eu trente ans et ce n'était pas grave. Ça faisait
vingt ans que j'y pensais, à avoir trente ans. Un bon bout de temps. Et il me
restait une fois, au moins, deux fois, statistiquement et qui sait, trois fois
ça, trois fois vingt ans. Pas de souci à se faire. Ç'a été mon dernier regard
en arrière, mon dernier calcul de la sorte. Il aurait été dangereux de
continuer. Quand je me réveillais la nuit, je savais bien que le radio-réveil
finirait par sonner, mais ce qui me faisait plaisir, c'était tout le temps qui
me restait avant.
J'ai vécu comme ça, en pensant au
temps qu'il me restait, même et surtout quand la perspective de la sonnerie
finale s'imposait à moi et m'interrogeait : qu'est-ce que tu vas en faire, de
ce temps? Et à quoi ça t'avance? Des questions qui se laissaient facilement
diluer dans la vie familiale, professionnelle, la vie, quoi. Mais maintenant...
On a le temps de réfléchir, dans une chambre d'hôpital, surtout quand on y est
depuis des mois et qu'on a encore le radio-réveil de ses dix ans.
Je ne le fais plus sonner. À
mon âge, même malade, on s'endort sagement après avoir regardé la télévision et
l'on se réveille tout naturellement sept ou huit heures après. Même la sieste
n'excède pas une heure. Je n'ai pas toujours aussi bien maîtrisé mon sommeil.
Longtemps, j'ai aplati inlassablement ma main, toutes les neuf minutes sur mon
radio-réveil, jusqu'à ce qu'il flanche et me laisse tranquille jusqu'à midi.
Même quand j'ai perdu le goût des grasses matinées, il a fallu me forger la
volonté nécessaire pour m'extraire du lit après deux ou trois sonneries. Bouge!
Quand faut y aller, faut y aller! Maintenant mon radio-réveil me donne l'heure
et un peu de musique, mais il ne sonne plus. Finies, nos petites bagarres du
matin, on est copains, comme deux vieux frères. Par contre, à côté de lui, sur
ma table de nuit, il y a ce bouton. La médecine a fait des progrès
considérables : dès que je ressens la douleur, moins qu'une douleur, la gêne
qui promet de me précipiter dans l'au-delà, je n'ai qu'à tourner le bouton qui
m'envoie, via l'échafaudage électro-médical qui équipe mon chevet, de quoi
tenir encore un peu, jusqu'à la prochaine gêne. Les médecins pensent que je
peux durer longtemps comme ça. Combien de temps exactement, ils n'ont pas l'air
de savoir, mais probablement longtemps. C'est si simple, après tout, de tourner
ce bouton, aussi simple que d'épousseter la grande touche de mon radio-réveil,
la seule qui ne s'enfonce pas.
C'est justement grâce à elle que
j'ai appris à me méfier des gestes trop simples qui ne résolvent rien, qui ne
servent qu'à rester collé à d'inutiles miettes de songes. Quand faut y aller...
Avec tout le temps que j'ai passé à
réfléchir dans cette chambre, je ne crois pas que ma vie entière va défiler sous
mes yeux en une seconde. Je me contenterai d'entrevoir un tas d'os dans un
suaire vert électrique et une grande faux qui sifflera une vieille chanson
entendue il y a longtemps, dans un hall de gare ou sur les lèvres d'une belle
inconnue.