VENDREDI SOIR
Les
vendredis soirs m’ont toujours sourdement énervé. Car n'est-ce pas, quand on ne
sort pas de la semaine pour se coucher tôt pour aller trimer le lendemain, il
faut faire quelque chose, le vendredi
soir. Vite, il faut profiter du week-end, de cet espace de loisir si précieux
et évanescent. Parce que pendant la semaine... Oui, mais si certains vendredis
soirs on n'a pas envie de... Envie!? Késako, envie? Bien sûr qu'on a envie,
enfin, la question ne se pose pas ! Tout le monde fait quelque chose, le
vendredi soir. Alors, quand les vendredis soirs ne me jetaient que dans les
bras de la solitude affalée de tout son long sur le week-end, c’était la
tournée des autres, qu’est-ce que tu fais, qu’est-ce qu’il y a au ciné, on va
boire un coup, etc. Et puis, ceux où il n’y avait rien à faire, personne à
appeler, ou pas envie, ne pas les prendre au tragique. Se dire qu'on est normal
quand même, malgré ce qu'insinue l'animation forcée du vendredi soir, dans la
rue sous votre fenêtre.
Mais il
n’y a pas que ça. Maintenant que nous sommes installés, avec Audrey, dans une
paisible vie de jeune couple professionnel, ils m’énervent toujours, les
vendredis soirs. Le nombre des verbes a changé, qu’est-ce que vous faites, et
on a beau être à deux, on est toujours seuls, alors que la vraie solitude, si
précieuse et difficile à apprivoiser, a disparu avec le courage forcé de rester
chez soi. Seul reste l’ennui, bête.
Les vendredis soirs m’ont toujours sourdement énervé. Sourdement, c’est à dire que la plupart du temps j’arrive à l’oublier. Et de temps en temps, sans raison, il en arrive un qui m’ouvre les yeux et réveille la vieille rage, comme celui dont je parle. Mais à quoi bon lutter? On s’était donc retrouvés (combien étions-nous? Six, sept...?) dans un de ces bars conçus pour diluer, en les éclairant, l’ennui du vendredi soir, l’installation, la norme, tout ce ronron assourdissant. On sirotait des bières assez bonnes et plutôt chères aux noms évocateurs de vieilles pierres et de pavés, de froids humides dépourvus de neige. J’ai laissé la conversation se poursuivre sans moi après un fade avis sur le dernier livre de Daniel Pennac ou pendant l’éloge, par X..., d’un obscur et formidable court-métrage pakistanais qu’il était le seul à avoir vu et dont, au reste, tout le monde se foutait. J’ai laissé la conversation et me suis tourné vers Audrey, à côté de moi au bout de la table. Audrey a des yeux bleus très intelligents et des traits fins bien disposés sur un visage un peu allongé mais bien enrobé dans des cheveux blonds et souples où je passai alors machinalement la main, comme j’aime le faire. Elle a sèchement secoué la tête avant de poser sur moi des yeux étonnés, intéressés, coléreux, très beaux.
“Mais!
Ne te gêne pas, toi!”
Ça
aurait dû me faire réagir. Ça a plutôt fini de m’éteindre. J’ai arrêté de
penser, pour de bon, et je suppose que je l’ai regardée avec des yeux de veau
lobotomisé, comme j’aurais regardé mon verre, les mains sur la table. Il ne
faut pas trop m’en demander, certains vendredis soirs, mais Audrey, espiègle,
poursuivit:
“Alors
comme ça, à peine entré dans un bar, tu files caresser les cheveux de la
première jolie fille que tu vois.”
Je
chassai mon allure bovine.
“En
général, oui, c’est ce que je fais.
- Ha! Et tu vas me faire croire que ça marche...
- A cent pour cent. Toutes me parlent. La preuve.
- Pas trop longtemps, j’imagine.
- Faut voir. Mais peut-être que tu faisais allusion à
autre chose. Moi, j’essaie juste de trouver un terrain d’entente.
- Un terrain avec des draps dessus, non?
- Tu insistes! Ce n’est pas moi qui l’ai dit...
- Parce que tu n’y penses pas peut-être?
- Si on pense tous les deux à la même chose, je ne vois
pas où est le problème.”
Je
laissai un très court silence, juste pour vérifier qu’elle ne me collait pas
une paire de claques avant de me planter là – elle en était capable, mais aussi
trop intelligente pour faire ça – et je repris :
“Et puis
ça suffit. A quoi bon chercher des noises à un sympathique inconnu comme moi ?
Tu me connais à peine, après tout...
- Justement ! hoqueta-t-elle. Ça alors... Des noises...
Mais c'est toi qui..."
Elle
était désarmée, et de toute façon elle aussi devait penser qu'il y avait des
choses plus intéressantes à faire que la guerre. Elle me répondit en penchant
un peu la tête sur le côté, comme pour m'inviter à l'armistice, au repos :
"Si
au moins les sympathiques inconnus se mettaient à me dire des choses gentilles.
- " Des choses gentilles."
- C'est pas drôle, fit-elle avec une moue blasée.
- Il faut savoir si tu veux que je te dise des choses
gentilles ou des choses drôles.
- Justement, tiens, si tu me disais les deux à la fois?
- ...
- Allez, c'est pas grave. Je comprends que ça t'épuise,
de réfléchir. Ne va pas te faire de mal, je commence juste à te trouver
supportable.
- Attends. Tu connais l'histoire de la jolie blonde qui
demande à un type de lui dire des choses gentilles?
- Oui...
- Elle est drôle, hein?"
Elle
continua juste de sourire, en me regardant.
"
Et tu connais la suite? ajoutai-je en me levant.
- Oui. Ils s'aperçoivent qu'ils ont des amis communs à la
table.
- Alors ils les plantent là.
- Ils sortent.
- Elle habite à deux pas.
- Toute la nuit elle fait des rêves...
- ...érotiques...
- ...où il apparaît. Et le matin...
- ...elle s'aperçoit que ce n'étaient pas des rêves!"
Elle rit
aux éclats.
"Je
la connaissais par cœur! Elle est stupide, mais vraiment très drôle!"
J’ai
bien dû dormir un peu, puisqu'en me réveillant j’ai été rassuré de constater
que la blonde de la veille était en fait Audrey. Ça m’a fait rudement plaisir.
Ça me fait plaisir, aussi, qu’Audrey non plus n’aime pas les vendredis soirs,
sauf exceptions : ceux où on ne s’est encore jamais vus, où je suis un beau
ténébreux et où elle, jolie fille un peu insolente partie seule à l’aventure
dans un bar, me prend dans ses filets blonds et bleus.
Les
vendredis soirs où l’ennui perd une bataille et où Audrey rit aux éclats.